Parcours de l'œuvre de Stefano Gervasoni

par Philippe Albèra

Dès sa première pièce, Die Aussicht [1985/rév. 2003], Stefano Gervasoni présente un univers musical et expressif très personnel, même si l’influence de Webern y est patente ; cette œuvre témoigne d’emblée de son attirance pour une expression intimiste et délicate, pour un lyrisme contenu et pur, fragile, qui caractérisera l’ensemble de sa production. Le texte choisi est l’un des poèmes tardifs de Hölderlin signé Scardanelli, célébration d’une nature lumineuse qui s’oppose à l’obscurantisme du temps, et dans laquelle le sujet se console de son impuissance à changer le cours des choses (les verbes « glänzen » et « erglänzen » [briller] ont une position stratégique dans chacune des deux strophes). Le lien entre l’écriture et le contenu, la réflexion sur la situation même du compositeur dans son époque, sont ainsi présents dès cette œuvre liminaire. La formation qui entoure la chanteuse est elle-même originale : les deux instruments mélodiques, clarinette et alto, anticipent et prolongent la voix dans leurs solos du début et de la fin, les trois percussions créant un espace harmonique dans lequel les sonorités jouent un rôle prédominant ; elles débouchent parfois sur des formes de symbolisme musical, notamment lorsque l’image du ciel engendre des sons cristallins. On trouve en puissance toutes les particularités d’un univers musical qui va se déployer rapidement dans les œuvres suivantes : le climat poétique, qui est à la fois pure intériorité et recherche existentielle, et par lequel Gervasoni soumet le travail compositionnel aux pouvoirs de l’imaginaire ; l’élaboration d’un monde sonore d’une grande richesse, subtil, raffiné, expressif, mais aussi organique, et qui capte immédiatement l’attention. Les deux dimensions sont liées : la poésie de la musique gervasonienne provient de la magie sonore qu’instaure chacune des œuvres, de même que celle-ci est suscitée par un rapport poétique au monde où, à l’image de Hölderlin, le sujet est déchiré entre célébration et résignation.

Si l’on s’attache aux autres pièces vocales du compositeur, on relève une attirance nette pour des textes lapidaires, riches de réflexions qui touchent à l’essence des phénomènes et des sentiments. Sensibilité et réflexion sont incrustés dans l’écriture : dans les poésies choisies comme dans la musique, contenu et forme sont indissociables. C’est dans la manière même de dire les choses qu’est le sens : on ne peut ni réduire la musique de Gervasoni à une combinatoire de sons en soi, ni la subsumer sous les idées et les images qu’elle véhicule. C’est l’une des difficultés du commentaire à son sujet. La poésie introvertie d’Emily Dickinson, celle d’Ungaretti, Rilke, Scialoja, Caproni et Beckett, les sentences troublantes d’Angelus Silesius ou les images du quotidien dans la poésie à double sens de Philip Levine, mais aussi les nombreuses références à Celan et l’apparition récente de Gottfried Benn et de Camões forment une constellation qui renvoie aux différents aspects de la musique de Gervasoni tels qu’on pouvait les pressentir dans sa première œuvre : une aspiration vers la beauté, la lumière, le merveilleux, l’extatique, traversée par l’amertume, le désespoir, la rage, l’attraction du néant.

Cette contradiction interne, que l’on peut considérer aussi comme une tentative pour embrasser la totalité des sensations, entraîne toute une série de paradoxes. La transparence de l’écriture, que l’on peut relever comme un trait dominant chez Gervasoni – une réduction à l’essentiel par laquelle il se met à nu, éliminant tous les artifices qui auraient une fonction idéalisante –, est constamment voilée par des processus discrets, parfois à peine perceptibles. L’image sonore initiale apparaît souvent dans une forme et un équilibre parfaits, comme si elle était non pas le point de départ de la composition, mais un aboutissement. Gervasoni procède alors, par répétitions variées, à son altération progressive, à des transformations microscopiques qui la font percevoir dans des perspectives légèrement différentes; le contexte lui-même transforme progressivement sa perception. Dans le troisième mouvement du Concerto pour alto [1994-95], l’instrument soliste présente toute une série de motifs brefs, complémentaires et contrastés, comme une collection de figures fortement individualisées ne débordant jamais l’une sur l’autre ; ces motifs traversent tout le mouvement avec des variantes, et elles sont constamment réinterprétées par le jeu de l’ensemble instrumental, qui leur donne une autre épaisseur, une autre forme de présence (on les retrouve dans le finale). Ce jeu paradoxal entre répétition et différence, entre le même et l’autre, se retrouve sous une autre forme dans le premier mouvement de la même œuvre : des fragments de gammes en valeurs rapides sont déployés avec frénésie, comme une sorte de mouvement déchaîné ; la figure-source, à l’alto solo, est amplifiée et brouillée par les autres instruments, créant une épaisseur sonore presque angoissante dans laquelle on ne parvient pas à distinguer les différentes voix (elles forment un amalgame et non une structure contrapuntique). Cette image sonore initiale se perpétue par le principe de la répétition-transformation, mais sans que l’on puisse saisir ses métamorphoses par la seule écoute. Dans Animato [1992], l’idée de mouvement ascensionnel exprimée dès le début par le piccolo, qui est l’idée permanente du morceau, se réalise de différentes façons au cours de la pièce ; mais la figure initiale est elle-même conçue sous la forme d’une variation de la première mesure (que l’on pourrait réduire au noyau du demi-ton ascendant), avec simultanément, en contrepoint, deux figures jouées par le piano : celle d’un groupe rapide noté « leggerissimo » à la main droite et celle d’une montée lente par tons entiers à la main gauche (qui apparaît comme une augmentation rythmique et intervallique du motif de base et qui forme la conclusion de l’œuvre). La répétition du même geste, sur plusieurs mesures, puis leur reprises ultérieures, sont trompeuses : l’identité de la figure est en effet soumise à un perpétuel travail de variation à la fois synchronique et diachronique ; les modes de jeu changeant et certains éléments secondaires s’y ajoutent. Lorsque la clarinette joue une petite figure statique qui s’oppose au mouvement ascendant qui prévalait jusque-là, les cordes jouent une variante de l’idée initiale dans un mouvement plus rapide.

Dans de tels exemples, le temps musical perçu est tout à la fois dynamique et statique, linéaire et enroulé sur lui-même. On pourrait saisir un tel paradoxe en disant que la musique donne l’illusion du mouvement, d’une forme de narrativité, alors qu’en réalité elle tourne sur elle-même, immobile, ou inversement, qu’elle donne l’illusion du statisme, qu’elle est sans évolution, alors qu’elle se transforme constamment de l’intérieur. Ce mélange de mouvement et d’immobilité évoque l’image de la spirale. La forme tend aussi bien vers son propre dépassement qu’elle est prise dans le mouvement de sa propre désintégration; elle ne parvient pas à conquérir une position stable, qui pourrait être perçue comme un aboutissement, une péroraison, ou amener à une catharsis. Elle est écartelée entre une activité jubilatoire et une réduction au silence. C’est ce qui confère à la musique une profondeur que la clarté et la légèreté des sonorités semblent contredire. On retrouve cela dans les figures elles-mêmes : la phrase initiale d’Animato ne peut être réduite à une montée chromatique irrégulière, constamment recommencée ; son caractère instable est également marqué par les modes de jeu : trémolo rapide ou mordant sur certaines notes, glissando entre certains demi-tons, et Flatterzunge : la phrase musicale est complexe dans sa présentation même, la sonorité est elle-même composée. La tension du chromatisme au niveau des hauteurs n’est qu’un élément d’une écriture qui vise le mouvement et l’expressivité de chaque note, une sorte de tremblement où le son n’est pas souverain, mais au contraire traversé par des décharges pulsionnelles, émotives, physiques (dans ses pièces, Gervasoni utilise beaucoup les différentes formes de vibrato et les différentes couleurs du son pour transformer la note en une sonorité immédiatement expressive).

Comme dans beaucoup de pièces, le début d’Animato est polarisé vers les registres élevés, c’est une musique « sans pieds », pour reprendre l’expression de Debussy, comme si les sons flottaient dans l’espace sonore. Cette absence d’ancrage, dans la sonorité comme dans la conception de la forme, n’a rien de superficiel ; elle conduit au contraire à une expression tragique, soulignant la fragilité des phénomènes, la fugacité de ces lignes qui zèbrent l’espace sonore sans trouver de fondation sur laquelle s’établir. Dans le finale très rituel du Concerto pour alto, le caractère tragique repose sur les sonorités de pierres et de dés frottés qui accompagent de façon minimaliste l’alto solo, lequel reprend certaines figures du troisième mouvement, mais déformées. Cette conclusion est inexorable, et sa durée aux limites de l’insoutenable ; la musique semble s’effondrer sur elle-même. La réitération obsessionnelle où le temps se fige provoque une sorte d’effroi qu’ailleurs, dans d’autres œuvres, on éprouve au travers d’une sonorité inattendue, d’un geste brusque, d’un silence. Dans les Poesie francesi [1994-96], la structure sonore très subtile qui absorbe littéralement le texte et la voix, intégrant celle-ci complètement aux instruments, se déroule presque sans accident, comme si ce n’était pas l’auteur qui décidait du destin de la forme, mais une logique supérieure, une force impersonnelle. La musique parle d’elle-même, par-delà la subjectivité immédiate, atteignant une forme d’émotion qui dépasse la conscience et l’entendement. Ce qui est si méticuleusement ouvragé apparaît finalement comme un phénomène naturel, comme si les choses devaient être ainsi et pas autrement. L’œuvre révèle la réalité telle qu’elle est plutôt qu’elle ne dessine les contours de ce qu’elle devrait être. Mais cette forme de résignation par laquelle la violence du temps inscrit ses stigmates dans le corps même de la musique, d’une façon parfois cruelle et tranchante, comme dans le deuxième mouvement du Concerto pour alto, engendre aussi une distance avec soi, un goût du jeu, une forme d’ironie salvatrice. C’est en vertu d’un autre paradoxe que l’on peut interpréter la musique gervasonienne comme processus naturel et comme maniérisme, c’est-à-dire comme une forme qui serait directement liée à l’inconscient créateur tout en étant réfléchie jusqu’à ses structures les plus intimes. La technique même de composition évoque des dispositifs propres au Stravinsky de la période russe : une mise en place sonore parfaite, où les idées musicales s’incarnent dans les sonorités elles-mêmes ; la juxtaposition de motifs individualisés, à fort potentiel gestuel, s’apparentant à des personnages autonomes, et qui donnent lieu ensuite à une forme de montage ; les références, qui surgissent de la texture, et créent une distance tantôt poétique, tantôt sarcastique avec le discours musical.

L’Œuvre de Gervasoni fourmille en effet de références, y compris internes. En s’appuyant sur des gestes expressifs – moins des archétypes, comme chez Stravinsky, que des mouvements affectifs et corporels vécus –, elle ranime des figures archaïques, elle déclenche tout un jeu d’associations dans la mémoire. Dans Godspell [2002], la poésie du concret de Philip Levine engendre des allusions au jazz ; dans An [1989], c’est la figure de Schubert qui transparaît en filigrane, citations à l’appui (deux lieder de jeunesse autour de la figure de Laura). Schumann (dans Atemseile [1997]), Monteverdi (Sonata Sopra Sancta Maria [1999-2000]), Chopin (Fantasia pour piano et orchestre [2005]) ou Mozart (Adagio für Glasorchester [1990/1992]) constituent quelques autres de ces références qui travaillent l’œuvre gervasonienne. Dans le quatuor à cordes Six lettres sur l’obscurité (und zwei Nachrichten) [2005-06], apparaît soudain un ricercare de Frescobaldi. Ces moments qui échappent à la logique de la composition proprement dite créent une distance à l’intérieur des procédures d’écoute, évoquant les procédés semblables chez Zimmermann ou Lachenmann. Stefano Gervasoni aime aussi utiliser des structures modales (elles sont déjà présentes dans Die Aussicht), des intervalles consonants ou des structures d’accords parfaits qui ouvrent un espace inattendu à l’intérieur de la composition : on trouve cette technique, notamment, dans In Dir [2003-04], qui rappelle certaines pièces du Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger. De tels passages, récurrents dans toute l’œuvre gervasonienne, ne viennent pas s’immiscer dans l’œuvre comme des corps étrangers ; ils s’intègrent à une écriture fondée sur la non-homogénéité et la non-continuité des idées musicales. Ils agissent comme des signes venus du lointain, irradiants et mélancoliques. On ne peut les détacher d’un processus de composition qui vise à briser toute forme de systématicité, et à maintenir ouvert le champ des possibles, l’épiphanie de figures inattendues. Il faut encore mentionner le goût du compositeur pour le rapatriement, à l’intérieur de la composition, de traditions musicales populaires : dans un travail en cours, Gervasoni explore le monde du fado de Lisbonne en rapport avec la poésie de Camões.

L’espace gervasonien met en jeu une hiérarchie sous-jacente qui ne repose pas seulement sur l’échelle des douze sons, mais plus profondément sur la modalité d’être des sons et sur leurs affinités, une caractéristique qui est celle, en vérité, de tous les grands compositeurs. Son spectre va des éléments bruités aux consonances les plus pures. Aussi les tensions harmoniques ne proviennent-elles pas du rapport entre consonance et dissonance, au sens traditionnel du terme, mais de la nature interne des sons et des complexes sonores imaginés. Le son ne peut être défini prioritairement par sa hauteur, et secondairement par ses caractéristiques timbriques : il est tout entier sonorité, composé de tous les éléments qui en font un phénomène particulier. C’est pourquoi les partitions de Gervasoni exigent une grande variété de modes de jeu, faisant appels à des techniques ad’hoc et à l’usage de matériaux inhabituels. Il y aurait un catalogue à faire de cet ensemble de sons inouïs qui témoignent non seulement d’une imagination sonore extrêmement riche et raffinée, mais aussi d’une véritable pensée en musique. Si certains sons apparaissent comme un matériau plus ou moins surprenant, d’autres évoquent immédiatement une modalité expressive – la musique de Gervasoni est traversée de spasmes et d’élans, de cris, de gestes tendres et de sanglots ; d’autres appellent des références naturalistes, comme ces cris de mouette indiqués dans le Concerto pour alto, ou le vol de l’abeille figuré dans Least Bee [1991-92] et repris dans Animato. Mais au-delà de toute forme représentative, à quoi l’on ne peut réduire le riche vocabulaire des sonorités, il s’agit pour le compositeur de créer des liens organiques entre ces différents modes de jeu, entre ces différents matériaux, afin qu’ils ne soient pas de simples effets, de purs gestes, mais des structures musicale intégrées à l’intérieur d’une hiérarchie. Le génie du compositeur tient ici à sa capacité d’harmoniser des sonorités fortement individualisées, de les lier ensemble tout en les différenciant, et d’atteindre à un discours musical articulé, cohérent, même si, et c’est peut-être là que la musique de Gervasoni se distingue le plus radicalement de celle de ses contemporains, ces sonorités singulières ne se contentent pas d’être structurelles, mais sont aussi gorgées d’expressivité, nous conduisant à la source même des émotions. Souvent, celles-ci naissent d’une apparition, d’une rencontre inattendue, d’une sonorité singulière.

La palpitation de la musique gervasonienne, fondée en partie sur les différentes modulations du souffle, y compris lorsqu’il écrit pour les cordes ou la percussion, amène le compositeur à inscrire les événements de sa vie dans la composition même, en une sorte d’autobiographie cryptée. Certaines indications paraissent bien énigmatiques, comme ces lettres dans le quatuor déjà mentionné : « I (…R) », « R », « E… », qui s’intercalent entre une « Erste » et une « Zweite Nachricht » (Premier et second message). L’élément anecdotique, au sein du contexte biographique, contient une dimension existentielle, voire métaphysique. Dans In Dir, la musique réfracte les sentences de Silesius, faites de mouvements contradictoires entre la foi et le doute : d’une part, à travers la disposition sonore, et notamment, le jeu entre intervalles purs et agrégats, mais aussi, structurellement, par l’usage d’une série dodécaphonique présentée simultanément sous forme droite et sous forme renversée ou rétrograde. L’idée de la série est ici liée à une conjonction Silesius-Webern déjà suggérée par Castiglioni dans ses deux Cantus planus (où les intervalles purs et les accords parfaits apparaissent aussi de manière frappante). La série de douze sons est utilisée ici en tant que technique historique permettant tout un éventail de significations intrinsèques ; elle réfracte les rapports entre haut et bas qui sont aussi ceux de l’alliance ou non avec Dieu, renvoyant à l’aspect théologique des réflexions de Silesius mais vu par un agnostique. Le chœur est divisé en deux groupes qui s’éloignent ou se rapprochent, comme les différentes formes de la série symbolisent la coïncidence ou non avec le divin. Mais Gervasoni vise plutôt à exacerber les contradictions en faisant en sorte que plus on s’approche, plus on s’éloigne. De la même façon, dans le quatuor Six lettres à l’obscurité, le mouvement chromatique de Frescobaldi, qui dans l’original, porte le titre de Ricercare chromatico post il Credo, est réinterprété comme une recherche (ricercare) aussi ouverte que possible (chromatico) après la mort de Dieu (post il Credo). Ce n’est pas le moindre mérite de Gervasoni que de poser la question du spirituel, d’affronter celle du « message » de la musique, dans un contexte marqué par le scepticisme, plutôt que de s’en tenir à un pur jeu sonore.

Ce quatuor à cordes récent, une œuvre sombre et profonde, surprenante dans sa trajectoire, est couplée avec un quatuor plus hétérogène, formé de deux pianos et deux percussions, dont le titre énigmatique, Sviete tihi, Capriccio dopo la Fantasia [2005-06], renvoie à un récit de l’écrivain italien Paolo Rumiz qui relate notamment son éblouissement face à la lumière pure et intense qu’il perçut dans un monastère orthodoxe serbe. Gervasoni semble y chercher d’autres possibles dans le parcours formel. L’enchaînement ludique de Sviete tihi, qui repose sur une dialectique de l’analogie sonore entre les instruments et des bifurcations imprévues, qui ont la forme d’illuminations, acquiert dans Six lettres une dimension plus introspective, nocturne, comme si les différentes sections de l’œuvre s’apparentaient à une recherche de type initatique, à une errance ; le fait qu’à la fin, la pièce se retourne sur elle-même, nous rappelant le point de départ, donne à l’ensemble du morceau l’apparence d’un rêve, que souligne encore l’évocation lancinante et voilée du ricercare de Frescobaldi. Le chromatisme mélancolique du grand ancêtre est comme l’image primitive de celui plus nerveux de Gervasoni, de ces figures presque temblées, écrites à fleur de peau, de même que la plénitude retrouvée à l’intérieur du modèle historique souligne de façon presque douloureuse l’univers sonore aux limites du silence que traversent les raies de lumière fugitives de certains intervalles et de certains accords. Depuis le quatuor à cordes Strada non presa [2001], qui thématise cette errance en essayant d’ouvrir de nouvelles voies à l’intérieur de la composition, Gervasoni semble vouloir échapper à la logique de ses propres développements formels, fussent-ils de caractère onirique, visant à se « déshabituer » des stratégies antérieures (l’une de ses pièces pour piano s’intitule justement Studio di disabitudine [1998-99]). Comment créer une dynamique temporelle quand la musique tend à s’immobiliser sur certaines figures, sur certains gestes ? Comment parvenir à ce dépassement qui, dans certaines musiques du passé, s’inscrivait à l’intérieur du principe de développement, mais qui, depuis Debussy, doit intégrer les ruptures, les déplacements, les allusions, les parenthèses, les sauts dans l’inconnu ? Si la musique de Gervasoni nous impose d’entrer dans le jeu des figures et dans la composition des textures, d’habiter en quelque sorte la sonorité, c’est pour nous perdre dans un jeu de métamorphoses infinies ; mais alors, la forme risque de se perdre dans une succession de moments dont on ne perçoit plus le sens. À l’intérieur de ce temps ouvert, flexible, ramifié, l’œuvre paraît avoir commencé avant la première note et résonner au-delà de la dernière, comme si son pouvoir de transformation était infini. D’une certaine manière, les œuvres de Gervasoni forment un grand tout : on peut sans trop de peine les lier ensemble, une façon de relever sa grande unité. Mais dans certaines pièces plus récentes, le compositeur cherche un parcours de plus grande ampleur, et plus complexe, obligeant l’auditeur qui s’était immergé dans cette matière sonore si prodigieusement composée de sortir la tête de l’eau, et de mesurer le chemin parcouru. Le jeu de la répétition et de la différence, du proche et du lointain, est alors transféré à un niveau supérieur.

Toute la difficulté tient au fait que le sujet, ici, ne se construit pas concrètement dans le destin de la forme ; il se tient au contraire aux limites de sa propre désintégration, il assume sa fragilité, sa multiplicité chaotique, qui lui interdit les anciennes logiques de développement. Ses moments de plénitude ne sont que des visions éphémères, teintés de mélancolie. L’aspiration vers les régions les plus élevées, qui coïncide chez le compositeur avec un désir éthique de pureté, de transparence et de spiritualité, mais aussi avec une forme d’innocence, une certaine image de l’enfance qui confère à sa musique son caractère ludique, s’apparente moins à une fuite qu’à un retournement poétique dans le rapport avec le réel. S’il comporte une dose de mélancolie, c’est qu’il est justement une forme évanescente, celle de l’idéal, à laquelle on ne peut qu’aspirer sans jamais la tenir vraiment. Mais en même temps, la musique de Gervasoni est aussi un hymne à la beauté, une forme de jubilation sonore et spirituelle, une véritable illumination. Comme beaucoup de ses pièces qui utilisent des gammes montantes et descendantes en guise de motif (c’est le cas notamment d’une œuvre récente, Irrene Stimme), il s’élance vers le haut tout en étant aspiré vers le bas, « Aufwärts oder hinab » ; car « ils tombent, les hommes souffrants, aveuglément lancés, d’une heure à l’heure qui suit, comme l’eau, de récif en récif projetée, tout au long des années, ils choient dans l’incertain » (Hölderlin). Ces chutes, ces ombres, brisent la surface scintillante des œuvres : dans Irrene Stimme, elles absorbent un discours volubile, lui-même menacé par les accords implacables et inquiétants des cuivres, comme le silence ronge la musique des Six lettres à l’obscurité. Le fait de doubler le piano par un cymbalum qui en modifie la sonorité, la rendant plus acide, déplace le propos concertant, le décale. Lorsque les voix errantes, qui sont des voix intérieures (Innere Stimme), se font entendre, alors l’espace se rétracte et se concentre, nous amenant à ce point extrême qui est celui du non-retour. Peu d’œuvres, aujourd’hui, parviennent à dessiner de tels parcours, et à travers des développements abrupts, en forme de ruptures, nous ouvrent de tels espaces, insoupçonnés, où se déploient en creux des ciels aux couleurs si nombreuses, des ciels imaginaires qui nous font percevoir avec plus d’acuité le réel.

© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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