L’art de Liza Lim trame de singuliers croisements compositionnels, artistiques et culturels. Son identité, qu’elle dit de « trait d’union » (entre la Chine de ses ancêtres et l’Australie où elle est née) et qu’elle a longtemps observée depuis l’Europe (Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne…), implique que les relations entre les éléments y sont instables, sinon ambivalentes, à l’image d’un nouement de trajectoires ou d’une étoffe. Car Liza Lim déploie volontiers le lexique du tissage, de la tendresse du pli ou de la maille rugueuse, du voile qui s’interpose entre l’objet et celui qui le regarde, ouvrant un espace rituel, comme dans Veil, pour sept instruments, ou The Weaver’s Knot, pour quatuor à cordes, dont le titre renvoie à un nœud très tendu utilisé depuis des siècles dans la production textile.
Un tel art implique un multiculturalisme ou ce que Liza Lim appelle aussi, parfois, un « transculturalisme », qui constitue une donnée historique de l’Australie, l’une des « mythologies » de sa société – une mythologie, souligne aussi Liza Lim, dont les Aborigènes mesurent la brutalité initiale et les inégalités actuelles. Comment renouveler cette donnée ? Comment dépasser les oppositions entre l’Asie et des sociétés de type occidental ? Liza Lim rappelle à ce titre que les Chinois d’Australie ont maintenu des traditions et des rites que la Révolution culturelle avait interdits et donc, pour une large part, perdus. Comment le multiculturalisme peut-il prendre part au processus de création et définir un langage plus rigoureux et structurellement articulé que le crossover pratiqué par d’autres compositeurs, notamment d’origine orientale ou moyen-orientale, établis dans des pays européens ou nord-américains ? D’où parle le musicien ? De quelles autorités culturelles se prévaut-il ? « De plus en plus, je considère le multiculturalisme comme une manière d’être dans le monde en tant qu’artiste – une manière de travailler qui ne porte pas seulement sur le franchissement des frontières entre les cultures, mais aussi sur les différences au sein même d’une culture1 ».
Traits d’union
D’innombrables allusions littéraires et musicales à d’autres cultures jalonnent l’œuvre de Liza Lim. Indépendamment des cultures chinoise et australienne, les plus importantes, sur lesquelles nous reviendrons, mentionnons : l’influence de l’alap des râga indiens dans Inguz (Fertility), pour clarinette et violoncelle ; l’asymétrie des phrases, un silence générateur de tension et la fluctuation entre bruit et timbre propres aux traditions japonaises dans Koto, pour huit instruments ; le soufisme extatique et intime de Hafez dans Tongue of the Invisible, pour piano, baryton et seize instruments. Les mentions de la poésie persane de Djalâl ad-Dîn Rûmî éclairent notamment The Alchemical Wedding, pour ensemble ; The Heart’s Ear, pour flûte, clarinette et quatuor à cordes, dont la phrase initiale est basée sur une mélodie de flûte turque ney ; Ecstatic Architecture, pour orchestre, créé à l’occasion de l’inauguration du Walt Disney Concert Hall conçu par l’architecte Frank Gehry ; et Immer Fliessender, pour orchestre, au titre mahlérien, prologue à la Neuvième Symphonie d’un empire viennois alors au crépuscule, et regardé ici comme à travers une fenêtre, depuis l’empire ottoman, juste après la frontière…
Le traitement instrumental rend souvent manifeste ces croisements culturels : les timbres, tout à la fois « ensemble » et « à part », présentent des lignes adoptant plus ou moins le même contour, mais légèrement altéré, avec d’autres accentuations et d’autres ornementations. Citons Yuè Lìng Jié (Moon Spirit Feasting), pour trois voix et ensemble, opéra de rue, d’inspiration chinoise, où flûte, clarinette, saxophone, trompette, percussion et violoncelle côtoient un koto, cithare japonaise, et la vièle chinoise erhu – l’œuvre, sécularisée, n’est pas un rituel, mais entend établir une communauté, au filtre cependant de sa diaspora. Citons également Burning House, pour koto et voix, The Alchemical Wedding, incluant un erhu, l’installation vidéo Sonorous Bodies, avec koto, ou Machine for Contacting the Dead, pour vingt-sept musiciens, dont la section centrale reprend les timbres du qin chinois (cithare à sept cordes sans chevalet mobile) et des aspects de son répertoire. « Le qin est pour moi l’emblème de la manière dont la sensualité et le monde physique, l’expérience viscérale, s’enlacent avec le royaume subtil de l’énergie – l’interaction du tactile et du rêve2 ». Le connaisseur y écoute non seulement la corde pincée, mais aussi le doigt caressant la corde, après le pincement. Et ce son bruité, considéré comme le souffle de l’instrument, atteint une dimension spirituelle. Liza Lim utilise encore le qin dans une œuvre où il dialogue avec une voix de soprano : The Quickening, d’après Yang Lian.
Le caractère hybride de l’instrumentarium se retrouve dans The Compass, œuvre d’un retour à l’Australie, qui s’intensifie dès 2006, et à l’un de ses timbres premiers, le didgeridoo. Il s’agit ici de tisser les traits physiques et les symboles telluriques de sa raucité avec un grand orchestre occidental et une flûte soliste. The Compass illustre en outre les thèmes du feu, de la terre, du souffle et du chant, empruntés à la culture aborigène. (Cette culture revient encore dans Ochred String, pour hautbois, alto, violoncelle et contrebasse, et dans Pearl, Ochre, Hair String, pour orchestre, dont les titres font référence à deux substances communes aux rituels de naissance, d’initiation, de mariage, d’enterrement, de guérison, de fertilité, d’amour et de sorcellerie, et qui sont associées aux transformations de la matière et à des états spirituels : l’ocre de la terre humide utilisée pour la peinture et la corde faite de cheveux humains frottés avec de l’ocre et de la graisse animale.)
Mais l’hybridation n’est pas seulement géographique, elle est aussi historique, soucieuse d’authenticité dans la facture instrumentale et le langage musical qui lui est associé. Ainsi, The Navigator, opéra en six scènes avec un prélude, pour cinq chanteurs, seize instrumentistes et électronique, sur un livret de Patricia Sykes, combine un trio baroque (flûte à bec, harpe baroque et viole d’amour, qui dominent l’essentiel de la scène 2, sous-titrée « Sensorium »), un ensemble moderne (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, percussion et cordes), une guitare électrique et un sound design. L’usage de la flûte à bec Ganassi se fait en soliste, notamment dans le Prélude. « La Ganassi a connu son heure de gloire au XVe siècle à Venise. Une école de flûte à bec s’est développée, extrêmement virtuose et avec des ornementations extravagantes. En tant qu’instrument, elle était associée au surnaturel, à la mélancolie, au pastoral et à l’érotisme. […] J’aime l’expressivité de la flûte à bec Ganassi, l’immédiateté du son qu’elle produit, sa proximité avec le souffle. Elle reflète la moindre nuance et se fait l’écho du moindre mouvement du corps3 », relate Liza Lim, qui reprend l’instrument dans d’autres œuvres dérivées de The Navigator — Weaver of fictions, The long forgetting, Sensorium –, mais aussi dans The Guest, concerto pour flûtiste à bec (jouant flûte baroque, flûte Ganassi et basset) et orchestre.
Aussi les effectifs requis accumulent-ils les strates, qui se heurtent ou se mêlent harmonieusement, et dans lesquelles chaque instrument intervient avec ses qualités acoustiques et esthétiques, dans le souvenir de son répertoire et le respect de son expressivité. Une grande richesse de timbres, de gestes et d’affects, en résulte. En lieu et place d’un ensemble lisse, Liza Lim construit des situations dont les différences sont tantôt aplanies, tantôt exacerbées jusqu’à la friction. Invisibility, pour violoncelle en scordatura, distingue plusieurs degrés de pression des cordes (légère, harmonique ; moyenne, entre bruit et timbre ; normale), la main gauche étouffant parfois les cordes, pour ne laisser entendre que le son du crin. Deux types d’archets se succèdent, puis se combinent : l’un, normal, et ce que la compositrice appelle un « archet guiro », dont le crin est enroulé autour du bois, de telle sorte que les matériaux alternent sur la corde et que l’articulation, granulaire, se montre instable. Comme un paysage de ruptures imprévisibles où, cependant, tous les mouvements deviennent audibles. La corporéité de l’instrument et ses relations avec celle de l’interprète y sont évidentes : « Le corps est le lieu de l’extase – il a ses propres systèmes “climatiques” et dynamiques, des motifs miroitant de précipitations physiques, cognitives et affectives, qui changent et se transforment continuellement. Dans mon langage musical, le corps enculturé avec ses rituels et ses chemins d’expérimentation du monde crée des motifs structurels abstraits qui approchent le phénomène physique brut du son à la recherche d’une intensité de l’expérience, à la recherche de manières d’ouvrir à la “soudaineté” ou à l’“excès”, à la recherche d’une mise en scène de la pure présence, à la recherche de motifs d’extase4 ».
Le Soi et ses failles
On le comprend, il s’agit moins chez Liza Lim de la coexistence de cultures dans la géographie ou dans l’histoire, que dans un Soi propre qui les dispose et les ordonne autrement, établissant de la sorte des limites, non des barrières infranchissables, mais des seuils perméables. « Pour filer la métaphore, l’une des manières de définir les structures chinoises, depuis l’espace culturel australien, c’est de considérer que ces limites sont des lignes de faille à travers lesquelles les choses se glissent, entrent en collision et se fragmentent5 ». Le multiculturalisme compose des différences, diffracte les éléments d’une intériorité et suppose un archipel d’entités qu’un voyage, physique, métaphorique et culturel, qu’une odyssée ou l’épreuve du désert auront pour tâche de relier. Loin d’un trajet linéaire, d’un lieu à un autre, ou pire encore, d’une cause à un effet – et, dans l’opéra, loin d’une forme narrative ou d’un drame psychologique –, des constellations, des entités amassées et des lignes ouvertes, faites d’interruptions, de suspensions et de chemins qui bifurquent, sont à l’image d’un « hypermonde » en mouvement, mobile et polyvalent. Alors la forme musicale, attentive aux énergies qu’elle exaspère, peut être caractérisée comme globale, « climatique » et « simultanéiste » (Liza Lim établit des analogies avec l’approche du corps dans l’acupuncture où, par exemple, une aiguille piquée sur un point de la cheville peut entraîner une guérison au niveau des poumons). Mais surtout, le multiculturalisme de Liza Lim implique que l’identité, géographique, historique, culturelle, voire sexuelle, n’est jamais figée, qu’elle se redéfinit et qu’elle se reconstruit à chaque instant. On comprendra notamment à la lumière de cette idée la mobilité du son instrumental et vocal : vibratos, micro-intervalles, trilles, multiphoniques, distorsions, voiles, turbulences, points de perforation et modulation continuelle d’éléments sonores disjoints ou assemblés récusent la moindre invariance du son, lui confèrent une aura et esquissent une polyphonie en son sein, en son nœud le plus dense.
Dès lors, se demande la compositrice, comment dépasser les oppositions entre Soi et l’Autre, entre ce qui est familier et ce qui est étranger ? The Navigator répond par le désir et l’amour, l’Eros, cette divinité primordiale incarnant la dualité. « Je sens deux âmes en moi », écrivait Sappho, citée ici. Un autre fragment de la poétesse (R. 182) qualifie Eros de « tisseur de contes » (muthoplokon) ou de « tisserand des fictions » (« Weaver of fictions »), selon le sous-titre du Prélude. Liza Lim découvre aussi dans un livre d’Anne Carson l’expression Eros, the Bittersweet – traduisant l’« amer et doux » de Sappho (R. 97-98) –, chanté par Le Navigateur à la fin de la scène 2, et met le doigt sur l’ambivalence, le tiraillement des sens et l’illusoire conditionnant l’érotisme. Par sa mère, Pénia (Pauvreté), le dieu scrutait un horizon inatteignable, car le toucher, combler la distance, signifierait que cet horizon, ce désir, cesse d’être ; par son père, Poros, Expédient (mais poros dénote aussi le lit d’un fleuve ou de la mer, la voie, le trajet, le passage), il est toujours en chemin et traverserait donc mers et étendues de sable. Des cosmogonies grecques nous apprennent que Eros, force fondamentale assurant la continuité des espèces et la cohésion interne du Cosmos, serait né de l’Œuf primordial, engendré par la Nuit, et dont les deux moitiés, en se partageant, auraient formé la Terre et le Ciel, enrichissant ainsi les thèmes de la fertilité et de l’enfantement, chers à Liza Lim : dans la notice introductive à The Heart’s Ear, Liza Lim mentionnait déjà un poème de Rûmî sur un chant d’oiseau commençant au sein de l’œuf (un chant sur l’acte même de naître) ; The Quickening décrit la première sensation d’une mère aux mouvements de l’enfant dans son ventre, mais aussi d’autres sortes de vies naissantes, des idées ou de la sève circulant dans les arbres ; un dernier exemple : la dernière scène de The Navigator décrit un rêve utérin, au cours duquel, lors d’un rituel de renaissance, une cigale est placée sur les yeux d’un fœtus.
L’organique, le naturel sont essentiels chez Liza Lim, depuis sa première œuvre, Garden of Earthly Desire, jusqu’à The Navigator où, de manière on ne peut plus explicite, l’électronique transforme des enregistrements de cigales6, puis après. Citant la philosophe Elizabeth Grosz, Liza Lim explique, dans un article intitulé « Motifs de l’extase » (« Patterns of Ecstasy »), que l’art relève moins de la créativité de l’homme, que de cette nature, de la capacité de la terre à rendre les sens surabondants, des chants et des danses des oiseaux, des lilas bruissant sous l’effet du vent. L’oiseau ne chante pas à propos de quelque chose, mais intensifie notre perception d’un moment donné, dans un lieu donné, avec ce qui l’environne, témoignant ainsi de la qualité épiphanique de l’expérience esthétique. Dans ce contexte, le cycle des saisons scande In the Shadow’s Light, pour quatuor à cordes, et The Quickening, métaphores de voyages à travers la mort et la vie, ainsi queThe Four Seasons (after Cy Twombly), pour piano, comme « climats » et « saisons » d’une vie intérieure.
Écritures
Une autre dimension de l’œuvre de Liza Lim doit être abordée : son attention à la langue et à l’écriture. Composé pour soprano coloratura et quinze instruments, Li Shang Yin, du nom d’un poète du IXe siècle, s’inspire des idéogrammes chinois, qui parachèvent le « sens » dans une forme analogique, plus que discursive7. Et si la grammaire d’une langue oriente la compréhension de l’identité dont elle est le véhicule, Liza Lim analyse la manière dont le verbe chinois ne change pas de forme selon le sujet. Cette singularité grammaticale est au centre du livret de Yuè Lìng Jié. Il convient ici d’interroger l’idée de langue maternelle.Mother Tongue, pour soprano et quinze instruments, y renvoie, par son titre, de même qu’à l’évocation de la prime enfance et à la tonalité intime des premiers mots émis, mais aussi à l’intonation que l’on retrouve au moment de la mort, voire à la disparition de la langue, indissociable de la perte de la terre. Les mots se décomposent en entités abstraites, ce qui leur permet de réagir à l’égal des éléments : l’eau, les gouttes, les vagues, la terre, la poussière… À la brisure de la langue tend aussi Voodoo Child, pour soprano et sept instruments, d’après un poème de Sappho, une œuvre qui vise une analogie, une transposition, sinon une traduction des sonorités conjecturales du grec ancien. Les vers de Sappho, ce qu’ils énoncent de l’amour, de la moiteur et du miel, des « sensations brûlantes et glacées fourmillant sous la peau », du tremblement incontrôlable et de la langue rendue inapte sous son emprise génèrent une partition aux textures flexibles, où les transformations de voyelles, les modulations de la gorge et de la cavité buccale, et les modifications harmoniques héritées du chant mongol répondent au jeu sur le chevalet des cordes, aux harmoniques et au chant dans l’instrument des vents, à la cymbale, aux timbales et aux percussions agissant en générateurs de fréquence.
Le thème de la langue introduit à l’idée d’une incessante réécriture et aux exigences du mythe et de la mythologie. « Les mythes sont pour moi un immense réservoir de sagesse profonde et d’histoires fascinantes, vivantes et toujours à propos, dans lequel je peux puiser à l’envi8 ». Déjà The Oresteia (1991-1993), « théâtre de la mémoire », fruit d’une collaboration de Liza Lim avec le metteur en scène Barrie Kosky et la chorégraphe Shelley Lasica, reprenait des matériaux de la Grèce antique : le drame de la guerre de Troie, le meurtre d’Agamemnon, Oreste, le matricide et la pythie Cassandre. Il en résultait une « histoire de possession non apaisée », d’après L’Orestie d’Eschyle, un drame de Tony Harrison et des poèmes de Sappho9. The Navigator est aussi gorgé de références à des mythes : l’archipel renvoie à l’évidence à l’Odyssée homérique ; le Mahabharata y a une présence spectrale ; et la scène 3 fait allusion à un épisode de la version bretonne de Tristan et Isolde10… Importent moins les éléments concrets d’une intrigue que, obliquement, des lignes de force autour des thèmes de la métamorphose et du risque. Si le jeu de l’amour reprend toujours un jeu déjà joué, désir et réécriture inscrivent The Navigator dans une temporalité mythique : celle de la suspension dans le ravissement, jusqu’à la dévoration d’autrui (scène 2), ou celle du recommencement éternel, de l’alternance de l’amour et de la guerre, de la création et de la destruction, de l’ouverture et de la fermeture, à l’instar des valvules du cœur sur lesquelles se conclut l’opéra.
Mais c’est au rituel davantage qu’au mythe que puise l’art de Liza Lim, en tant qu’il brise la narration, mais surtout en tant qu’il construit un espace dans lequel des forces ou des phénomènes invisibles se manifestent : « Dans ma formation de compositrice, je remarque que j’ai recherché des lieux et des pratiques culturelles qui proviennent de points de vue ou de “voies de connaissance” épistémologiques admettant une profonde relation entre le royaume du visible et celui de l’invisible11 ». En cela, l’enseignement des Aborigènes d’Australie serait déterminant, où la relation dialectique entre le visible et l’invisible est développée comme un paradigme pour structurer la création du sens. Une surface régulière, où l’œil ne voit rien, n’est pas nécessairement atone, statique, mais possiblement pleine de turbulences et de mouvements de forces, à un autre degré de profondeur. Un écart infime, et la tension se révèle. Liza Lim le rappelle à propos de ses origines : « Dans la culture chinoise, il existe des objets funéraires, ou seulement rituels, qui semblent identiques à ceux qu’utilisent les vivants, mais qui sont fabriqués de manière délibérément imparfaite par certains côtés. […] Ces déformations sont en fait la façon adéquate de faire des offrandes aux esprits, et j’intègre cela dans ma méditation sur les instruments12 ». Le « miroitement » (bir’yun) dans l’art visuel des Yolngu, au Nord-Est de la terre d’Arnhem en Australie a également attiré l’attention de Liza Lim. Tim Rutherford-Johnson écrit à cet égard : « Cette technique projette une luminosité miroitante qui est vue comme une émanation des créateurs ancestraux de la mythologie Yolngu : le bir’yun dote ces peintures d’un pouvoir ancestral. Le miroitement d’une peinture n’est pas seulement lu comme une représentation de ce pouvoir, mais est aussi ressenti comme une manifestation de celui-ci. Ce pouvoir est considéré comme dangereux et est une forme hautement réservée de connaissance13 ». Des rituels d’autres cultures aborigènes sont initiés par des chamans guérisseurs qui traquent et capturent en rêve des chants, des danses et des marques cérémonielles sur le corps, ainsi que d’autres motifs. On dit qu’ils reconnaissent ces formes grâce à la force du miroitement, effet de lumière ou qualité de l’aura, indicateur de la présence d’une réalité spirituelle, que ce miroitement révèle et dissimule à la fois. Un exemple : des chants entendus en rêve sont décrits dans le langage kukatja comme les miroitements d’une chute d’eau. Ainsi se mesurent l’intensité de l’événement, la vibration de sa lumière, la source de vie que représente l’eau sur une terre désertique. Cette notion de miroitement parcourt quantité d’œuvres de Liza Lim, notamment Shimmer Songs, pour harpe, trois percussions et quatuor à cordes, In the Shadow’s Light et The Quickening. Illusions homorythmiques, sons granulés d’un bâton de pluie ou, nous l’avons vu, d’un guiro, et autres jetés de cordes… Tout y exprime l’abandon du continuum et l’extase discontinue.
- Liza Lim, « Peggy’s Ghost – Multi-Cultural Identity and Creative Renewal » [2001], consultable à l’adresse : http://www.newmusicnetwork.com.au/PGH/LL01.html (lien vérifié le 12 janvier 2015).
- Cité dans https://www.elision.org.au/ (site en cours de construction).
- Liza Lim, « Ambivalences d’Eros », Entretien avec Jérémie Szpirglas, Programme pour The Navigator à l’Amphithéâtre de l’Opéra de Paris-Bastille, Festival d’Automne à Paris, le 8 décembre 2009, p. 4.
- Liza Lim, « Patterns of Ecstasy », Darmstädter Beiträge zur neuen Musik, 21 (2012), p. 43.
- Liza Lim, « Peggy’s Ghost – Multi-Cultural Identity and Creative Renewal », op. cit.
- Des cigales de la nature, mais aussi de la mythologie, qui incarnaient pour les Grecs le désir. Quand les Muses sont apparues, ces cigales, dont on pensait qu’elles avaient été jadis des êtres humains, se trouvaient tant sous le charme de leur musique qu’elles ne voulaient faire que chanter, oubliant tout et périssant dans un état de désir.
- Sur les idéogrammes notamment, voir Liza Lim, « “Der Fortbestand der Ungewissheit”. Vortrag zur Zukunft der Musik », MusikTexte, 96 (2003), p. 22-26.
- « Ambivalences d’Eros », op. cit., p. 4.
- Sur cette œuvre, voir Johannes Bauer, « Und Troja brennt noch immer. Arbeit am Mythos in Liza Lims The Oresteia », Dissonanz / Dissonance, 97 (2007), p. 14-17.
- Dans une version bretonne de la légende, Tristan attend : le bateau d’Isolde portera-t-il une voile blanche annonçant le salut de sa bien-aimée ou la voile noire du désastre, de sa mort ? Tristan apprend que la voile est noire et meurt. « Sommes-nous suffisamment clairs avec nous-mêmes quant à nos désirs ? Ou nos illusions jettent-elles un voile sur nos perceptions ? », se demande Liza Lim (« Ambivalences d’Eros », op. cit., p. 3).
- Liza Lim, « Patterns of Ecstasy », op. cit., p. 27.
- Liza Lim, « Entretien avec Véronique Brindeau », Accents, janvier-mars 2001, p. 6.
- Tim Rutherford-Johnson, « Patterns of Shimmer: Liza Lim’s Compositional Ethnography », Tempo, 65 (2011), p. 3.