Parcours de l'œuvre de Pauline Oliveros

par Pierre-Yves Macé

Marges

Sounding the Margins: faire sonner les marges. Le titre donné par Pauline Oliveros à son recueil de textes paru en 2010 définit un positionnement créateur qui s’inscrit nettement dans la tradition américaine du compositeur solitaire, indépendant et quelque peu excentrique – le « maverick ».Outsider, Pauline Oliveros l’est à plus d’un titre : femme compositrice dans un milieu largement masculin ; interprète d’un instrument de musique, l’accordéon, longtemps ostracisé pour ses origines populaires ; créatrice collaborant avec des artistes d’horizons divers – les compositeurs Terry Riley et Morton Subotnick, les improvisateurs Joëlle Léandre et Joe McPhee, l’artiste sonore Stephen Vitiello, DJ Spooky ou le groupe de rock Sonic Youth… Son catalogue déroute tant par son foisonnement que par son éclectisme : des pièces académiques écrites pour instruments classiques y côtoient des performances ouvertes, sans instrumentarium ni durées définies, des improvisations fixées sur bande, des happenings participatifs ou encore des pièces relevant de l’exercice de méditation ou de l’art-thérapie. Une telle œuvre met à mal le paradigme occidental du compositeur-démiurge. Pauline Oliveros ne crée pas tant des formes au sens objectif du terme qu’elle ne favorise des « formations », un mot qui doit être entendu dans toutes ses résonances : formation comme processus d’une forme en devenir et dans le même temps éducation, apprentissage des individus – créateurs, interprètes professionnels et amateurs comme auditeurs, tous engagés dans la même activité fondamentale : l’écoute.

La première décennie créatrice de Pauline Oliveros, de 1956 à la fin des années 1960, dessine un mouvement de décentrement, de déprise progressive par rapport aux canons de la tradition musicale. Les premières partitions, écrites dans le cadre de ses études auprès de Robert Erickson, portent la marque de l’esthétique post-webernienne alors en vogue. Si la Serenade for Viola and Bassoon (1956) constitue la seule et unique incursion d’Oliveros dans la technique dodécaphonique, ses deux cycles de chant – Three Songs for Soprano and Piano (1957) et Three Songs for Soprano and Horn (1957) – adoptent une libre atonalité proche de l’improvisation écrite. L’athématisme prononcé de ces premières partitions favorise bientôt une suspension de certains paramètres d’écriture : une pièce comme Outline for Flute, Percussion, and String Bass (1963) demande aux musiciens de passer très vite de l’interprétation d’une musique partiellement écrite à l’improvisation totalement libre. Les Variations for Sextet (1960) introduisent quant à elles des sons tenus de longue durée, brèves échappées méditatives qui créent un fort contraste avec la densité de l’écriture.

Peu à peu, les signes conventionnels de la notation musicale disparaissent pour céder la place à des instructions verbales. To Valerie Solanas and Marylin Monroe in Recognition of their Desperation (1970) repose sur l’organisation de cinq hauteurs de notes librement choisies par chaque interprète au préalable. Dans Willowbrook (1976), pour ensemble d’instruments à vent, un jeu d’échanges de hauteurs se produit entre un premier groupe d’interprètes (generating group) et un second groupe (reflecting group) jouant le rôle de caisse de résonance. La partition fixe les règles de ce jeu dont les formes sont indéfiniment reconductibles. À mesure que l’écriture musicale se réduit, les présences corporelles sont soumises à une écriture de plus en plus soutenue : un duo en apparence conventionnel pour piano et flûte s’enrichit d’un tourneur de pages dont les nombreuses actions font l’objet d’une partition séparée (Trio for Flute, Piano and Page Turner, 1961). Plus ouvertement théâtrale encore, l’œuvre Pieces of Eight (1964) mobilise des objets triviaux (horloge, caisses en bois) ou totémiques (buste de Beethoven), transformant l’exécution musicale en une forme de rituel ou de « cérémonie ». Par delà cette esthétique de théâtre musical très sixties, jusque dans son folklore et son surréalisme, se fait jour une préoccupation plus durable et plus personnelle de l’œuvre d’Oliveros : déterritorisaliser la pratique musicale hors de la salle de concert. Cette ambition trouve son terrain d’élection dans Link (1970), performance-fleuve qui doit se dérouler dans un campus universitaire pendant une journée complète. Préalablement cartographié au prisme de ses rumeurs, ses événements sonores continus, accidentels ou intermittents, l’espace quotidien devient une scène sur laquelle tout le monde se retrouve tout à la fois performer et public, auditeur et producteur de son.

Corps-instruments

En rompant avec les conventions musicales, Pauline Oliveros renoue avec un tropisme majeur de la musique américaine : la figure du compositeur interprète de sa propre musique. Friande dès son jeune âge d’expérimentations ludiques avec son magnétophone à fil ou son transistor radio, Oliveros s’adonne très tôt à une improvisation en prise immédiate avec la matière du son. La pratique de l’accordéon, qui s’intensifie en 1981 lorsque la compositrice quitte son poste de professeur à San Diego, devient un lieud’expérimentationcentral où s’inscrivent les différentes évolutions de son esthétique : l’héritage cagien du Duo for Accordion & Bandoneon (1965) interprété avec David Tudor, le minimalisme méditatif de Horse Sings from Cloud (1977), l’improvisation modale de Rattlesnake Mountain (1982), les intonations justes de The Roots of the Moment (1987)… Le rapport intime à l’instrument de musique définit une poétique fondamentalement empirique, qui engage le corps entier : « À la fin des années 1960, certains de mes collègues essayaient […] de s’aligner sur la méthode scientifique. La musique qui en résultait était complexe et intellectuelle, et provoquait une séparation d’avec le corps. […] Je suis allée dans la direction opposée1 ».

En 1971, Oliveros devient accordéoniste du Big Jewish Band of San Diego, notamment pour enregistrer la musique d’un projet multimédia du poète Jerome Rothenberg. Cette brève expérience dans le registre populaire de l’accordéon portera ses fruits dans The Wanderer (1982), pièce pour ensemble d’accordéons et percussions, animée par les rythmes des musiques de danse d’Europe centrale, des cultures klezmer, bulgare et cajun. Si l’on excepte ce cas particulier, l’utilisation de l’accordéon chez Oliveros est abstraite de toute référence à ses traditions folkloriques. Elle prend sa source dans le mécanisme instrumental même, qui vient prolonger le rythme de la respiration humaine, et parfois se mélanger à la voix de l’interprète. La première version discographique de Horse Sings From Cloud (publiée en 1983 sur le label Lovely Music), pour accordéon et voix, illustre parfaitement cette collusion intime entre corps et instrument, composition et interprétation, écriture et improvisation.

La collection de pièces électroniques composées au cours des années 1960 doit se lire comme le prolongement de ce travail instrumental : « Mon jeu à l’accordéon a informé ma musique électronique et ma musique électronique a informé mon jeu à l’accordéon2 », écrit-elle. Comme l’instrument de musique, la machine n’est appréhendée qu’à l’aune de son couplage avec le corps. Contrairement à la musique concrète française, la tape music d’Oliveros renonce aux possibilités organisatrices du montage et lui préfère la focalisation propre à la performance en temps réel. Et contrairement à l’elektronische Musik allemande, elle n’est organisée par aucun calcul préalable. Portée vers le phénomène continu plutôt que l’objet sonore, cette musique explore un continuum sonore allant du balayage sinusoïdal au bruit blanc le plus incisif (A Little Noise in the System, 1967). Puisant son inspiration dans le phénomène naturel (les croassements des grenouilles) comme dans les soundscapes de l’ère industrielle (les bourdons d’une centrale électrique), elle se déploie dans des cadres temporels étendus, privilégiant les formes longues, parfois statiques (la série des « Bogs », proches de l’installation sonore). Toujours, le geste générateur de son reste perceptible.

Car ce qui se joue à travers ces pièces électroniques, c’est la constitution embryonnaire d’un dispositif d’électronique live voué à se développer et à entrer en relation avec le jeu instrumental. Ce dispositif qu’elle baptise a posteriori EIS (pour Expanded Instrument System) l’accompagnera dans bon nombre de ses performances solo et se perfectionnera au rythme des évolutions technologiques. La première pièce électronique, Time Perspectives (1961), réalisée à la maison, mobilise un matériel rudimentaire : objets du quotidien manipulés devant un microphone, tubes de cartons ou baignoire utilisés comme des résonateurs, magnétophone à vitesse variable… À partir de la série des Mnemonics (1964-1966), réalisée au studio du San Francisco Tape Music Center, la compositrice recourt aux oscillateurs Hewlett-Packard, instruments de test détournés à des fins musicales. Grâce à ces appareils, elle peut générer des sons résultants – ces sons créés par la superposition de deux fréquences voisines, qu’elle découvrit d’abord à l’accordéon grâce à son professeur Willard A. Palmer – en allant chercher des fréquences situées bien au-delà de la limite de perception humaine. Bye Bye Butterfly (1965) s’ouvre sur de telles sonorités, à la lisière de l’audible, avant que n’apparaisse, nimbée de réverbération, la citation de Puccini qui donne son titre à l’œuvre.

Plus tard, elle utilisera les synthétiseurs Buchla ou Moog, mais son intérêt ne portera pas tant sur les appareils générateurs de son, que sur ceux qui retraitent le signal et le projettent dans l’espace. Elle s’intéresse particulièrement à l’écho, qu’elle découvre accidentellement par le décalage des têtes de lecture et d’enregistrement de son magnétophone. Employé de façon quasi-systématique dans les pièces électroniques des années 1960, ce procédé permet de faire émerger, depuis le continuum des balayages de fréquences, des canons stricts de motifs mélodiques (V of IV, 1966) ; ailleurs il modifie par effet de masse la texture des sources sonores d’origine. Lorsque Oliveros associe son jeu d’accordéon à l’EIS, un système de pédalier lui permet de régler en temps réel les différentes qualités d’écho et de réverbération. Un disque comme Crone Music (1990, Lovely Music) montre comment ces changements d’espaces virtuels participent à la structuration de la musique. Le progrès des technologies permettra à la compositrice de travailler en particulier la question des trajectoires : avec une pièce comme Moving Spaces (2006), elle parvient à attribuer un espace distinct et mobile aux quatre sources sonores qui la composent (wood-blocks, conque, tube tonnerre et coque en bois dentelée).

Attentive aux évolutions de la technologie durant toute sa vie, Pauline Oliveros n’eut de cesse d’interroger la manière dont celle-ci augmente ou prolonge les capacités du corps humain. Dans un article de 1999, elle s’appuie sur les prophéties transhumanistes de Ray Kurzweil pour envisager la technologie des implants neuronaux du point de vue des effets concrets qu’elle aurait sur la pratique de l’improvisation : permettre à l’oreille de « reconnaître et identifier instantanément n’importe quelle fréquence ou combinaison de fréquences », ou bien « percevoir et embrasser la spatialité interdimensionnelle3 ». Là encore, il s’agit de repousser les limites. Sounding the margins.

« Just listen »

Dans ses écrits et entretiens, la compositrice se plaît à raconter le même souvenir : en 1958, elle reçoit en cadeau d’anniversaire un magnétophone à bande qu’elle place un jour à sa fenêtre pour enregistrer les sons des rues de San Francisco. À l’écoute de l’enregistrement, elle se rend compte que le microphone avait fixé des sons qu’elle n’avait pas entendus elle-même, par défaut d’attention. À partir de ce jour, la compositrice se fixe une auto-discipline d’écoute rigoureuse, clef de voûte d’une véritable vita musica : « Écoute tout, tout le temps, et rappelle-toi à l’ordre lorsque tu n’écoutes pas ». Elle tient alors un journal et rédige des relevés d’écoute qui ont la précision et la puissance de pénétration de compositions musicales à part entière (voir par exemple « Some Sound Observations », paru dans Source Magazine4). Pour elle, écouter se distingue de l’entendre, selon les modalités d’une topique du corps : l’acte d’entendre transmet au cerveau les informations sonores du canal auditif, tandis que l’écoute se localise au plus profond de soi (deep inside).

Cette profondeur, Oliveros en fait l’expérience littérale à deux reprises : en 1983, elle interprète une pièce pour le disque collectif Vor der Flüt dans une citerne désaffectée de Cologne, puis en 1988, elle enregistre avec Stuart Dempster et Peter Ward le disque Deep Listening (paru sur le label New Albion), dans la citerne souterraine de Fort Worden à Port Townsend, Washington, espace de soixante-quinze millions de litres dont le temps de réverbération atteint quarante-cinq secondes. Pour un musicien immergé dans un tel lieu, il est quasiment impossible de discerner entre le son direct et le son réverbéré. La multiplication des réflexions agit sur le timbre de l’instrument en renforçant ou en atténuant certains partiels. Cette situation demande de la part de chaque instrumentiste une attention soutenue à la manière dont le son affecte l’espace, et est affecté par lui. Jouer dans cet endroit, c’était, nous dit Oliveros, comme se trouver plongé « dans un hall tapissé de miroirs sonores ».

Ces deux expériences donneront naissance au concept de Deep Listening (écoute profonde), qui croise les catégories esthétique, éthique et thérapeutique. L’adjectif deep renvoie tout à la fois à l’intensité de l’acte d’écoute et à la complexité de ce qui doit être écouté – la profusion des mondes extérieur et intérieur. En tant que discipline, l’écoute profonde désigne la tentative d’englober le continuum sonore complet d’en appréhender autant qu’il est possible l’étendue et la richesse, tout en gardant la conscience des sons individuels et de leurs trajectoires. Par extension, le terme renverra à un ensemble musical (le Deep Listening Band, avec Dempster et Ward) et à une communauté d’adeptes (le Deep Listening Institute).

Le concept d’écoute profonde vient entériner un tournant important dans l’œuvre d’Oliveros, qui remonte en réalité à 1971. Cette année-là, la compositrice conçoit les Sonic Meditations, un recueil de vingt-cinq partitions textuelles destinées à un travail de groupe. Cette œuvre ne s’adresse pas spécifiquement à des musiciens mais à « toute personne qui manifeste le désir de s’y engager5 ». Il ne s’agit pas d’improvisations, mais d’exercices dont les directives sont précises – comme le T’ai Chi ou la méditation – et demandent un travail de groupe soutenu. Ces partitions invitent les performeurs non seulement à produire des sons, mais également à imaginer des sons, à écouter les sons présents et se souvenir des sons passés.

L’auteur explique ce tournant dans son œuvre par les événements violents qui ont marqué la fin des années 1960 ; elle cite l’immolation par le feu d’un étudiant de l’UCSD protestant contre la guerre du Vietnam, l’assassinat de John-Fitzgerald Kennedy ou encore le massacre de Mỹ Lai. « Je me suis alors concentré sur mon travail sur la méditation sonore, car je sentais que les gens avaient besoin de connexions, d’interconnexions plutôt que de séparations, non seulement afin de bien jouer en tant que musiciens, mais aussi en tant qu’êtres humains, afin de bien vivre ensemble sur cette planète que nous partageons tous6 ».

Les Sonic Meditations posent frontalement la question du pouvoir. La musique, nous dit la compositrice dans son introduction à la partition, possède un pouvoir évident sur le corps, dont se sont emparés les institutions (l’Église), les riches mécènes, puis l’industrie (la firme Muzak), afin de contrôler les populations. La Muzak, dite communément « musique d’ascenseur », représente le degré achevé d’une telle volonté de contrôle : il s’agit d’une musique explicitement produite pour atteindre les corps à un niveau subconscient ou réflexe, afin d’en augmenter la vitalité et les capacités de travail. Pratiquer l’écoute profonde, c’est une manière de refuser cette domination insidieuse. Développer la conscience des sons, c’est également travailler sa capacité à se rendre maître de leur puissance.

Il est difficile de ne pas lire dans cette idée une résonance de la pensée féministe d’Oliveros. Non par hasard, les Sonic Meditations ont été écrites au moment où elle fonde un ensemble exclusivement féminin, l’ensemble ♀. À travers les exemples de sa mère et de sa grand-mère, toutes deux pianistes contrariées par leur rôle social de femmes au foyer, Oliveros a été très tôt confrontée aux effets oppresseurs du patriarcat sur la liberté des femmes. Dans un article écrit en 1998, elle en appelle à la participation massive des femmes dans la vie musicale, afin d’opérer un véritable changement de paradigme : il faut en finir avec les carrières de femmes musiciennes et compositrices étouffées ou brisées par l’ombre des hommes – elle cite le cas d’Alma Mahler. Avec des accents presque benjaminiens, elle enjoint alors les « héroïnes musicales » de notre temps à « répondre à l’appel de toutes les musiques de femmes perdues à travers les âges7 ».

  1. Pauline Oliveros, « My “American Music”: Soundscape, Politics, Technology, Community », Sounding the Margins, Kingston, Deep Listening Publications, 2010, p. 231-232.
  2. Pauline Oliveros, « The accordion (& the Outsider) », ibid., p. 160.
  3. Pauline Oliveros, « Quantum Improvisation: The Cybernetic Presence », ibid., p. 53.
  4. Pauline Oliveros, « Some Sound Observations », Source: Music of the Avant-Garde, 1966-1973, Larry Austin and Douglas Kahn (eds), p. 134-137.
  5. Pauline Oliveros, partition de Sonic Meditations I-XII, Sharon, Smith Publisher.
  6. Pauline Oliveros, « My “American Music”: Soundscape, Politics, Technology, Community », op. cit. , p. 232.
  7. Pauline Oliveros, « Breaking the Silence », Sounding the Margins, op. cit., p. 17.
© Ircam-Centre Pompidou, 2018


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