L’œuvre de Mark Andre tisse jusqu’à l’inextricable diverses dimensions de nature distincte : la musique en tant qu’expérience existentielle, spirituelle et corporelle, dans le sillage de Helmut Lachenmann, le substrat religieux (sinon mystique) d’un art qui tend à l’Un, la quête de transparence, l’invention instrumentale, l’attention à l’instable, au fragile, au friable, aux seuils de l’audible (le bruissement subtil et, à l’autre extrémité, la plus sonore déflagration) et la création d’une causalité complexe, qui se trouve à son origine et prend sa source dans l’Ars Subtilior du XIVe siècle et les théories d’Edgar Morin. Il conviendra, pour la clarté de l’exposé, de les dissocier un temps, mais en gardant en mémoire ce tissage radical, principalement de la foi et de la science, que nous aborderons à rebrousse-poil de la chronologie du catalogue.
Foi
Mark Andre lie musique et religion – et plus précisément son propre protestantisme – dans des recherches non exemptes de densité conceptuelle, et que manifeste, à la fin des années 1990, au moment d’un éloignement, sinon d’un abandon du discours théorique, le recours à des textes et notions essentiellement bibliques, extraits pour la plupart du Nouveau Testament :
Kenosis (1999), trio à vent, renvoie à l’Épître aux Philippiens (2,7) de saint Paul : « Mais il s’anéantit [ἐκένωσεν dans la Septante] lui-même, prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes1 ». L’ekkenosis, l’action d’anéantir (que traduit la structure musicale), de vider, se réalise dans le fait que le Christ abandonne, en son incarnation, les attributs de Dieu.
Zum Staub sollst du zurückkehren (2005), pour sept instruments, reprend l’assertion bien connue de Genèse 3,19 : « Car tu es glaise / et tu retourneras à la glaise »… Glaise, selon l’une des traductions françaises, poussière (et ici poussière sonore), cendre pourrait-on dire également, en reprenant le titre d’une autre œuvre d’Andre, asche (2004), pour cinq instruments.
…22,13… (« Musiktheater-Passion» en trois parties, 1999-2004), désigne le treizième verset du vingt-deuxième et dernier chapitre de l’Apocalypse de saint Jean : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin ». Pierre Prigent, exégète de l’Apocalypse2, et l’une des lectures principales de Mark Andre, insiste sur ce point que Alpha et Oméga, première et dernière lettre de l’alphabet grec, désignent de manière presque synonyme le premier et le dernier absolus, mais à la condition de ne pas comprendre « dernier » comme ce qui viendrait clore, parachever Dieu. Cette perfection des lettres extrêmes est attestée dans le judaïsme, dans les spéculations rabbiniques sur le mot Vérité, en hébreu emet, qui s’écrit אמת, parfait symbole de Dieu, en tant qu’il est composé des lettres initiale (aleph), médiane (mem) et finale (tav) de l’alphabet. Alpha et Oméga, Premier et Dernier sont des prédicats de Dieu à d’autres versets (1,8, 1,17, 2,8 et 21,6), mais s’appliquent, dans le verset retenu par Mark Andre, au Christ, Celui-ci s’unissant à Celui-là, dont les titres s’avèrent de la sorte interchangeables.
…22,13… est divisé en trois sections : …das O…, …das Letzte…, …das Ende…, autrement dit, il ne conserve des trois doublets que le second terme. Et d’autres sources s’y ajoutent : Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman, film dont le titre emprunte à l’Apocalypse, au verset 8,1, en retour entonné en suédois dans …22,13…: « Et lorsque [als] l’Agneau ouvrit le septième sceau, il se fit un silence dans le ciel, environ une demi-heure ». Un silence précède les tonnerres et les voix, les éclairs et les tremblements d’une pelle en or, qu’un ange emplit de feu et jette à terre, avant que sept autres anges ne sonnent les sept trompettes, ne suscitent malheur, fléaux, bains de sang et terreur des embrasements, et n’annoncent le Jugement. Autre source, encore : les sixième et deuxième parties (dans cet ordre inversé) jouées le 11 et le 4 mai 1997 entre Garry Kasparov et l’ordinateur d’IBM Deep Blue, et abandonnées par le maître d’échec, respectivement après les dix-neuvième et quarante-cinquième coups, notés dans une partition qui, du jeu, adopte la structure en damier – on se souviendra, bien sûr, dans le film de Bergman, de la partie que le chevalier Antonius Block, de retour des croisades, dans un pays en proie à la peste, livre contre la Mort. Dans la troisième section de …22,13…, l’abandon de Kasparov convoque les Actes des Apôtres (2,2) : « Quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent » – ce vent que quatre anges, « debout aux quatre coins de la terre », avaient retenu pour qu’il ne soufflât ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre, dans l’Apocalypse (7,1). Dernière source : le « train fantôme », la fournaise de wagons à bestiaux, où avaient été entassés des déportés, juifs, chrétiens et combattants de la Guerre d’Espagne, qui partit de Toulouse le 3 juillet 1944 et mit cinquante-sept jours pour atteindre le camp de Dachau, le 28 août 1944. Les anges, sacrifiés, rejoignent ce convoi de présences sépulcrales, spectrales.
De manière sibylline, Mark Andre donne aussi, souvent, pour titre à ses œuvres un mot, et plus souvent encore, une préposition, un préfixe ou un adverbe allemands, indiquant une relation temporelle, spatiale ou modale. Il en est ainsi avec « ab» (à partir de) ou « in» (dans, en), le premier donnant deux œuvres, ab I (1996, d’abord écrit en majuscules), pour clarinette contrebasse, violoncelle et piano, et ab II (1996-1997, idem), pour clarinette contrebasse, cymbalum, violoncelle, piano, deux percussions et live electronics; le deuxième, une œuvre pour clarinette basse (2002). De même, les plus récents concertos s’intitulent an (à, 2014-2015), pour violon et orchestre, ou über (au-dessus, sur, 2015), pour clarinette, orchestre et live electronics. Citons encore « zu » (à) ou « durch » (par, durant, à travers, au moyen de), dont seul le compositeur est en mesure de dévoiler l’origine biblique. Ainsi …zu…, titre d’un trio à cordes de 2004, renvoie à une formule traversant la traduction luthérienne de l’Apocalypse (1,6 et 18 ; 4,9 et 10 ; 5,13 ; 7,12 ; 10,6 ; 11,15 ; 14,11 ; 15,7 ; 20,10 ; 22,5) : « von Ewigkeit zu Ewigkeit» (« pour les siècles des siècles »), par laquelle saint Jean désigne un au-delà du temps, celui du règne, de la gloire, de la puissance et de la sagesse de Dieu, et que Mark Andre traduit au moyen d’un canon circulaire. durch (2004-2005), pour saxophone, percussion et piano, évoque, quant à lui, l’Évangile selon saint Luc (13,23-24) : « Quelqu’un lui dit : “Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ?” Il leur dit : “Luttez pour entrer par [durch] la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas ». La transition, religieuse, existentielle, compositionnelle, le passage, l’intermédiaire, le changement d’état, aucunement processuel, sont constitutifs de l’œuvre de Mark Andre, où ils se reconduisent, en dernière instance, à la Résurrection du Christ. En outre, dans la mystique rhénane, durch dénote la tension vers un absolu : Maître Eckhart, Henri Suso ou Jean Tauler désignent par Durchbruch la percée en laquelle l’homme se dépouille de sa connaissance illusoire et douloureuse, parce que limitée, et entre ou retourne dans les arcanes de la déité, dans l’Un, laissant l’Un se saisir lui-même en lui-même comme Un. Dans l’œuvre d’Andre, surtout orchestrale, depuis un fond de silences, de tenues, de gestes figés, de masses sombres, tantôt magmatiques, aux discrètes attaques, tantôt strictement étales, éclosent ou jaillissent, puis se retirent traits et attaques secs, déflagrations et scintillements éphémères, verticaux, aux densités et à l’épaisseur variées.
Le triptyque …auf… (2005-2007), pour grand orchestre (auquel s’ajoute, dans le dernier pan, l’électronique en temps réel), induit pareillement cet intermédiaire : « La préposition et l’adverbe allemand auf renvoient à l’idée de seuil, à une forme de transition, de passage : dans des verbes composés comme aufgeben (renoncer), aufhören (cesser), aufheben (abolir ou garder). Dans cette pièce j’ai voulu évoquer la notion de seuil entre des espaces et des familles sonores, un seuil qui possède aussi sa composante existentielle et métaphysique3 ». Dans …auf… résonne également le terme Aufhebung, la synthèse propre à la dialectique, qui tout à la fois conserve et supprime, abroge et sublime. Comme Helmut Lachenmann, Mark Andre voit dans le moment de la négation – ou du silence – l’essence même de cette dialectique, quand l’arbre abattu n’est pas encore fait table ou papier. …auf… renvoie enfin à la Résurrection (Auferstehung), au corps glorieux, à la rédemption des péchés et à la libération de la mort, que rapportent les évangiles. Cette Résurrection du Christ, un tel triptyque n’en serait que le « transitoire d’attaque métaphysique », « presque rien », à peine l’impulsion d’un son immense à venir. Pourtant, si son titre ne conserve de Aufhebung et de Auferstehung que la particule initiale, c’est que Mark Andre n’œuvre ni en philosophe, ni en théologien, ni même seulement en croyant, mais qu’il désigne, en musicien, un mouvement basal de l’existence de chacun.
On mentionnera, dans ce même contexte, le diptyque hij, formé d’un premier pan pour orchestre (2008-2009) et d’un second pour vingt-quatre voix et électronique (2012). Il s’agit ici de l’abréviation de Hilfe Jesu. Quant au cycle iv, que Mark Andre poursuit depuis 2007, il requiert pour l’essentiel des instruments solistes ou des ensembles constitués de l’histoire de la musique (trio à vent, trio à cordes, quatuor à cordes …), dans la perspective d’un laboratoire de recherches sur le timbre et les modes de jeu, soucieux d’ouvrir « d’autres espaces créatifs intérieurs encore inexplorés », et suggère une « métaproblématique », une problématique transcendante : l’idée d’intro-version, par laquelle l’expérience musicale se charge de tension plus métaphysique que théologique stricto sensu, même si Mark Andre suggère la « recherche de traces existentielles et métaphysiques de la présence et du pouvoir de Jésus de Nazareth ».
Réduire la lettre (et supprimer les majuscules), dans ces titres, jusqu’à l’initiale, participe d’un esprit œcuménique – l’œuvre s’adresse au croyant, chrétien ou non, comme à l’athée, sans prosélytisme – et autorise bien des résonances, et principalement, sur le plan existentiel, les directions spatiales et temporelles du sens. Dans ces orientations de l’espace et du temps, il nous est impossible de distinguer le son, le geste qui le produit, le concept ou l’ensemble des stratégies compositionnelles qui le structurent, et la tonalité affective ou l’expression qui l’induit ou qu’il suscite chez le musicien et l’auditeur. « Ces types de préposition sont presque des cimetières sémantiques, à la fois ouverts et incomplets, et renvoient à des espaces latents béants, importants4 ». Le mot en somme est une trace, un vestige, une ruine de sa provenance, ce dont témoignent les points de suspension qui sertissent prépositions, préfixes, adverbes de ces titres.
Le protestantisme de Mark Andre, empreint d’Apocalypse, s’enrichit dans un second opéra, wunderzaichen (2011-2013), pour solistes, récitant, chœur mixte, orchestre et live electronics, de la tradition kabbalistique du philosophe et théologien allemand Johannes Reuchlin (1455-1522), qui contribua à la connaissance de la pensée juive. Le titre de cette œuvre en quatre « situations » (plutôt qu’actes), que l’on peut traduire par signes merveilleux, est emprunté à la définition que Goethe donna des écrits de Reuchlin. En voici un bref résumé.
Situation 1 : Aéroport Ben Gourion à Tel Aviv. Des pèlerins et des touristes attendent d’entrer en Terre sainte. Parmi eux, Johannes. Kabbaliste, il est l’auteur d’un manuel d’hébreu. En observant des douaniers contrôler les papiers des voyageurs, il s’interroge sur son identité : il vit avec un cœur qu’on lui a transplanté, un « intrus ». Quand il se présente au contrôle, son comportement paraît suspect. Aussi est-il retenu pour interrogatoire.
Situation 2 : Au poste. Un policier interroge une femme. Johannes, qui donne pour nom Reuchlin, continue de se comporter étrangement, prétendant être né pour la seconde fois il y a vingt ans environ. Évoquant l’unité de l’être vivant, il raconte la parabole kabbalistique du potier qui brise ses vases pour en exposer les défauts cachés, tandis que le policier fait une recherche sur internet et apprend que Reuchlin est mort depuis longtemps. Il lui refuse, ainsi qu’à la femme, l’entrée du territoire.
Situation 3 : Un fast-food. Le policier et deux officiers servent pèlerins et touristes. Johannes raconte une autre parabole, celle de l’homme vivant seul dans la montagne et qui sait l’essence du blé dont est fait le pain des villes. Il apprend ensuite le nom de la femme, Maria, et meurt d’une crise cardiaque. Le policier se transforme en archange.
Situation 4 : Johannes a quitté son corps. À distance, il regarde les hordes en quête de Dieu et médite sur la résurrection, le langage, l’amour… Il a le sentiment qu’il est un intrus, dans le monde et en lui-même. Maria pleure Johannes. Celui-ci souhaite lui parler, mais elle demande à ne pas être touchée. Dans les haut-parleurs, Johannes est appelé dans le hall des départs.
Le livret, coécrit par Andre avec Patrick Hahn (dramaturge du Staatsoper de Stuttgart), est en allemand, en hébreu et, plus exceptionnellement, dans l’anglais sommaire d’une aérogare. Il emprunte à la Bible, aux traités de Johannes Reuchlin (Augenspiegel, Le Miroir des yeux, De verbo mirifico / Du verbe admirable, De arte cabbalistica / De l’art cabbalistique) et à deux ouvrages de Jean-Luc Nancy (L’Intrus et Noli me tangere). Le livret revendique aussi les noms du Pseudo-Denys-l’Aréopagite, ainsi que de Bazon Brock, Paul Celan, Peter Nadas (La Mort seul à seul), Jean Paul, Gershom Scholem et Karlheinz Stockhausen. On y perçoit aisément des dimensions, des genres et des thèmes religieux : l’angélologie, la parabole qui, comme l’écrit Jean-Luc Nancy « ne parle qu’à celui qui l’a déjà comprise5 », la mystique de la lettre, du nom et du nombre, la résurrection et l’absence (Abwesenheit) comme forme autre de la présence, pour n’en citer que quelques-uns, ainsi que l’allusion à l’Évangile selon saint Jean (20,17) dans la déclinaison, par Maria, du Noli me tangere que Jésus adresse à Marie de Magdala découvrant le tombeau vide et qui écarte expressément le toucher du corps du Ressuscité. Ces traces du sacré sont aussi musicales, Mark Andre composant avec les sons concrets d’une géographie religieuse. Ainsi, lors d’un voyage en Israël, un « roadtrip métaphysique » entrepris en 2011, le compositeur a enregistré non seulement l’Église du Saint-Sépulcre, dont le son dominant, un ré, irrigue l’une des situations de l’œuvre, mais aussi le Mur des Lamentations, la synagogue de Capharnaüm, ou encore des sons naturels du lac de Tibériade, de la Mer morte et du désert.
Science
À une première écoute, l’œuvre de Mark Andre paraît puiser à la notion de « musique concrète instrumentale » de Helmut Lachenmann. Les modes de jeu abondent, peu communs. Ainsi, aux cordes, dans …zu… par exemple : jeu derrière le chevalet, sur le chevalet, sur la touche, jusqu’à la volute, à même le chevalet entre les cordes et la caisse de résonance, graduation de la pression (Druck: D) de la main gauche (échelle de 5/5 D à 1/5 D), graduation de la pression de l’archet (Bogendruck : BD) (échelle de +5BD à -5BD, en passant par « normal »), pizzicato-Bartók sur une corde à vide et les quatre cordes étouffées, avec le bois de l’archet tandis que les cordes et les vibrations sont bloquées, avec l’archet vers le bas ou vers le haut le long de la corde et sans hauteur déterminée, avec les ongles, avec le bout des doigts, mouvement vers le bas avec frotté-jeté, graduation entre l’absence de perforation et une perforation du son (échelle de cinq degrés). Ou, aux vents : cluster diatonique, pseudo-Flatterzunge, tongue ram, pseudo-slap, slap avec plus ou moins de son (échelle de trois degrés), glissando avec ou sans souffle, graduation du souffle et du son (échelle de quatre degrés), souffle pur, éloignement de 3, 7 ou 10 centimètres entre l’embouchure et la bouche de l’interprète, multiphonique, oscillation micro-intervallique, percussion sur l’embouchure, perforation d’harmonique (échelle de trois degrés), alternance d’inspiration et l’expiration…
Prenons l’exemple d’une œuvre soliste : …in…, pour clarinette basse, dont l’interprète, selon la partition, doit tourner le dos au public, en direction d’un piano ouvert et dont la pédale de résonance est enfoncée. L’instrument est amplifié et, s’il ne l’est pas, se trouve à un mètre environ d’un tam-tam qui en réverbère et grossit les timbres. Mark Andre note avec précision la respiration du clarinettiste (inspiration, expiration), le lieu du souffle (dans le bec, hors du bec, avec graduation de 1 à 5), les équilibres instables entre le son et le souffle (avec graduation de 1 à 5), jusqu’au souffle uniquement, les multiphoniques, les sonorités percussives (avec la paume de la main, les bruits de clef, mêlés ou exclusifs), les dents sur l’anche, la simulation d’une crise d’asthme…, mais aussi les tessitures d’une voyelle à chanter ou la résonance de tête d’une voyelle non chantée. Car on retrouve, dans cette œuvre instrumentale, le même verset 22,13 de l’Apocalypse (en allemand) que dans le Musiktheater-Passion, dont il ne reste ici que des bribes. En somme, le vocabulaire paraît partagé avec Helmut Lachenmann (même si, comme le souligne le chef d’orchestre Sylvain Cambreling, interprète privilégié des deux musiciens, la « spiritualisation du matériau » chez Lachenmann se distingue de la « matérialisation du spirituel » chez Mark Andre, laquelle viserait plutôt à la transmission d’idées d’âme à âme6).
Il n’en est rien de la grammaire. Certes, l’œuvre de Mark Andre scrute l’absolu, l’abîme, Ein Abgrund7, où il s’agit pas d’être uni à Dieu (Celui-ci serait alors objet), mais d’être un avec Dieu (unum et non unitum, selon l’enseignement de Maître Eckhart). Mais elle s’approprie aussi, et tout autant, les acquis de la science, laquelle se montre incertaine sur le seuil au delà duquel nous ne savons rien encore – une incertitude épistémologique toucherait en effet, depuis Gaston Bachelard et Karl Popper, les fondements de toute connaissance scientifique. Mark Andre l’accompagne néanmoins dans ses avancées récentes. Ainsi, au plus évident, Modell (1999-2000), pour grand orchestre en cinq groupes, est né d’échanges avec les chercheurs du Cern et de représentations graphiques de collisions de particules, dont la masse et les positions déterminent la densité, les durées et les proportions des événements sonores. Revenons cependant aux premiers écrits théoriques d’Andre et à leur récusation de la causalité linéaire du classicisme, à l’œuvre y compris dans le structuralisme sériel, et citons longuement l’un d’eux :
« Le point de convergence le plus prégnant entre utopie musicale et utopie scientifique me paraît être l’émergence de la causalité complexe. Le principe du déterminisme causal, qui commandait la science comme la musique des périodes antérieures, n’a cessé de s’assouplir en causalité probabilitaire de caractère statistique ; l’idée même de causalité demeurait rigide, linéaire, stable, close, impérative : partout, toujours, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne pouvait être question qu’un effet désobéisse à la cause ou métacause ; il ne pouvait être question qu’un effet rétroagissant fasse effet sur la cause et, sans cesser d’être effet, devienne causal, sa cause devenant son effet tout en demeurant cause. De fait, la rétroaction renvoie à l’idée de boucle, c’est-à-dire d’autonomie organisationnelle. L’autonomie organisationnelle détermine une autonomie causale, à savoir une sorte d’endocausalité, non réductible au rapport causes-effets. Il y a donc bien existence d’une causalité qui s’engendre dans et par le procédé de production de soi. Le caractère à la fois disjoint et associé, complémentaire et antagoniste de l’exocausalité et de l’endocausalité impliquant un complexe de causalité mutuelle interrelationnée. L’introduction dans la causalité d’une incertitude interne (ou principe d’incertitude en mécanique quantique) demeure l’événement majeur en musique comme en science (physique, astrophysique), redéfinissant et réactualisant le concept de complexité, d’activité organisationnelle8 ».
Cette citation puise à la pensée d’Edgar Morin dans le premier livre de La Méthode9, en adopte le vocabulaire, la paraphrase même. Logiquement, dans ses compositions, Mark Andre actualise des contextes complexes, où la rétroaction et la récursivité brisent la causalité linéaire et ouvrent une causalité circulaire, en transformation continue, où l’effet influe sur la cause, et où les états généralement improbables se font états localement et temporairement probables. C’est sans doute cette tentation du « compossible » que Mark Andre a perçu dans l’œuvre de Jean Barraqué, où la série n’est pas en soi, mais toujours en devenir, formée et formante10.
Selon le compositeur, une telle causalité engendre la crise de trois tendances esthétiques : le modèle acoustique, qui ne serait qu’une mise à jour de la théorie ramiste, y compris dans le versant de la musique spectrale ; le modèle paramétrique, sériel, dont la décomposition du son en paramètres, en parties, serait désormais impossible, au nom précisément d’une causalité mutuelle ; le modèle expérimental, insuffisant, des objets musicaux, quand bien même Mark Andre utilise des sons « concrets », comme ceux de wunderzaichen ou les crissements de trains roulant par à-coups dans …22,13…. Dans un article intitulé « La question de l’architecture de la composition11 », Mark Andre propose deux autres modèles : déconstructif et dialogique. Le premier repose sur un premier quadriparti:
Déconstruction Fragmentation
Construction Défragmentation
Suivant la thèse de l’astronome Edwin Hubble selon laquelle le cosmos s’organise dans la désintégration – un modèle cosmologique complexe, polymorphe, renonçant à l’exactitude d’une connaissance totalisante –, Mark Andre pense le modèle déconstructif en musique, mais ne l’enclot pas dans les seuls principes de la composition. « Il s’agit d’une recherche permanente d’états, d’expériences métaphysiques d’une part, et d’une quête du fondement d’autre part12 ». Fragmentation et défragmentation sont des opérations causales internes (partant, une endocausalité), qui ne remettent pas en cause les plans structurels et la hiérarchie des éléments constituants, contrairement à la déconstruction et à la construction, opérations exocausales.
Quant au modèle dialogique, il présuppose la présence d’une organisation récursive (dite morphostase) et d’une réorganisation permanente. Il repose sur un second quadriparti :
Ordre Organisation
Non-ordre Interaction
Chez Mark Andre, l’œuvre musicale, entre déconstruction et dialogie, mais aussi dialectique, décrit un itinéraire dense, subtil, complexe, tout de tensions et de résolutions.
Trois types de son y participent, trois catégories, ou trois groupes, aisément audibles en tant que tels, dans leur forme archétypique, mais aussi, et surtout, interpolés et entrelacés :
- le son harmonique, « habituel », aux paramètres rigoureusement agencés (la hauteur de sons traditionnels, où affluent aussi les micro-intervalles, et le rythme), et qui relèvent d’algorithmes informatiques. Ainsi, au début de …auf… II, le matériau est utilisé avec diverses fonctions random et divers tirages, aux deux pianos. Peu à peu, par fragmentation, le travail algorithmique s’avère contingent. Car, si l’algorithme sert à créer une polarité, puis à définir une dialectique, Andre ressent d’emblée le danger, dans son ars combinatoria, d’une attitude néo-positiviste, dont il entend se détacher.
- le son inharmonique, à l’instar de la cloche, par exemple quand les interprètes de S1 (2009-2012), pour deux pianos, jouent à même les cordes de leur instrument et laissent entendre des couleurs micro-intervalliques. C’est un son-texture, sinon un temps-texture, introduisant une inquiétude morphologique interne et doué d’une respiration propre, qui ne peut plus s’inscrire et, de fait, ne s’inscrit plus dans des agencements de temps fixés par des rapports. De ce point de vue, l’organicité prend ici le dessus.
- enfin les bruits ou les sous-types bruités, où culmine l’écoute d’états friables.
Le premier type de son implique de revenir une dernière fois aux écrits théoriques de Mark Andre. L’un d’eux étudie l’Ars Subtilior du xive siècle à l’aune du concept de compossible exposé par le « docteur subtil » Jean Duns Scot dans le § 78 du Tractatus de Primo Principio. « Le (com-)possible est bien plus qu’une faculté de choix dans un ensemble statistique (la totalité des états de fait passés, présents et futurs), mais une fenêtre ouverte sur l’impensable compositionnel13 ». Si Dieu se donne dans son infinité, produit les essences finies et combine l’une et les autres en compossibles, chaque organisation finie est liée à une organisation infinie, ouverte, d’éternité. Or, au XIIIe siècle, Francon de Cologne, dans son Ars Cantus Mensurabilis, délaissant les modes rythmiques qui régulaient encore l’organisation métrique des motets de l’Ars Antiqua, avait déjà introduit une notation divisant la longue en perfecta (de trois brèves) et imperfecta (de deux brèves), désignées par un même symbole – la brève sera soit recta soit altera; et la semi-brève, soit major soit minor, avant que les procédures de division atteignent la brièveté des données nommées dragma et fusa. Le temps musical se ferait alors compossible, entre ce qui est du domaine du fini (l’unité de base) et ce qui est du domaine de l’infini (son principe de division), ce que radicalisent les complexes « mises en temporalité » de Mark Andre. Le fini et l’infini, tels qu’exposés chez Duns Scot, et tels que rapportés aux structures musicales et à la notation des maîtres du xive siècle, irriguent par exemple son cycle Un-fini (1993-1996), composé de quatre œuvres de musique de chambre.
Quant aux deux derniers types de son, ils remettent en cause la construction, l’algorithme et le système mensuraliste, et les structures volent en éclats. Au détriment d’un modèle dialogique, une dialectique s’instaure, qui tend les états et les corrode, en fait un « cimetière de marqueurs structurants ». Le passage d’un type de son à l’autre confère à l’œuvre une manière d’être organique, traversée de naissances, de croissances et de dépérissements, de renaissances, d’autres croissances et de nouvelles pertes d’énergie, jusqu’à la brisure ultime. La force de l’œuvre de Mark Andre tient à ce qu’elle se constitue toute entière dans son déploiement, de son commencement à sa fin, alpha et oméga. Elle ne suppose pas un plan, une forme, qui précéderait le matériau et que ledit matériau devrait suivre, inexorablement, mais crée sans cesse son propre univers, une cosmologie en expansion et en désintégration. C’est pourquoi la notion de seuil, Schwelle, dont l’initiale donne son titre à S1, affecte autant les dimensions du discours musical. Les touchers et les modes de jeu, que nous avons évoqués plus haut, y contribuent grandement, en tant qu’ils permettent de franchir le seuil des types sonores aux qualités et aux identités morphologiques distinctes. À un niveau plus général, l’idée de seuil se retrouve dans la recherche de sons ni purement instrumentaux, ni seulement électroniques, mais intermédiaires, comme dans …auf III…, ou dans l’interstice entre deux espaces acoustiques, l’un virtuel, puisant à des enregistrements de lieux sacrés et les modélisant, et l’architecture réelle de la salle de concert, où ce virtuel se livre – comme dans …üg… (2008), pour ensemble et électronique14.
Reste une dernière étape, de repliement, que les live electronics opèrent volontiers selon un procédé dit de convolution, phénomène sonore et morphologique – Faltung se traduisant aussi par pliage ou plissement, dont il convient de rappeler que le mot renvoie à la combinaison de deux fonctions. Sont appliquées à l’attaque du son, à son impulsion, des caractéristiques acoustiques de transitoires d’extinction. « Toutes les transformations, calculées en temps réel, mettent en œuvre différentes formes sonores de l’orchestre (des impulsions), et les “plient” à travers d’autres formes sonores répondantes15 ». L’impulsion atteint un autre lieu. Ce pliage, bien sûr, une dernière fois, est existentiel – il dit la convolution comme ouverture aux autres – et métaphysique, car l’alpha y rejoint l’oméga, dans l’instant, le temps aboli, miroir de l’éternité.
- Nous citerons la Bible dans la traduction française de l’École biblique de Jérusalem (Paris, Cerf, 1973).
- Voir notamment Pierre Prigent, L’Apocalypse de saint Jean, Genève, Labor et Fides, 2000.
- Notice du compositeur pour …auf III… (inédit).
- Entretien avec l’auteur, 8 juin 2009.
- Jean-Luc Nancy, Noli me tangere [2003], Paris, Bayard, 2013, p. 13.
- Sylvain Cambreling, « Materialisierung des Spirituellen. Sylvain Cambreling über die Musik von Mark Andre », Programme pour les représentations de wunderzaichen, Stuttgart, Staatsoper, 2014, p. 8-12.
- Ein Abgrund (Un abîme) est le titre d’une œuvre de 2000, pour alto, violoncelle et baryton, non dans cette perspective mystique, qu’elle n’exclut cependant pas, mais d’après un fragment du Wozzeck (acte II, scène 3) d’Alban Berg : « L’homme est un abîme, la tête vous tourne, quand vous regardez dehors… J’ai la tête qui tourne… ». On citera encore les deux œuvres intitulées Mise en abîme I et Mise en abîme II (1991 et 1992), pour ensemble.
- Cahiers de l’Ircam, 4 (1993), Utopies, p. 104-105.
- Voir Edgar Morin, La Méthode. I. La nature de la nature, Paris, Seuil, 1977, p. 257 sq.
- Voir Mark Andre, « Das Werk Jean Barraqués », Musik und Ästhetik, 9 (1999), p. 109-113.
- Mark Andre, « Die Frage nach der Architektur des Komponierens », Musik und Ästhetik, 13 (2000), p. 62-67.
- Mark Andre, Entretien avec Jean-Luc Menet (2009) dans CD Ensemble Alternance. Mark Andre, STR33837.
- Mark Andre, « Du compossible musical dans l’Ars subtilior», L’Harmonie (sous la direction de Christophe Carraud), Orléans / Meaux, Institut des arts visuels / Conférence, 2000, p. 327-328.
- Voir Mark Andre, « Die Klang-Zeitfamilien und kompositorischen Zwischenräume in …üg… für Ensemble und Elektronik », Musik-Konzepte, 167 (2015), Mark Andre, p. 40-60.
- Notice du compositeur pour …auf III… (inédit).