Dans les nombreux entretiens qu’a accordés Ennio Morricone, l’expérience des Cours d’été de Darmstadt est toujours citée comme un des moments essentiels de sa formation. Il y écouta deux œuvres de Luigi Nono (Cori di Didone et Il canto sospeso), qui eurent sur lui l’effet d’une illumination. « Je compris que je ne pourrai jamais plus écrire deux notes sans qu’elles contiennent une réponse à certaines de mes interrogations : pourquoi cette note ? Pourquoi commencer ainsi1 ? » Ces paroles peuvent paraître étranges chez un musicien qui a passé une grande partie de sa vie dans le cinéma, où la musique, fonctionnelle, doit soutenir les images en mouvement et a apparemment peu à voir avec la rigueur éthique du compositeur vénitien.
Chez Nono, Morricone trouve résolue l’une des tensions de ses débuts : le rapport entre rigueur formelle et force expressive, expérimentalisme et volonté de communication, abstraction et contenu. Il suffit d’évoquer la tendance à « humaniser » les procédés de la raison pour préserver la force expressive, ou la « double esthétique » du geste compositionnel, en lien direct avec le public, mais qui conserve une indéniable rigueur. Une tension qui incite certains de ses exégètes à voir en lui comme un Janus. Morricone, si connu des amateurs de musique et des cinéphiles, a longtemps vécu dans l’isolement, partiellement levé au cours des dernières années seulement.
Dans la vie musicale italienne du second après-guerre, sa figure concilie l’apparente dichotomie entre musique pure et musique appliquée, quand l’avènement de l’électro-acoustique incite certains compositeurs à se confronter aux sonorisations radiophoniques et cinématographiques. Une situation qui modifiait leur statut et leur forma mentis pour laquelle, en travaillant à la production de radiodrames et de bandes-sons cinématographiques, ils pouvaient utiliser les mêmes instruments d’élaboration du son que l’avant-garde. Roman Vlad invitait alors « les meilleurs compositeurs contemporains à ne pas déserter le domaine du cinématographe, moins pour des raisons matérielles que pour la conscience de pouvoir contribuer à rehausser le niveau d’un genre de spectacle comme le film, lequel, qu’on le veuille ou non, joue un rôle si important dans la vie moderne et exerce une influence considérable sur le goût des grandes masses2 ».
Morricone a vécu cette nouvelle réalité. Mais ce n’était pas sa vocation première. Il a abordé le septième art peu à peu, avant de s’engager presque entièrement dans l’univers des images en mouvement. Mais il aurait voulu suivre la ligne de Goffredo Petrassi dans sa classe du conservatoire, comme ses compagnons de cours Boris Porena et Aldo Clementi, et composer de la musique pure – ce qu’il a toujours fait néanmoins, avec plus ou moins d’intensité3.
Le musicien, qui a travaillé pour le cinéma et les salles de concert, a aussi été actif au théâtre, à la télévision et dans l’univers de la chanson (où il a composé ou arrangé nombre de mélodies de la tradition italienne), sans oublier les films publicitaires. Cet entrelacs, irréductible à un commun dénominateur, fait de Morricone un cas presque unique de la vie musicale italienne.
Thèmes
Bien que la subdivision en genres détermine ses choix linguistiques – Morricone s’est toujours montré perplexe sur la vocation rotienne à passer indistinctement d’un domaine à l’autre –, certains stylèmes les rendent reconnaissables. L’activité d’arrangeur de chansons, apparemment marginale, et considérée à tort comme un simple expédient, s’est révélée utile pour le monde du cinéma. La chanson Se telefonando, immortalisée par Mina, présente déjà des situations que nous retrouverons dans les westerns de Sergio Leone et dans la musique pure. L’éloignement des mélodies traditionnelles et l’extrême réduction du matériau thématique, ici limité à trois sons (sol, fa#, ré), avec un déplacement d’accents qui tombent toujours sur un autre son, créent un effet de surprise. De tels principes, prélude aux solutions stylistiques ultérieures, traversent une grande partie de son catalogue. Citons Suoni per Dino, l’une des œuvres les plus importantes, où les sons de la série génératrice organisent tous les éléments. La structure, simple en apparence, amorce un procédé conceptuellement complexe. La répétition, archétype linéaire, génère une verticalité obtenue par accumulation progressive. Reprise de systèmes sériels, superpositions et électronique s’y nouent. Morricone réussit à composer avec peu d’éléments et en faisant parfois référence au Ricerare cromatico de Girolamo Frescobaldi, archétype qui irrigue tous les genres de son catalogue, comme dans le générique de début de La Bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo, où la cellule mélodique du piano et des contrebasses, sur un roulement militaire, dérive de la « série » frescobaldienne (la, la#, si – fa#, fa, mi). Et nous la retrouvons dans Gestazione, avant la cadence pour flûte et bande magnétique.
L’éloignement des procédés thématiques traditionnels est essentiel aux partitions cinématographiques de Morricone. Qu’un réalisateur et un compositeur se préoccupent de trouver les thèmes adéquats pour caractériser un film est une pratique attendue et anachronique. « Il arrive souvent, malheureusement, que les rapports avec le réalisateur se concentrent essentiellement sur les thèmes musicaux. J’ai eu bien souvent l’impression que les thèmes représentent le seul terrain sur lequel on puisse s’entendre avec des personnes qui n’ont aucune pratique de la musique, qui ne sont pas des musiciens au sens strict du terme. J’emploie ici le mot thème au sens classique de fil conducteur musical, que le public apprend, reconnaît et comprend, voire sifflote. Je pense qu’il y a en réalité d’autres aspects, sans doute plus subtils mais aussi importants, sinon plus, que le thème : les sonorités, les rythmes, les harmonies4. »
Le renoncement au thème, à ce « valet de chambre musical qui présenterait son maître d’un air entendu alors que tout le monde connaîtrait cette personnalité éminente », ainsi que l’avaient stigmatisé Adorno et Eisler, ouvre la musique de film à de nouveaux scénarios5. Associer un personnage à un motif ou à un thème avait toujours été considéré comme efficace pour connoter esthétiquement protagonistes et situations, et dans le même temps, pour organiser d’un point de vue temporel le récit cinématographique, grâce à l’intelligibilité immédiate dudit thème. Morricone réagit à cette situation : loin du potentiel expressif et narratif de l’organisation thématique, il recherche de nouveaux espaces. Une opération délicate, loin des leviers traditionnels de la composition, mais qui permet à sa musique de répondre aux exigences du cinéma. « J’ai souvent réduit les thèmes à deux notes, à trois notes, en renonçant à faire des thèmes pour créer un fait musical et instrumental ; et cela, je l’ai mis en avant dans différents films6. », dira-t-il au cours d’une table-ronde à l’Accademia Chigiana en 1990. Partant, ce ne sont pas les mélodies pensées par le compositeur et constamment recherchées par les réalisateurs qui sont importantes, mais « le mécanisme à l’intérieur duquel le thème résonne7 ».
Dans l’impossibilité de soumettre ce matériau aux formes traditionnelles de développement, caractéristiques de la musique qui ne connaît pas les contraintes de l’écran, Morricone adopte des formes cycliques. Quelques thèmes, à l’identité forte, sont repris de manière ininterrompue, mais dans une instrumentation variée. Ces nouveaux parcours mélodiques, dans leur plasticité fragmentaire et aphoristique, « évoquent, ou plutôt, “somatisent” la poussière, le sang, les coups de feu, la sueur, les jurons et la luxure qui se trouve dans le film8 », ce qui sera un trait sans équivoque de l’imaginaire du réalisateur par antonomase du genre du western : Sergio Leone.
Les westerns de Sergio Leone
Dans Il était une fois la révolution (1971), nous trouvons les premiers usages de techniques modulaires, où chaque idée « peut être assignée potentiellement à tout instrument ou à une section orchestrale entière […], et assortie à d’autres idées ». Morricone crée ainsi des « modules musicaux », ensuite composés et recomposés dans le studio d’enregistrement9. La partition prend alors le caractère d’une « œuvre ouverte » et le studio d’enregistrement devient de grande importance, de même que les délicates phases de post-production. Non seulement Morricone utilise le mixage de manière créative, mais il peut aussi être considéré comme l’initiateur d’une écriture cinématographique qui naît concrètement lors de la post-production, quand la musique libère ses potentialités en cohérence avec les exigences du film. Celle-ci se réalise au moyen de superpositions de deux bandes-sons, ou plus, enregistrées séparément.
Morricone distingue deux genres de superpositions selon leur fonction, pratique ou artistique : « En ce qui concerne les premières, il peut être utile ou nécessaire qu’un instrument donné, nécessitant un soin particulier, soit enregistré indépendamment de l’orchestre, sur l’orchestre. Une autre raison incitant le compositeur à décider une superposition est qu’un groupe d’instruments produit trop de son par rapport aux autres instruments présents dans le studio, de sorte qu’il n’est plus possible de contrôler les niveaux séparément ; par exemple, les trompettes sont entrées dans le microphone des violons, et si je demande de monter les violons, elles montent aussi, inévitablement, compromettant le message, autrement dit l’équilibre des seize ou vingt-quatre pistes. […] L’autre type de superposition, selon moi plus important, est le type créatif. Dans ce cas, la musique est écrite pour être superposée, faite de sections superposables. On compose une musique disons aléatoire, libre, ouverte, où les interventions de chaque instrument et celles des sections orchestrales peuvent être presque aléatoires (mais non aléatoires par rapport à la photographie). Le matériau de la partition n’est pas écrit verticalement, mais horizontalement, puis toutes ces présences sont “verticalisables” pendant le mixage. […] Dans le mixage définitif, je peux ainsi faire des combinaisons infinies : je peux mixer la piste des cordes ou d’une partie des cordes, puis la mixer avec celle des cuivres, qui eux aussi sont libres parce qu’ils ne sont “entrés” nulle part, ou je peux mixer ces cordes avec les petits instruments, ou avec des percussions déterminées, ou encore avec les claviers10. »
Cet univers stylistique s’oppose aux typologies du cinéma hollywoodien, dominantes dans le cinéma italien de l’immédiat après-guerre, et aligne les choix linguistiques de Morricone sur ce que le cinéma européen poursuivait alors. Les modèles rebattus du commentaire musical redondant commençaient à le céder à d’autres, où la musique se présentait de manière plus raréfiée et en faisant usage de peu d’instruments, presque en filigrane des images. Cela se vérifie dans le cinéma de Leone, où la musique de Morricone adopte d’autres fonctions. Le binôme Leone-Morricone naît d’une convergence de caractères, qui induit un modus operandi. Leone n’avait pas de culture musicale, et Morricone rappelle qu’il ne chantait pas juste : « Quand il voulait indiquer mon thème, Sergio se limitait à me dire : “Celui qui fait tititi”, en chantonnant vaguement. À ce stade, toute ma musique pouvait se résumer à un tititi, et pour moi, c’était toujours un exploit de comprendre à quelle pièce il faisait référence11. » Un paradoxe au regard de la respiration musicale du western à l’italienne. Pour le cinéma de Leone, la musique naissait souvent avant le début des prises de vue et accompagnait les acteurs sur le plateau, en leur permettant de s’imprégner de l’atmosphère de la scène et en permettant au réalisateur d’aborder les prises de vue en fonction du rythme final du montage. Morricone, comme l’admettra candidement le réalisateur romain, était de ce point de vue le meilleur scénariste de ses films.
Morricone a notamment relaté un épisode d’Il était une fois dans l’Ouest (1968), au moment où le personnage de Claudia Cardinale descend du train et arrive au village. « Quand Leone m’a raconté le film, il ne m’a pas dit qu’il y aurait une horloge sur le bâtiment de la gare qu’il cadrerait. Pour cette scène, j’ai composé une pièce avec vibraphone et célesta, et ce choix aléatoire en a fait comme un son d’horloge, et bien au-delà. L’actrice passe des quais à la place devant la gare en traversant l’édifice, et dans le même temps, la caméra monte – un dolly classique –, élargissant le champ jusqu’à inclure les montagnes à l’horizon. Là, j’avais écrit un pont, avec un crescendo qui menait à la reprise du thème, mais je ne savais pas que Leone transformerait ce pont musical en un pont cinématographique, grâce auquel la femme qui entre dans la gare disparaît et revient dans le cadre à sa sortie, de l’autre côté du bâtiment12. »
La collaboration avec Leone permet à Morricone de faire montre de son style. Le renoncement au thématisme est absolu et le compositeur dessine des accords immobiles à l’intérieur desquels se produisent des événements sonores. L’instrumentation recherchée, incluant des timbres d’origine populaire, comme la guimbarbe de Et pour quelques dollars de plus (1965), se double d’une utilisation avisée des bruits, qui font de certaines situations des réflexions implicites sur le son. Il suffit de penser à la séquence initiale d’Il était une fois dans l’Ouest, où l’attente des trois bandits est scandée par des bruits récurrents, avec un motif de lamentation de trois sons périodiques, dont l’image révélera qu’il provient du grincement des ailes d’un moulin13.
La « trilogie du dollar » appelle d’autres considérations sur l’instrumentation. On y trouve des timbres comme le sifflet, le fouet, la guimbarde, l’harmonica et la guitare acoustique, d’autres issus de l’univers rock et des « pseudo-symphoniques » : chœurs vocalisant ou orchestre à cordes. L’ensemble donne vie à un univers composite qui, selon Miceli, permet à Morricone de communiquer avec un large public. La musique de Morricone a la capacité de se faire élément symbolique et narratologique du film. En effet, ces micro-éléments s’identifient aux personnages et deviennent leur trait distinctif, mais pas seulement. Dans Le Bon, la Brute et le Truand (1966), la bande-son est si riche d’éléments concrets (carillon, voix humaine, bruits…) qu’ils se relient aux images au point d’acquérir parfois l’indépendance d’une voix narrative.
Autres collaborations
Si l’amitié avec Leone s’est imposée dans l’imaginaire collectif, il ne faut pas oublier les collaborations avec nombre d’autres réalisateurs. Rappelons celle avec Dario Argento, dès 1970, avec L’Oiseau au plumage de cristal, avant Le Chat à neuf queues et Quatre Mouches de velours gris (1971). Cette collaboration permet à Morricone de redessiner les typologies de la musique pour le cinéma d’horreur avec l’« envie d’appliquer un langage plus contemporain et dissonant, en ayant recours à des techniques qui allaient au-delà l’expérience de Webern14 ». Après une longue interruption, due aux rapports difficiles avec le producteur Salvatore Argento, père du réalisateur, qui n’appréciait guère sa recherche expérimentale, la collaboration reprend quinze ans plus tard avec Le Syndrome de Stendhal (1996), puis Le Fantôme de l’opéra (1998).
D’un vif intérêt est aussi la participation de Morricone au cinéma de Pasolini. Née d’une équivoque avec Des oiseaux petits et grands (1966)15, elle se prolongera jusqu’à Salò ou les cent vingt journées de Sodome (1975), en passant par La Terre vue de la lune (1966), Théorème (1968) et la « trilogie de la vie » : Le Décameron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et Les Mille et Une Nuits (1974). Dans ces films, Morricone sélectionne des matériaux, écrit pour Salò une série dodécaphonique, qui commente la mort de l’art, et présente des moments de grande originalité, comme dans le générique de début de Des oiseaux petits et grands. C’est un chef-d’œuvre d’écriture musicale, au point que Miceli fait de cette ballade, chantée par Domenico Modugno, une « synthèse compositionnelle de Morricone dans le cinéma16 ». L’effectif instrumental riche et varié, rappelant les univers sonores des westerns de Leone, avec cloches, castagnettes, guitares et trompette, soutient la pulsation rythmique, secondant l’apologue et l’affabulation du texte. D’autres éléments peuvent être rapportés à la spécificité de sa musique, comme le swing, avec cuivres, batterie et guitare électrique, les développements auxquels sont soumises des cellules motiviques, la conduite par mouvement contraire des parties et la recherche constante du sound avec cuivres en sourdine, chœur parlé, guitare Fender, voire l’orgue « détoné », comme la partition l’indique, peu avant la conclusion. Dans le finale, nous assistons à un authentique pointillisme dans les parties de piano et d’orgue. Cette écriture reflète la vocation extra-stylistique de Morricone, et met aussi en évidence la contamination stylistique si chère à Pasolini, et qui a inspiré sa production poétique et cinématographique.
Sous le signe de l’extra-stylisme naissent, dans les années 1960 et 1970, des compositions sur des textes pasoliniens : Caput Coctu Show, Meditazione orale et Tre scioperi. La première témoigne d’une matrice stylistique fortement pasolinienne dans sa contamination entre une écriture recherchée, empruntant au Sprechgesang et aux pratiques de l’Ars Nova, comme le hoquetus, et une instrumentation prosaïque. Dans la deuxième, la voix du poète récite des vers sur un fond sonore où alternent musique atonale, bruits et silences soudains. Dans la troisième, enfin, la musique de Morricone remonte certaines unités du texte, avec une grande liberté.
Il convient de mentionner aussi la musique pour Le Désert des Tartares (1976) de Valerio Zurlini, articulée en deux thèmes, celui de Drogo et celui du désert. Sa cohésion structurelle est due aux caractéristiques opposées, mais complémentaires, de ces thèmes. Une telle dialectique, singulière, crée une situation que Miceli décrit ainsi : « Le concept d’“immobilité dynamique”, présent dans de nombreuses autres partitions, y compris pour le concert, revient, de même que, autre face de la même médaille, cette spatialité horizontale/verticale qui est peut-être la caractéristique la plus intéressante de ce style compositionnel. Il en résulte un accord avec les images qui, dans ce film, a le don rare de l’introspection vertigineuse, de la profondeur métaphysique17. » L’immobilité dynamique semble être la résultante du langage de Morricone. Les paramètres de sa musique serait son être même ; l’improvisation organisée, l’interaction entre les identités compositionnelles, et l’immobilité dynamique, le devenir de l’œuvre. Le tout donne vie à cette équation : « Modalité + improvisation organisée = immobilité dynamique18. »
Pour Elio Petri, Morricone expérimente un langage insolitement avancé dans les inventions timbriques, auxquelles il juxtapose des modèles baroques, avec des revisitations schizophréniques d’arpèges modulants à la Bach. Dans les bandes-sons d’Un coin tranquille à la campagne (1968), Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) et La classe ouvrière va au paradis (1971), il établit un rapport articulé et complexe avec l’avant-garde, impliquant aussi le Groupe d’improvisation Nuova Consonanza et utilisant le synket de Paul Ketoff, dont Antonioni s’était déjà servi dans L’Avventura (1960). L’utilisation du bruitisme, qui s’organise en forme musicale, permet à Morricone d’interpréter le rapport homme-machine, alors que sa musique pure (la Musica per 11 violini, composée des années auparavant (1958) et revisitée pour les exigences du film) reflète les pulsions intérieures du protagoniste. « La première composante musicale représenterait la composante “matiérique”, “objectuelle”, de l’obsession de Leonardo, alors que la seconde dénote sa composante corporelle, libidinale19. »
Parmi les films donnant les meilleurs résultats, citons Allonsanfan (1974) de Paolo et Vittorio Taviani, où musique et images participent d’une commune identité poético-narrative, et Mission (1986) de Roland Joffé. Ici, la bande-son est même en mesure de mettre en communication le spectateur avec la dimension intérieure des personnages à travers l’instrument. Père Gabriel, protagoniste de Mission, annonce sa présence aux Guaranis par un hautbois et un thème, « son » thème, qui reviendra au cours du récit en multipliant les niveaux narratifs. De ce point de vue, le film de Joffé représente l’un des meilleurs exemples d’une nouvelle dramaturgie, où la musique est une émanation des personnages, qui échappe à tout artifice d’accompagnement ou de commentaire. Parmi les collaborations récentes, signalons celle avec Quentin Tarantino pour Kill Bill, Boulevard de la mort, Inglorious Basterds et Django Unchained. Selon des modalités tout à fait différentes, la collaboration avec Tornatore semble, elle, naître d’une grande amitié20.
Conclusion
Estimé des cinéphiles et des amateurs de chanson italienne, qui associent son nom à une longue liste de thèmes à succès, et des amateurs de musique tout court, surtout ces dernières décennies, quand sa musique pure a commencé à être appréciée, Morricone est un protagoniste indiscuté de la vie musicale du xxe siècle. Son legs, surtout dans le domaine cinématographique est considérable. Dario Marianelli a ainsi déclaré dans un entretien : « J’ai une grande affection pour la musique de Rota et sa sensibilité. Je la trouve généreuse, émotive. Morricone est différent : j’éprouve plutôt un sentiment de gratitude, parce qu’il a rompu les barrières invisibles et apporté au cinéma un sens de l’invention sonore ayant révolutionné la musique de film21. »
- Sergio MICELI, Morricone, la musica, il cinema, Milan / Modène, Ricordi / Mucchi, 1994, p. 37.
- Roman VLAD, « Condizione del musicista che compone per il cinema », Il Diapason, IV/3-4 (1953), p. 16.
- Ce désir transparaît dans une déclaration qui se veut un manifeste de poétique, où se mesure sa distance des modèles qui sévissaient dans le septième art. « Pour bien fonctionner dans un film, la musique doit avoir et conserver ses caractéristiques formelles – rapports tonaux, rapports mélodiques si l’on veut, rapports rythmiques, rapports entre les instruments – bref, une dialectique interne correcte. S’il y a cette correction formelle (et d’abord technique) de la musique appliquée à l’image, le résultat sera assurément meilleur » (Ennio MORRICONE et Sergio MICELI, Comporre per il cinema. Teoria e prassi della musica per film, Venise, Marsilio, 2001, p. 63).
- Ennio MORRICONE, « Un compositeur derrière la caméra », Musiques. Une encyclopédie pour le xxie siècle, vol. I : Musiques du xxe siècle, Arles / Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 2003, p. 798-799 (traduction modifiée).
- Theodor W. ADORNO et Hanns EISLER, Musique de cinéma [1947], Paris, L’Arche, 1997, p. 15.
- Ennio MORRICONE, « Incontro con Nicola Piovani, Paolo Taviani e Mario Monicelli », Chigiana, LXII/22 (1990), « Musica e cinema, atti del convegno internazionale di studi », sous la direction de Sergio Miceli, p. 109.
- Ennio MORRICONE, « Quello che la musica ancora non può svelare », dans Luca Bandirali, Musica per l’immagine, Frosinone, Net Art Company, 2003 p. 33.
- Ennio SIMEON, Per un pugno di note, Milan, Rugginenti, 1995, p. 227.
- Ennio MORRICONE, Inseguendo quel suono. La mia musica, la mia vita. Conversazioni con Alessandro De Rosa, Milan, Mondadori, 2016, p. 239-240 ; Ma musique, ma vie, Paris, Séguier, 2018, p. 326-327. Avec le recul, pour le travail avec Dario Argento, Morricone dira avoir recueilli ses idées dans deux « livrets » appelés Multipla.
- Ennio MORRICONE et Sergio MICELI, Comporre per il cinema, op. cit., p. 129.
- Ennio Morricone, dans Francesco DE MELIS, « Leone e Morricone – Silenzio di suoni », Dolce vita, III/22-23 (1989), p. 13.
- Ennio MORRICONE et Sergio MICELI, Comporre per il cinema, op. cit., p. 68.
- « Le rapport entre musique et bruit est dynamique, flexible, et les éléments deviennent presque interchangeables. Par rapport au final d’Il était une fois dans l’Ouest, Leone affirme : “Je traite moi-même les bruits de manière particulière parce que, pour moi, les bruits sont de la musique. À un certain point, j’ai mis des bruits qui étaient beaucoup plus fascinants, beaucoup plus ‘musicaux’, si l’on veut, que la musique” » (Il buono, il brutto e il cattivo, sous la direction d’Angela PRUDENZI et Sergio TOFFETTI, Rome, Quaderni della Cineteca, 2000, p. 38).
- Ennio MORRICONE, Inseguendo quel suono, op. cit., p. 239 ; Ma musique, ma vie, op. cit., p. 326.
- « Il arriva et me donna une liste de musiques : Mozart, Bach et d’autres. Je regardai la liste et lui dis : “Excusez-moi Pasolini, vous vous êtes trompé en m’appelant, parce que j’écris de la musique, je ne prends pas la musique des autres compositeurs pour l’appliquer aux films.” Il me dit : “Ah ! Mais non, alors faites-la. Faites comme vous le pensez. Faites la musique que vous désirez.” Et il me fit faire la musique que je désirais. Ça a été émouvant. À rester bouche ouverte. Incroyable. Il pouvait dire : “Je m’excuse de vous avoir dérangé” » (Antonio BERTINI, « Intervista a Ennio Morricone », Teoria e tecnica del film in Pasolini, Rome, Bulzoni, 1979, p. 169).
- Sergio MICELI, Morricone, la musica, il cinema, op. cit., p. 186.
- Ibid., p. 262.
- Alessandro De Rosa, dans Ennio MORRICONE, Inseguendo quel suono, op. cit., p. 312 ; Ma musique, ma vie, op. cit., p. 420.
- Maurizio CORBELLA, Musica elettroacustica e cinema in Italia negli anni Sessanta, Thèse de doctorat, Università degli Studi di Milano, 2010, p. 177.
- Cette amitié est parcourue, en termes descriptifs, dans Manuela DRAGONE, Pura musica pura visione. Ennio Morricone e Giuseppe Tornatore. Da Nuovo cinema paradiso a La migliore offerta, Cosenza, Pellegrini, 2013.
- Giacomo MANFRED, « La musica, il cinema, le emozioni. Un incontro con Dario Marianelli », Normalenews, 3 febbraio 2009 (https://normalenews.sns.it/la-musica-il-cinema-le-emozioni-un-incontro-con-dario-marianelli, lien vérifié le 22 novembre 2019).