Parcours de l'œuvre de Bernard Herrmann

par Alain Poirier

En tant que compositeur de musiques pour le cinéma, et en raison de son incontestable efficacité, Bernard Herrmann a parfois été présenté comme un révolutionnaire ayant transgressé toutes les règles en la matière. Cette interprétation ne résiste pas à un examen attentif : comme l’a rappelé maintes fois le compositeur et critique de cinéma Michel Chion, Herrmann utilise en fait les mêmes procédés que ses prédécesseurs (emploi du leitmotiv, techniques de composition issues des conventions dites classiques) ; la singularité principale de sa musique tiendrait plutôt à sa présence, son efficacité et sa façon d’intervenir dans le cours du film. Évitant essentiellement le procédé du « underscoring » (musique qui « épouse » les actions en synchronisation avec l’image), la musique de Herrmann est avant tout originale, marquante et fortement imprimée dans la mémoire, en un mot, grâce à sa qualité d’invention personnelle.

Herrmann et le cinéma

Herrmann s’est associé à quelques-uns des plus grands réalisateurs occidentaux du XXe siècle, depuis sa première partition pour Orson Welles (Citizen Kane) jusqu’aux dernières pour Brian De Palma (Obsession) et Martin Scorsese (Taxi Driver)1. Dans cet éventail esthétique très large et qui s’étend sur quelque trente-cinq ans, et au fil d’une cinquantaine de partitions, Herrmann a ainsi travaillé pour Welles (2 films), Mankiewicz (2 films), Truffaut (2 films) De Palma (2 films), ou encore Hathaway, Dieterle, Ray, Walsh ou Wise, bien que son nom soit traditionnellement, et justement, associé à celui de Hitchcock avec lequel il a collaboré à neuf reprises sur une période de onze ans, de The Trouble With Harry (Mais qui a tué Harry ?) à Torn Curtain (Le Rideau déchiré). La force et l’efficacité de sa musique dans cette série de films irrigue les trois périodes de l’œuvre de Herrmann, la première étant celle débutant avec Citizen Kane (1941-1955), suivie de la période « Hitchcock » (1955-1966) et enfin celle des jeunes réalisateurs qui proposent un autre cinéma (1966-1975). Si les points culminants que forment Vertigo (Sueurs froides), North by Northwest (La Mort aux trousses)ou Psycho (Psychose) restent traditionnellement les références pour le public, ce serait une erreur d’identifier la période Hitchcock comme étant la principale du compositeur ou comme étant exclusivement consacrée au cinéaste2, tant le musicien a su donner le meilleur de lui-même dans des films antérieurs ou postérieurs, ainsi que les films d’aventures fantastiques d’après des classiques célèbres dus à d’autres réalisateurs, répartis entre 1958 et 19633.

Herrmann a abordé, avec plus ou moins de bonheur, tous les genres, du western aux films de guerre jusqu’au péplum, mais ses partitions les plus réussies correspondent à son goût prononcé pour les sombres romans gothiques des sœurs Brontë (le film Jane Eyre de Stevenson et son propre – et unique – opéra Wuthering Heights), pour le surnaturel (Mr. Scratch, le Méphisto de The Devil and Daniel Webster), les films de fantômes alors en vogue à Hollywood (le très poétique The Ghost and Mrs. Muir) et les contes fantastiques déjà cités et dominés par Jason and the Argonauts. De même, il abordera abondamment les thèmes de science-fiction (The Day the Earth Stood Still / Le jour où la terre s’arrêta,Fahrenheit 451ou la célèbre série téléviséeThe Twilight Zone/ La Quatrième Dimension), voire d’horreur, ou encore le thème du double, romantique s’il en est, avec la même femme présentée sous deux personnalités dansVertigo, ou les sœurs siamoises deSisters(De Palma, 1973). La marque de l’obsession, thème également commun à Hitchcock, participe grandement à l’image qu’il a laissée dans la mémoire collective (Psycho, The Birds/ Les Oiseaux, et les films de De Palma et de Scorsese), souvent associée à la violence de l’expression et aux multiples dimensions du suspense jusqu’à l’angoisse :Cape Fear(Les Nerfs à vif) pourrait en être l’exemple emblématique où un ancien condamné menace un avocat et sa famille dans une tension croissante et ininterrompue jusqu’à l’affrontement meurtrier final. L’efficacité de la musique de Herrmann dans le film de Thompson (1962) est telle que Scorsese, lorsqu’il en tournera le remake en 1991, souhaitera la conserver et en confiera l’adaptation à Elmer Bernstein.

Herrmann et la radio

Lorsque Welles lui confie la musique de Citizen Kane en 1941, Herrmann a déjà une longue expérience de la radio où il a travaillé dès 1934, et en majeure partie aux côtés du même Welles, chez CBS entre 1938 et 1946. Les acquis de Herrmann pendant cette période sont autant d’ordre littéraire au travers des nombreuses adaptations proposées chaque semaine – avec le fameux « Mercury Theatre on the Air4 » – que dans l’affinement de son expérience musicale : « Orson est le seul qui ait eu un background musical, culturel. Tous les autres metteurs en scène avec qui j’ai travaillé n’avaient même pas l’audace de me dire quoi que ce soit à propos de la musique. Hitchcock me laissait entièrement faire5. »

Nombre d’adaptations pour la radio annoncent des thèmes communs, voire les mêmes œuvres dont s’emparera bientôt le cinéma. On y trouvera entre autres des adaptations radiophoniques du Dracula de Bram Stoker, de Jane Eyre, de Rebecca de Daphne du Maurier, des Misérables de Hugo ou du Jules César de Shakespeare, en passant par le fameux War of the Worlds (La Guerre des mondes) d’après Herbert George Wells, dont la force de conviction de l’interprétation a provoqué une panique mémorable chez les auditeurs qui ont cru que les martiens débarquaient réellement dans la petite ville de Grover’s Mill le soir d’Halloween (30 octobre 1938). Entre la fiction de H.G. Wells transposée sur le territoire des États-Unis et le style du faux reportage6, l’expérience de The War of the Worlds a profondément marqué Welles et Herrmann qui la prolongeront peu après dans Citizen Kane7. Cet événement radiophonique, qui a rendu célèbre Welles du jour au lendemain, n’a fait que renforcer le souci d’efficacité de Herrmann qui s’est entretemps familiarisé avec la littérature de Schnitzler, Dickens, Jules Verne ou encore les nouvelles policières de Dashiell Hammett qui irrigueront bientôt le répertoire du film noir.

Quant à la fonction de Herrmann, à la fois arrangeur et chef d’orchestre, parfois compositeur, elle lui a permis d’acquérir une souplesse et une rapidité d’adaptation répondant aux fréquentes modifications que Welles imposait souvent peu avant l’heure de diffusion en direct8. La tendance de Herrmann à privilégier une musique faite de juxtaposition de courts motifs facilement modifiables dans ses musiques ultérieures découle incontestablement de cette pratique. Cette expérience lui sera également précieuse dans le cadre des nombreux courts-métrages dont il écrira la musique pour la télévision.

Les œuvres de concert

Comme la plupart des compositeurs pour le cinéma, Herrmann a laissé une production d’œuvres destinées au concert qui, outre les nombreuses suites tirées de ses musiques de film, sont passées pour la plupart au second plan, sinon occultées par ses partitions cinématographiques. Le paradoxe tient dans le fait que celui qui a passé sa vie à composer pour la radio, le cinéma ou la télévision, rêvait avant tout de réaliser une carrière internationale de chef d’orchestre : s’il a abondamment pratiqué la direction d’orchestre, au travers de choix qui sont révélateurs de ses goûts musicaux (de Ives à Cowell, de Vaughan Williams à Delius et beaucoup d’autres compositeurs britanniques), Herrmann, accaparé par ses activités de compositeur, n’a pu s’imposer comme chef d’orchestre. L’ironie veut que le seul film où l’on peut le voir diriger – non sa musique mais une cantate d’Arthur Benjamin9 – est le remake de The Man Who Kew Too Much / L’Homme qui en savait trop de Hitchcock10.

Néanmoins, Herrmann s’est particulièrement intéressé au cinéma en raison de sa capacité à toucher une très grande audience et en tant que seul médium qui utilise la musique comme forme d’expression artistique. Le plus fréquemment appelé après que le film était terminé, comme c’était habituellement la règle, Herrmann a toutefois eu l’occasion de participer au tournage aux côtés de Welles (certaines scènes de Citizen Kane ont été tournées avec la musique diffusée parallèlement) ou de Dieterle pour The Devil and Mr. Webster, quand il ne compose pas la totalité de la musique avant le film lorsque celui-ci a pour personnage principal un compositeur halluciné et meurtrier (le concerto pour piano – intitulé Concerto macabre dans sa version de concert – dans Hanover Square de Brahm11).

Musique de concert et musique d’écran

Si Herrmann n’a pas laissé une œuvre importante en nombre de musiques pour le concert, il faut noter la relation, sinon la porosité, entre la production de ses œuvres personnelles et celles destinées à la radio ou au cinéma, les allers-retours et autres emprunts étant fréquents.

Les exemples de glissement dans un sens ou dans l’autre sont particulièrement nombreux, depuis plusieurs passages de son opéra Wuthering Heights (l’air de l’acte III « I am Burning » provient de la musique du film Jane Eyre) qui apparaît autant comme un « réservoir » pour les partitions environnantes ou futures jusque dans Vertigo ou North By Northwest, qu’un condensé d’idées issues de ses propres musiques de film. Partition centrale dans la production des œuvres de concert, et commencée peu après que Herrmann a composé un pastiche d’opéra dans Citizen Kane, la composition de l’ouvrage, auquel il s’est consacré parallèlement à ses autres activités compositionnelles, couvre les années 1943-1951. Herrmann passe de Jane Eyre (Charlotte Brontë) réalisé par Stevenson avec Welles acteur, à Wuthering Heights (Emily Brontë) avec un goût pour le mystère (dans le film, la femme de Rochester, enfermée, ou dans l’opéra, la voix fantomatique de Cathy que Heathcliff attend pendant des années).

Sur un ton différent, il s’est consacré aux sujets fantastiques dans lesquels Ray Harryhausen produira ses fameux effets spéciaux en 1958 et 1963, jusqu’à Jason and the Argonauts (Chaffey) où Herrmann emprunte à City of Brass (mélodrame pour la radio, 1934), au Nocturne and Scherzo (1936) qui sera remanié dans le « Scherzo macabre » (l’armée de squelettes), autant qu’à ses précédentes partitions dont Beneath the 12-Mile Reef (Tempête sous la mer, 1953) pour le thème de la toison d’or et Mysterious Island (L’Île mystérieuse, 1961) pour la scène de l’hydre12. On citera encore The Trouble With Harry qui s’inspire de la musique de ses séries pour la télévision13, et surtout la Sinfonietta pour cordes (1935) dont quatre des cinq mouvements seront repris et retravaillés dans la partition de Psycho.

Ces différents exemples, qui révèlent une pratique presque constante sous sa plume, montrent d’abord combien le style de Herrmann était formé dès ses premières œuvres et surtout qu’il n’existe pas de différence de nature de son langage entre les œuvres de concert et celles pour la radio ou le cinéma. Ainsi, et au contraire de certains compositeurs pour le cinéma dont les œuvres de concert sont d’un autre style que celles de leurs musiques de films, les moyens compositionnels mis en œuvre par Herrmann lui permettent de passer facilement d’un domaine à l’autre, une musique originale étant susceptible de devenir une musique appliquée au cinéma14, en proposant une partition plus complexe et dissonante là où le cinéma était le plus souvent habitué à une musique plus conventionnelle.

Plus rarement, et parallèlement aux autocitations, il arrive que le style de Herrmann fasse explicitement référence à d’autres auteurs, comme pour la scène d’amour de Vertigo où la « Liebestod » de Tristan et Isolde, avec ses marches mélodiques ascendantes incluant jusqu’au gruppetto wagnérien, est le modèle d’un amour impossible15. Ou encore, par un simple clin d’œil à la Pavane pour une infante défunte de Ravel quand il signe la musique d’un film d’un réalisateur français (Fahrenheit 451 : « The Road »).

L’orchestration et le vocabulaire harmonique

Très tôt impressionné par le Traité d’instrumentation et d’orchestration de Berlioz, Herrmann a attaché une importante particulière à la relation entre l’écriture et la couleur instrumentale : alors que la composition de la musique une fois achevée était habituellement confiée à un orchestrateur à Hollywood, il a toujours insisté, sinon bataillé, pour réaliser lui-même l’instrumentation et l’orchestration de ses partitions.

Outre la qualité très personnelle de son orchestration, la couleur instrumentale apparaît comme un élément essentiel et indissociable de son langage. L’instrumentation de Hermann n’utilise pas nécessairement la grande formation symphonique mais plus souvent des nomenclatures plus ou moins importantes choisies pour leurs combinaisons spécifiques : 4 flûtes (prenant aussi piccolo, flûte en sol et flûte basse), 8 cors et cordes (Cape Fear), n’utilisant que les cordes seules (Psycho) ou associées à 2 harpes et aux claviers (Glockenspiel, vibraphone, xylophone, marimba) dans Fahrenheit 451, privilégiant des sonorités particulières dans The Day The Earth Stood Still (2 theremins, ténor et alto16, 2 orgues Hammond, 2 pianos, 2 harpes, 2 vibraphones, 10 cuivres et trios à cordes électriques) ou mettant en évidence un instrument rarement utilisé : la viole d’amour dans On Dangerous Ground (La Maison dans l’ombre) et même le serpent (The White Witch Doctor / La Sorcière blanche). Parallèlement aux grandes formations symphoniques classiques, diversifiées et considérablement renforcées dans les vents (14 bois et 11 cuivres dans Vertigo et North by Northwest), Herrmann utilisera les grands effectifs adaptés au sujet, en supprimant les cordes dans Jason and the Argonauts (22 bois, 24 cuivres, 4 harpes, theremin et viole d’amour).

Parmi les couleurs favorites de Herrmann dominent celles donnant la primauté aux vents, privilégiant le registre grave avec l’omniprésence de la clarinette basse, des cors anglais, contrebasson ou trombone basse, dans une sonorité qui marque fortement le prélude de Citizen Kane (3 flûtes en sol, 2 clarinettes, 3 clarinettes basses, 3 fagotts, contrefagott / 4 cors, 3 trompettes, 2 trombones / timbales, tam tam, 2 vibraphones, grosse caisse / contrebasse) ou celui de Taxi Driver (2 clarinettes basses, 2 clarinettes contrebasses, saxophone alto, 2 fagotts, 2 contrefagotts / 4 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 2 tubas / timbales, percussion, 4 vibraphones / 2 harpes, piano / cordes avec prédominance des pupitres graves).

Le vocabulaire harmonique de Herrmann, essentiellement tonal, souvent bitonal mais jamais atonal bien qu’accumulant volontiers les dissonances, repose majoritairement sur la couleur de tierces : permanence de tierces nues, en écho lointain à la chaîne ascendante du prélude de l’acte III de Tristan, avec des fausses relations installant une tension dans l’équilibre fragile entre statisme et situation d’attente, comme dans The Man Who Knew Too Much (l’arrivée des parents à Ambrose Chapell où est enfermé l’enfant), dans Vertigo (la filature de Madeleine contemplant le portrait dans le musée), dans Jason and the Argonauts (Hercule dans la chambre du trésor), ou dans Psycho (la première scène d’exposition après le générique : « The City »). Ces tierces sont de plus en plus fréquemment combinées dans l’harmonie de quinte augmentée introduisant l’instabilité, de façon discrète et humoristique dans le prélude de The Trouble with Harry (avec les allusions au Stravinsky de la Symphonie de psaumes et de la Symphonie en trois mouvements), ou directe et dramatique dans le prélude de Vertigo où l’accord de trois sons devient accord de septième (mi b–sol b–si b–ré) que Brown qualifiera d’« accord Hitchcock17 » et que l’on retrouvera régulièrement sous la plume de Herrmann (c’est notamment l’accord initial du prélude de Psycho). Ce vocabulaire, associé à des couleurs instrumentales choisies, définit l’attitude de Herrmann en ce qu’il repousse, voire évite, toute résolution harmonique : la tension tient autant à la nature des accords qu’à leur façon de différer une conclusion, accentuant le caractère souvent suspendu d’une musique qui entretient un sentiment d’attente et favorise la fluidité du film.

La présence d’un noyau mélodique, qui peut être réduit à deux notes (souvent un intervalle de seconde descendante), a été relevée maintes fois et constitue une permanence stylistique, de Citizen Kane (motif de la mère) à Taxi Driver (thème de la solitude au saxophone alto). La force de la musique de Herrmann tient à cette capacité à marquer la mémoire avec de courts motifs d’une ou deux mesures. De fait, elle est d’une part moins « chantante » que la plupart des musiques de film, et d’autre part, procède en évitant le développement dans le temps, privilégiant de courts fragments dont les répétitions peuvent être d’autant plus facilement écourtées ou supprimées selon les besoins de la dramaturgie. Les adaptations que réalise Welles dans ses présentations hebdomadaires du Mercury Theatre on the Air (22 émissions) ou du Campbell Playhouse (56 émissions) entre 1938 et 1940 consistent à condenser des œuvres théâtrales ou littéraires dans le cadre d’une diffusion réduite à une heure de programme.

Bien que contournant la plupart du temps la notion de thème18, la musique de Herrmann n’en est pas moins aisément reconnaissable et mémorisable par la juxtaposition de courts motifs qui marque d’autant plus le spectateur que ceux-ci sont abondamment répétés. La façon d’introduire les motifs principaux de cinq notes dans le prologue de Citizen Kane, ou d’asséner et de marteler un élément mélodique limité à quatre notes aux cors dès le début du générique de A Trouble with Harry, de Cape Fear ou de Sisters, correspond à une sensation obsessionnelle que provoque Herrmann de façon insistante, et dont la manifestation la plus subtile apparaît dès le prélude de Vertigo : la répétition tourbillonnante du court motif, dans un miroir instable descendant et ascendant, produit autant un puissant effet de vertige qu’il dévoile l’obsession du personnage principal (James Stewart) dans sa quête incessante d’une femme qui lui échappera par deux fois. Ces courts motifs, annoncés dès le début en anticipant sur les moments clés du film, peuvent se révéler d’une force inattendue lorsqu’ils combinent la violence et l’obsession : Royal S. Brown a montré combien la succession sol–mi b / fa #–ré scandée en ostinato au début de Sisters, et qui prendra tout son sens dans la scène du meurtre sanglant, devait au motif initial de la Cinquième Symphonie de Beethoven.

Musique d’écran, musique de fosse

La fonction diégétique ou non diégétique de la musique (c’est-à-dire musique d’écran ou musique de fosse selon la terminologie de Chion [1995]) établit une hiérarchie entre la musique présente à l’écran et celle entendue sur la bande son du film, tout particulièrement dans la dramaturgie fondée sur la différence entre ces deux fonctions que propose Herrmann. La présence d’une musique intégrée dans le film constitue en général un arrière-plan sonore destiné à planter le décor musical, comme dans le night club de Susan Alexander ou la chanson de Nat King Cole, « It can’t be love », dans la scène finale du camping de Citizen Kane, ou celle « d’ameublement » du bar de North by Northwest avant le kidnapping de Thornhill (Cary Grant) et qui contraste qualitativement avec celle de Herrmann. À un autre niveau, la musique « classique » qu’écoute Midge (Barbara Del Geddes) en arrière-plan dans Vertigo – la musique de Bach Scottie (James Stewart) interrompt le disque la première fois et celle de Mozart à laquelle il reste imperméable dans la scène de l’hôpital – est sans comparaison avec le modèle wagnérien déjà cité de la scène d’amour avec Madeleine (Kim Novak) : largement préparée par bribes successives avant qu’elle ne s’épanouisse pleinement dans la scène d’amour, elle oppose la sagesse confortable de Midge à l’extase amoureuse que lui offre Madeleine.

C’est dès Citizen Kane que Herrmann maîtrise les multiples dimensions de la musique dans la relation entre l’écran et la fosse, entre les musiques empruntées – le montage de vingt-quatre musiques différentes dans la séquence de dix minutes de The March of Time, chacune de quelques secondes – et la composition originale d’un « faux emprunt » au travers du pastiche d’opéra du xixe siècle (Salammbô), dans un film gigantesque où « son travail a consisté en partie à intégrer dans une conception d’ensemble des mélodies préexistantes19. » Outre les chansons qui accompagnent le bal à l’Inquirer ou les douloureux efforts de Susan pour chanter Rossini, Herrmann a produit non seulement un impressionnant montage sonore – dans un film qui, plus encore, accumule les flashbacks en abyme – en réussissant à jouer avec le temps de la vie de Kane, dans le raccourci saisissant de la scène de Breakfast entre Kane et sa femme où, en à peine plus de deux minutes, il donne un thème et cinq variations qui relèvent, tant en image qu’en musique, d’une grande virtuosité. Quant à l’usage du leitmotiv, avec l’exposé des deux principaux dès le début (thèmes de la Puissance et de Rosebud), Herrmann « a cherché une monochromie, une impression de magma uniforme sorti des profondeurs de la terre, analogue à l’univers “préhistorique” du domaine de Kane que l’on traverse pour se rapprocher de la fenêtre du mourant ». Plus encore, il entretient une ambiguïté entre les deux motifs dont on ne comprendra les fonctions que plus tard : « Il y a donc là un paradoxe qui fait tout le prix de la partition : Herrmann donne un motif vigoureusement caractérisé, immédiatement reconnaissable, à une notion qui ne l’est pas ; et il donne un caractère difficilement identifiable au motif qui, lui, revêt une attribution univoque. Herrmann dissimule un motif sous l’autre, attire l’attention sur celui de la Puissance pour mieux masquer celui de Rosebud20. » Jamais Herrmann ne reproduira une telle réussite qui est le résultat, il faut le rappeler, d’une conception commune au réalisateur et au compositeur.

C’est dans sa production musicale pour les films d’Hitchcock que Herrmann développera ce contrepoint, même si la musique d’écran est plus importante que la musique de fosse dans The Man Who Knew Too Much, ne serait-ce qu’au travers de la cantate de Benjamin qui est au cœur de l’action avec le rôle du cymbalier dont l’extrait stratégique sera entendu préalablement, mais également des chansons (dont « Qué será será », elle aussi préparée dès le début entre la mère et son fils) et dont Hermann n’est pas davantage l’auteur21. Si le rôle de la musique est essentiel dans le film, les répétitions très didactiques de ces musiques d’écran mises en scène par Hitchcock relèguent quelque peu Herrmann au second plan, limité à écrire les liaisons ou des musiques d’un Maroc pour touristes.

La force de la musique de Herrmann, qui aimait dire que « Hitchcock only finishes a picture 60%. I have to finish it for him22 », est révélatrice d’une véritable complémentarité entre les deux hommes, Hitchcock le scrupuleux qui prévoyait jusqu’aux angles de caméra dans le script et Herrmann l’impulsif, qui renforçait et démultipliait les effets dramatiques. Si la violence du sujet peut justifier une musique de même nature, c’est plus par le choix des moments où Herrmann fait intervenir cette musique que se définit son originalité comme compositeur. Un exemple caractéristique est fourni par celle de Psycho dont le prélude impose dès le générique une tension inhabituelle. Herrmann renforce encore son effet lors d’une scène qui ne justifie pas a priori une telle pression : lorsque Marion, épuisée d’avoir conduit toute la nuit est réveillée dans sa voiture par un policier de patrouille qui la laissera repartir. Le montage qui alterne la route qui défile, Marion conduisant et la voiture du policier apparaissant dans le rétroviseur, correspond soudain à la musique violente du prélude qui ne se retire que lorsque Marion s’arrête au motel de Bates : la musique qui ne correspond pas à la situation anticipe en réalité sur le drame qui va se jouer, pour mieux attirer l’attention du spectateur sur le destin de cette femme qui court à sa perte23. Quant à la célèbre scène du meurtre sous la douche que Hitchcock voulait sans musique, Herrmann lui proposera les coups stridents du couteau de l’assassin, semblables à des cris agressifs d’oiseaux, écho de ceux qu’empaille Norman Bates pour son plaisir (n° 17, « The Murder »). Ce sont ces mêmes coups de couteau, renforcés par des glissandos, qui frapperont plus tard le détective Arbogast.

Brown [1994] a judicieusement commenté cette répartition au travers de l’opposition entre la dimension narrative contrôlée par Hitchcock et celle « irrationnelle » de la musique de Herrmann, entre les deux personnalités du catholique britannique et du juif new yorkais, entre le flegme inébranlable du premier et le discours constamment exalté du second. Ainsi, le sujet du film est-il annoncé par Herrmann dès le générique, allant directement à l’essentiel : outre les exemples remarquables de Vertigo ou de Psycho déjà cités, l’« Ouverture » de North by Northwest présente un « fandango orchestral et kaléidoscopique qui donne le coup d’envoi de la déroute qui va suivre24 », d’une combinaison virtuose d’ostinatos. Pour ce film, Herrmann cherche à souligner la dimension d’une comédie amoureuse avec le happy end final plus que d’un film d’espionnage, et dans lequel la musique de fosse envahit littéralement une grande partie du film.

Ce sera probablement là l’un des motifs inavoués de Hitchcock – l’intensité dramatique et la présence affirmée de la musique dans ce « 60%-40% » – lorsqu’il refusera la partition de Herrmann pour Torn Curtain (Le Rideau déchiré), refus associé aux souhaits de la production Universal qui préférait une musique répondant plus à la mode. Cet événement conduira à la rupture entre le cinéaste et le musicien qui en souffrira beaucoup et qui consacrera ensuite sa musique à des films souvent inégaux mais dont les plus convaincants sont dus à la nouvelle génération de réalisateurs.

La bande son

À de nombreuses reprises, Herrmann prend en charge le son du film au-delà de la musique, renforçant celle-ci par des effets supplémentaires. Dans The Devil and Daniel Webster, la première rencontre de Mr. Scratch et du personnage principal est signalée par l’enregistrement du grésillement d’un fil à haute tension, comme plus tard pour l’intervention de sa complice maléfique, et le violoneux qui mène le bal devient diabolique sous les doigts du Méphisto-Scratch, enregistré sur plusieurs pistes superposant différents modes de jeu (arco, pizz., harmoniques, doubles cordes, etc.)25. Le second bal propose l’équivalent des filtres utilisés pour filmer la danse infernale avec une musique déformée avant qu’elle ne surgisse dans toute sa violence au moment où le personnage s’écroulera mort (Stevens). Comme les troubles mentaux du compositeur dans Hangover Square sont accentués par des sons électroniques, l’extra-terrestre de The Day The Earth Stood Still est accompagné par le son des theremins. Herrmann utilisera également les sons passés à l’envers en exploitant l’apparition de la stéréophonie26, et ajoutera des sons électroniques brouillant le son des cordes dans Psycho (scène de la douche) et dans l’intense magma sonore qui accompagne le meurtre dans Sisters. L’aboutissement du travail de Herrmann dans ce domaine est la bande son de The Birds pour lequel Hitchcock ne voulait pas de musique mais « des sons d’oiseaux travaillés comme une véritable partition ». Herrmann est ainsi crédité comme « Sound Designer », et a travaillé à partir des sons électroniques élaborés par Remi Gassmann et avec la collaboration d’Oskar Sala sur le Trautonium (l’un des instruments électroniques mis au point dès 1930 par Freidrich Trautwein). Le goût de Herrmann pour l’expérimentation – dramaturgique dans Citizen Kane ou sonore dans Les Oiseaux – n’a guère d’équivalent dans la production de cette époque.

Souvent imité, y compris par les compositeurs de certains des derniers films de Hitchcock, le style de Herrmann tient moins dans une musique d’un esprit romantique avec des moyens techniques modernes que dans sa compréhension de ce que pouvait apporter non seulement la musique au cinéma, mais bien plus dans sa compréhension du cinéma lui-même.


  1. Précisément nominé aux oscars pour la meilleure musique de ces trois films, Herrmann n’a décroché qu’une fois la récompense suprême pour The Devil and Daniel Webster (Tous les biens de la terre, Dieterle, 1941).
  2. Si Herrmann est probablement le plus inventif des compositeurs des films d’Hitchcock, il n’a collaboré qu’à neuf films sur les soixante-six du cinéaste.
  3. The Seventh Voyage of Sinbadinspiré des Mille et une nuitsJourney to the Center of the Earth (Voyage au centre de la terre) d’après Jules Verne, The Three Worlds of Gulliver (Les Voyages de Gulliver) d’après Swift, Mysterious Island (L’Île mystérieuse) d’après Stevenson et Jason and the Argonauts.
  4. Nombre d’acteurs du « Mercury Theatre » figureront dans la distribution de Citizen Kane en 1941 (dont Joseph Cotten, Agnes Moorehead, Everett Sloane, Ray Collins, Paul Stewart, George Coulouris, Erskine Sanford, etc.)
  5. Herrmann in Positif n° 187, novembre 1976, p. 44.
  6. Herrmann a été le responsable musical du programme « The March of Time », une série radiophonique basée sur les actualités, chez CBS en 1936 et 1937. La séquence du « reportage » de neuf minutes qui ouvre Citizen Kane après le générique en est une brillante illustration.
  7. « Ne croyez pas tout ce qu’on raconte à la radio » ironisera plus tard Kane-Welles à un journaliste dans la séquence d’actualités de Citizen Kane.
  8. Tout comme Herrmann devra souvent s’adapter aux exigences de Hitchcock qui établissait un script de sonorisation avec le contenu de la bande-son. La place de la musique était discutée ensuite. Voir Spoto, p. 481.
  9. The Storm Clouds, cantate déjà utilisée dans la première version de The Man Who Knew Too Much (1934), légèrement développée par Benjamin à la demande de Hitchcock pour le remake de 1956 et réorchestrée par Herrmann.
  10. La musique volontairement solennelle, voire pompeuse, du générique de Herrmann, montrant le groupe des cuivres et des percussions avant de se refermer en gros plan sur le cymbalier, est composée et dirigée par Herrmann bien qu’il n’apparaisse pas à l’écran. Hitchcock, qui attirait ainsi l’attention du spectateur sur le cymbalier, aimait l’idée que « sans le savoir, il est le véritable assassin. » Hitchcock-Truffaut, p. 195.
  11. Voir Whitesell, 2005, pour l’élaboration du Concerto macabre dans la dramaturgie du film.
  12. Jasonemprunte encore de courts passages à Five Fingers / L’Affaire Cicéron(1952) et àThe Kentuckian (1952).
  13. La musique est issue de courts fragments empruntés à quatre épisodes composés en 1953 pour la série « Crime Classics ».
  14. Cette remarque est valable pour les quelques partitions de musique de chambre composées par Herrmann, dont le quintette pour clarinette et cordes Souvenirs de voyage (1969) dont il reprendra des passages dans *The Battle of Neretva (*1969) et dans Endless Night / La Nuit qui ne finit pas (1972).
  15. Voir Anthony, 2001, pour les différents degrés de l’absorption du style wagnérien chez Herrmann.
  16. Le theremin, inventé dans les années vingt, a été utilisé dès 1935 (The Bride of Frankenstein, Whale) et surtout à partir de 1945 dans le cinéma américain par Miklós Rózsa dans Spellbound (La Maison du Dr Edwards, Hitchcock), et dans The Lost Week end (Le Poison, Wilder), par Roy Webb dans The Spiral Starcase (Deux mains la nuit, Siodmak), et Rózsa encore dans The Red House (La Maison rouge, Daves, 1947).
  17. Brown, 1994, p. 160 sqq.
  18. Herrmann refusera notamment d’écrire des chansons qui, comme le dit le personnage du compositeur “savant” de Hangover Square, correspondent à une « musique qui se démode ». À ce titre, la chanson leitmotiv « Jennie’ Song », seule contribution de Herrmann à The Portrait of Jennie (Dieterle, 1948), constitue une exception (la musique du film est empruntée à Debussy et arrangée par Dimitri Tiomkin).
  19. Voir Berthomé et Thomas, 1992, 190, dans leur indispensable étude.
  20. Ibid., p. 207 et 211.
  21. Composée par les auteurs de comédies musicales Jay Livingston et Ray Evans.
  22. Herrmann cité par Brown, p. 148.
  23. Commentaire de Herrmann dans le film de Waletzky.
  24. Smith, 2002, p. 228.
  25. L’origine de cet effet saisissant a pour modèle celui que Welles a mis en œuvre pour enregistrer plusieurs fois le mot « Rosebud » que prononce Kane mourant.
  26. Voir Langlois : « Le Jour où la terre s’arrêta. Bernard Herrmann et l’innovation sonore ».
© Ircam-Centre Pompidou, 2018


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accès en transports

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