Aspects de la musique de Beat Furrer

par Daniel Ender

I

Ce que la recherche historique – quand bien mĂȘme elle se tourne vers un passĂ© proche – perçoit comme dĂ©veloppement logique, voire nĂ©cessaire, s’est le plus souvent produit d’une façon bien moins planifiĂ©e et ciblĂ©e que ce que montre une vue rĂ©trospective et classificatrice. Cela vaut pour la politique comme pour d’autres sous-systĂšmes culturels de la sociĂ©tĂ©, en particulier l’histoire des arts. Comme l’historien a tendance Ă  inclure rĂ©trospectivement des Ă©vĂ©nements individuels dans une relation logique et d’en dĂ©duire un ordre – son ordre –, on passe bien souvent Ă  cĂŽtĂ© de la contradiction et de la diversitĂ© du rĂ©el. De mĂȘme on est tentĂ© d’ignorer la simultanĂ©itĂ© d’évĂ©nements aux genĂšses tout Ă  fait distinctes, pour peu que leur dynamique soit voilĂ©e par l’abstraction conceptuelle.

Ces remarques sont spĂ©cialement appropriĂ©es lorsqu’il est question de biographies individuelles. Lors de l’étude des artistes et de leurs Ɠuvres, elles conduisent Ă  des difficultĂ©s propres. Si l’on en croit les positions dĂ©fendues par la philosophie post-structuraliste1, aborder l’ensemble de l’Ɠuvre crĂ©ateur d’un auteur serait un numĂ©ro d’équilibrisme tĂ©mĂ©raire exposĂ© au double danger de surestimer des continuitĂ©s extĂ©rieures et de niveler l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© en vue d’un aperçu global exempt de toute contradiction. Alors qu’à travers l’artefact final, seul le sommet de l’iceberg reprĂ©sentant le travail de l’artiste devient visible – le processus crĂ©atif restant dans l’ombre de la sphĂšre privĂ©e –, alors que l’on doit le plus souvent se contenter des commentaires laconiques des auteurs, commentaires qui peinent Ă  rĂ©duire la distance entre le processus artistique et son produit, le risque demeure de construire une image projetant les attributs de l’Ɠuvre sur la personne – que ce soit par manque de connaissance ou de maniĂšre inconsciente. Dans un premier temps nĂ©anmoins, notre dĂ©monstration procĂ©dera par associations qui tenteront, Ă  partir d’une constellation biographique, de dĂ©gager des clĂ©s d’interprĂ©tation sans pour autant en forcer les traits.

II

Depuis sa jeunesse Furrer a manifestĂ© une forte attirance pour les arts plastiques ; jeune homme il dut se dĂ©cider entre musique et peinture. Des lignes convergentes entre ces deux formes d’art sont aisĂ©ment reconnaissables, comme par exemple dans la forme concrĂšte de la notation qui constitue toujours une part dĂ©cisive de la conception compositionnelle de Furrer. Mais ce qui est encore plus important que ce dĂ©tail, plus important mĂȘme que le rapport concret Ă  des termes picturaux comme dans Studie – Übermalung (1989-1990) ou encore la collaboration avec des peintres dans le cadre du projet ABBILD rĂ©cemment rĂ©alisĂ© dans le cadre du Festival Wien Modern, rĂ©side dans le fait que la pensĂ©e de Furrer semble procĂ©der par analogies avec les procĂ©dĂ©s des arts plastiques ; elle se nourrit de la technique des couches telle qu’on la trouve chez Jannis Kounellis et l’intĂšgre comme une part essentielle du processus de composition. C’est ainsi que certaines Ɠuvres explorent une structure de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e et s’en approchent par touches successives.

Durant ses premiĂšres annĂ©es Ă  Vienne, Furrer s’est produit avec plusieurs formations de jazz. Quand bien mĂȘme sa musique ne contient guĂšre plus de reflets directs de cette tendance, elle entretient des liens cachĂ©s avec un art plus libre de l’exĂ©cution, comme par exemple lorsqu’un espace de libertĂ© est concĂ©dĂ© aux interprĂštes dans leurs parties respectives. Y voir des prĂ©misses d’improvisation serait certes un peu exagĂ©rĂ© ; il n’en reste pas moins que le refus de fixer l’Ɠuvre dans une forme dĂ©finitive est une part essentielle de l’esthĂ©tique de Furrer qui va des premiers morceaux Ă  la mobilitĂ© de FAMA.

Furrer parle plusieurs langues, son intĂ©rĂȘt pour la littĂ©rature est dĂ©cisif et l’étendue de cet intĂ©rĂȘt se retrouve directement dans ses compositions. De plus, il rĂ©dige le plus souvent ses livrets lui-mĂȘme et utilise aussi des traductions personnelles, surtout en ce qui concerne les textes de l’AntiquitĂ©. En outre, le texte parlĂ© et le Sprechgesang occupent chez lui une place dĂ©cisive. Un des aspects essentiels du texte rĂ©side dans l’ancrage du matĂ©riau linguistique dans le geste : Ă  cet Ă©gard, la rĂ©fĂ©rence aux indications d’exĂ©cution est Ă©loquente (« sprechend » [parlĂ©], « flĂŒsternd » [chuchotĂ©]
)

III

Divers dans leurs formes sonores, riches en trouvailles dans leur conception formelle, Ă  cent lieux d’une esthĂ©tique unitaire, tels se prĂ©sentent les premiers morceaux du catalogue officiel de ses Ɠuvres, qui inclut quelques-unes des compositions de fin d’étude rĂ©alisĂ©es Ă  la Wiener Musikhochschule auprĂšs de Haubenstock-Ramati. Alors que des Ɠuvres telles qu’Illuminations (1985) d’aprĂšs Arthur Rimbaud ou Dort ist das Meer – nachts stieg‘ ich hinab (1985-1986) sur des textes de Pablo Neruda se distinguent dans leurs parties vocales par une force d’expression dĂ©bordante, de la mĂȘme Ă©poque proviennent des Ă©tudes qui se consacrent aux plus infimes diffĂ©renciations possibles entres les sons, les gestes et les scansions formelles : Music for Mallets (1985) ou Retour an dich (1986) travaillent sur des parties instrumentales qui se chevauchent, au sein desquelles les instruments pris individuellement jouent les mĂȘmes portĂ©es avec un dĂ©calage temporel trĂšs restreint ; ce faisant, le matĂ©riau employĂ© explore des distances intervalliques rĂ©duites grĂące Ă  des gestes contenus dans un espace Ă©troit et une intonation richement colorĂ©e. Il en rĂ©sulte un tissage d’évĂ©nements trĂšs Ă©troitement liĂ©s, qui laisse la perception osciller entre identitĂ© (apparente) et divergence, tandis que d’autres couleurs instrumentales et un contexte en mutation Ă©clairent sans cesse les nouvelles facettes d’un matĂ©riau presque toujours semblable. De la mĂȘme façon, dans 
 y una canciĂłn desesperada, des gestes voisins sont confrontĂ©s les uns aux autres Ă  travers trois guitares accordĂ©es au quart de ton.

Les Ɠuvres de plus grande dimension – la plupart du temps notĂ©es de façon traditionnelle – vĂ©hiculent elles aussi dĂšs leurs premiĂšres notes des Ă©lĂ©ments non fixĂ©s : en parallĂšle d’une phrase Ă  l’organisation synchrone, des voies indĂ©pendantes se font entendre ; leur dĂ©veloppement est autonome par rapport Ă  la mĂ©trique du chef et elles peuvent se ramifier par endroits en des textures trĂšs denses ou en des champs sonores scintillants, issus de petites structures elles-mĂȘmes rĂ©pĂ©tĂ©es Ă  l’intĂ©rieur d’un espace sonore donnĂ©. À cĂŽtĂ© de ces techniques gĂ©nĂ©ratrices d’une riche diffĂ©renciation, des gestes emphatiques ne cessent de s’élever brusquement, l’expression immĂ©diate surgissant par instant dans toute son Ă©trangetĂ©.

De prime abord, on peine Ă  trouver un dĂ©nominateur commun Ă  ces procĂ©dĂ©s qui se percutent souvent les uns les autres. Tout au plus faudrait-il recourir Ă  la mĂ©taphore qui constitue le titre de la premiĂšre Ɠuvre pour orchestre de Furrer, Ă©crite en 1983 et entiĂšrement rĂ©visĂ©e en 1986 : Chiaroscuro [Clair-obscur]. Ce procĂ©dĂ© des arts plastiques, qui projette Ă  partir de la confrontation nettement marquĂ©e entre clartĂ© et obscuritĂ© le jeu de contraste entre ombre et lumiĂšre, peut synthĂ©tiser jusqu’à un certain point la bande passante esthĂ©tique des Ɠuvres de l’époque de Chiaroscuro ainsi que des pĂ©riodes ultĂ©rieures.

Cette remarque peut aussi s’appliquer Ă  une Ɠuvre dans laquelle tout le talent de Furrer s’était rĂ©vĂ©lĂ© pour la premiĂšre fois : le (premier) Quatuor Ă  cordes**2, oĂč des contrastes incroyablement abrupts sont Ă  l’Ɠuvre. Le premier mouvement juxtapose de maniĂšre frontale deux Ă©lĂ©ments concurrents (Figure 1) : des notes prolongĂ©es ou Liegetöne et des glissandi lents – dont les entrĂ©es doivent ĂȘtre « Ă  peine audibles » [EinsĂ€tze kaum hörbar], comme l’indique la partition – se trouvent interrompus par des interventions verticales quasi monolithiques et mĂ©caniques dans leur rĂ©pĂ©tition. AprĂšs la premiĂšre rencontre de ces deux sphĂšres, les contraires semblent dĂ©jĂ  s’ĂȘtre mĂ©tamorphosĂ©s et quelque peu rapprochĂ©s : la deuxiĂšme intervention, avec sa dynamique un peu en retrait, peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e Ă  la fois comme Ă©cho de la premiĂšre mais aussi comme rapprochement vers la strate des glissandi qui commence ainsi Ă  se modifier. Alors que l’on est gagnĂ© par l’impression que les lignes fuyantes surgissent de l’ombre des attaques et auraient mĂȘme pu continuer durant l’intervalle, celles-ci modifient leur nuance en ayant recours au flautato et Ă  de brusques changements d’archet. Par la suite, les Liegetöne enflent et les interventions qui se rĂ©pĂ©taient auparavant Ă  travers une dynamique figĂ©e subissent elles aussi une transformation, elles se voient dĂ©sormais dynamisĂ©es par les crescendi et les glissandi : ce qui passait d’abord par une exposition immĂ©diate subit maintenant une interpĂ©nĂ©tration dialectique.



Figure 1 : Streichquatett
© avec l'aimable autorisation d'Universal Edition A. G., Wien / UE 18371.

IV

Le plus souvent au sein des partitions de Furrer, plusieurs lignes de dĂ©veloppement sont poursuivies en parallĂšle : ainsi, une sĂ©rie d’Ɠuvres commençant par In der Stille des Hauses wohnt ein Ton (1987) et allant de Risonanze (1988), Ă  un moment de terre perdu (1990) et Face de la chaleur (1991) jusqu’à Narcissus (1994), s’attache Ă  une diffĂ©renciation successive des bruits et des sons. ParallĂšlement, plusieurs morceaux interrogent tout simplement les problĂšmes de rythmique et de mĂ©trique, et expĂ©rimentent des structures temporelles imbriquĂ©es les unes dans les autres : alors que d’une part la piĂšce pour piano Voicelessness. The snow has no Voice (1986) compense la superposition de 12:13 ou 13:14 noires par une notation optimale pour l’interprĂšte car spĂ©cifiant exactement dans quel ordre les notes doivent ĂȘtre jouĂ©es, d’autre part, dans Ultimi cori (d’aprĂšs Giuseppe Ungaretti) pour deux chƓurs et percussion, le rapport mĂ©trique exact entre les groupes est maintenu dans l’indĂ©termination par la disposition variable des mesures. GrĂące Ă  des structures harmoniques proches et leur dislocation ponctuelle, la communication entre les musiciens devient le thĂšme avĂ©rĂ© de la composition.

Dans l’Ɠuvre de thĂ©Ăątre musical Die Blinden (1989) d’aprĂšs Maurice Maeterlinck, des niveaux de grilles rythmiques et harmoniques organisĂ©es Ă  la maniĂšre de blocs apparaissent de maniĂšre d’abord isolĂ©e d’un cĂŽtĂ©, tandis que de l’autre cĂŽtĂ© des sons diffĂ©renciĂ©s s’étendent aussi bien Ă  l’effectif instrumental qu’à l’effectif vocal. Tous ces Ă©lĂ©ments sont ensuite repris et juxtaposĂ©s comme par montage, pour ĂȘtre enfin mĂȘlĂ©s les uns aux autres. Les divers moyens musicaux sont liĂ©s aux Ă©lĂ©ments du livret, organisĂ© par le compositeur comme un montage de textes riche en correspondances oĂč interviennent entre autre Platon, Friedrich Hölderlin et Arthur Rimbaud ; ainsi l’enchevĂȘtrement musical des diffĂ©rents niveaux rĂ©pond-il aux rĂ©fĂ©rences littĂ©raires.

Un dialogue crypté avec la musique du passé est entrepris à travers Madrigal pour orchestre (1992) et Lied pour violon et piano (1993), deux piÚces qui évoquent de façon sous-jacente et à peine audible les modÚles de Monteverdi et de Schubert.

La deuxiĂšme Ɠuvre de thĂ©Ăątre musical de Furrer, Narcissus (1994), renvoie au cĂ©lĂšbre rĂ©cit des MĂ©tamorphoses d’Ovide. Les personnages du rĂ©cit d’Ovide ne sont pas reprĂ©sentĂ©s comme tels sur scĂšne ; au contraire ils accĂšdent Ă  un sens nouveau en devenant des principes esthĂ©tiques. C’est plus particuliĂšrement le cas de la nymphe Echo qui, en tant que figure, disparaĂźt totalement de l’Ɠuvre pour s’affirmer en tant que « prĂ©sence 3 » fluide dans la musique. Le rĂŽle de Narcisse est rĂ©parti en deux rĂ©citants et pose d’emblĂ©e le problĂšme de la langue, ou plutĂŽt de la genĂšse de la langue Ă  partir de sons simples comme le bruit de la respiration, ces sons devenant peu Ă  peu des phonĂšmes d’un texte fragmentĂ© pour progressivement se fondre en mots. Pendant ce temps, les canevas rythmiques croissent et conduisent Ă  une perception de plus en plus immĂ©diate ; ces types de canevas Ă©taient d’une grande importance dans les compositions plus anciennes de Furrer, oĂč plutĂŽt que de former une surface sonore concrĂšte, ils rĂ©gissaient la structure profonde de la composition. On pourrait aller jusqu’à dire que, paradoxalement, le langage musical de Furrer s’est affermi d’une façon nouvelle Ă  travers une Ɠuvre, Narcissus, qui rĂ©flĂ©chit sur le dĂ©faut de langue.

V

Peu Ă  peu, des Ă©lĂ©ments de mouvement continu de plus en plus nombreux sont apparus dans les partitions de Furrer. Longtemps ils ne se manifestaient qu’en des points de climax, ou bien ne brillaient qu’en des passages le plus souvent muets ou frĂŽlant les limites de ce qui est clairement audible, lorsqu’il ne s’agissait pas de fragments motiviques passagĂšrement mis en avant. Le trio Aer (1991) a Ă©tĂ© le premier Ă  expĂ©rimenter de façon consĂ©quente la dynamique de lignes en mouvement continu, leur croissance et leur disparition.

Nuun 4 (1996) atteint Ă  cet Ă©gard une nouvelle dimension dans la densitĂ© sonore devenue dĂ©terminante dans le langage musical de Furrer depuis lors – mĂȘme si elle n’a plus guĂšre Ă©tĂ© mise en relief de façon aussi Ă©vidente que dans Nuun. Cette Ɠuvre pour deux pianos et ensemble de 26 musiciens poursuit pourtant avec rigueur un phĂ©nomĂšne dĂ©jĂ  prĂ©sent auparavant : une tonalitĂ© centrale se dĂ©ploie en dehors de tout ancrage dans une tonalitĂ© ou une tonique. Ces deux aspects, celui du mouvement et celui de l’organisation des hauteurs, s’interpĂ©nĂštrent et sont intrinsĂšquement liĂ©s entre eux : la texture trĂšs dense qui marque le dĂ©but est caractĂ©risĂ©e par des processus de mouvements qui se superposent et dont les plus frappants sont centrĂ©s autour du si – note qui ne se contente pas seulement de donner un cadre Ă  l’ensemble de l’Ɠuvre et dont dĂ©coule le final, mais qui est constamment prĂ©sente mĂȘme si cette prĂ©sence n’est pas toujours manifeste. La sonoritĂ© centrale est, quant Ă  elle, forte d’une prĂ©sence constante au dĂ©but et subit ensuite peu Ă  peu une imperceptible montĂ©e chromatique, principe qui prĂ©side aussi Ă  de nombreux Ă©vĂ©nements de l’espace sonore. En effet, un mouvement ascensionnel s’illustrant par de multiples manifestations traverse l’Ɠuvre : montĂ©e chromatique simple et plus ou moins rĂ©guliĂšre, gammes ou figures issues de celles-ci. Un exemple pourra illustrer le lien entre un pareil mouvement ascendant et la sonoritĂ© centrale. Dans la figure 2 (partition, mes. 115-117 sans les cordes ni les percussions), les accords des deux pianos contiennent une montĂ©e chromatique (ici du la au fa). D’une part les doublages d’octaves affirment le caractĂšre des hauteurs de ton, d’autre part ils rendent flous les quartes, les quintes ainsi que les changements de registres. Les bois jouent (dans les mesures 115-116 principalement) des extraits de gammes ascendantes ; les cuivres jouent des fragments de motifs issus de ces mĂȘmes gammes ainsi que des Ă©vĂ©nements ponctuels qui leurs sont Ă©troitement liĂ©s. À la mesure 117, les cuivres illustrent la note centrale si avec des rĂ©pĂ©titions rapides et basses (cors) et des crescendi (trombones). Tout au long du morceau, ces procĂ©dĂ©s se restreignent de plus en plus. AprĂšs un point culminant et un suspens, la musique vit du souvenir des processus en mouvement : sa structure est dĂ©voilĂ©e au grand jour et safforce expressive est tout particuliĂšrement marquante dans le dernier passage, oĂč une derniĂšre suite d’accords par les deux pianos mĂšne Ă  la sonoritĂ© finale.



Figure 2 : Nuun
© 1996 by Universal Edition A. G., Wien / UE 30902.

VI

Un développement ayant recours à des procédés analogues à ceux de Nuun caractérise des compositions instrumentales telles que Presto (1997) et still (1998) ou encore aria pour soprano et petit ensemble (1999).

Le chemin ainsi parcouru, qui va des expressions vocales Ă©lĂ©mentaires au chant, conditionne aussi le dĂ©veloppement de l’Ɠuvre scĂ©nique suivante : dans Begehren (2001), piĂšce oĂč le mythe d’OrphĂ©e d’aprĂšs Ovide et Virgile se lie Ă  une relecture moderne de Cesare Pavese, on trouve Ă  la place d’OrphĂ©e et d’Eurydice un « Il » et une « Elle » anonymes. La partie masculine est assurĂ©e par un rĂ©citant, ce qui est un nouvel Ă©clairage quant Ă  l’impossibilitĂ© de s’exprimer : alors que « Elle » chante, « Il » dĂ©veloppe des facultĂ©s d’expression rudimentaires, processus qui n’a pas encore trouvĂ© son aboutissement lorsque l’Ɠuvre se termine. La perte du langage est aussi le thĂšme d’*invocation* (2003) d’aprĂšs le roman Moderato cantabile de Marguerite Duras – la composition Ă©ponyme pour soprano et flĂ»te basse ayant pu ĂȘtre intĂ©grĂ©e comme noyau central Ă  ce thĂ©Ăątre musical.

ParallĂšlement, l’épisode des MĂ©tamorphoses d’Ovide dĂ©crivant le « sĂ©jour de la renommĂ©e » (Fama) fait sa premiĂšre apparition : alors que les individus se taisent, de l’ombre de la sociĂ©tĂ© s’élĂšve la force de la rumeur qui prend forme Ă  travers une totalitĂ© chromatique circulaire, anticipant la pensĂ©e de l’espace qui plus tard conditionnera la conception de FAMA. Le processus dĂ©crit par Ovide et explicitement repris par Furrer (les sons gagnant le sĂ©jour de la renommĂ©e) pourrait bien signifier davantage que ce qu’il transmet immĂ©diatement. Car la prĂ©sentation d’évĂ©nements sonores portĂ©s par l’espace et venant de loin caractĂ©rise manifestement, Ă  l’écoute, bien des passages des Ɠuvres de Furrer – qu’il s’agisse des tonalitĂ©s Ă©thĂ©rĂ©es du Quatuor Ă  cordes ou de la massive prĂ©sence des secousses qui font suite Ă  Nuun. Et c’est peut-ĂȘtre bien cette image Ă©quivoque qui pourrait constituer une clĂ© pour l’ensemble de sa musique.


  1. Voir Ă  ce sujet Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et Ă©crits, t. I, Paris, Gallimard, 1994.
  2. Concernant cette Ɠuvre, voir Manfred Angerer, « Das bestimmte Bezeichnen eines unbestimmten Gegenstandes. Zu Beat Furrers Streichquartett und einigen Problemen des Schreibens ĂŒber Musik », Nomos. Aspekte Neuer Musik, n° 0 (1988), p. 49-54.
  3. Sur ce point, voir Claudia Maurer Zenck, « Echo wird Musik. Zur Entstehung von Beat Furrers „Narcissus“ », Werner Breig (Ă©d.), Opernkomposition als Prozess. Referate des Symposions Bochum 1995, Kassel,
  4. Voir Bernhard GĂŒnther, « Beat Furrer, Narcissus-Suite, Nuun – fĂŒr zwei Klaviere und Orchester », Next Generation, Beat Furrer (brochure-programme du festival de Salzburg), 1996, p. 20-28. BĂ€renreiter, 1996, p. 165-186.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008

sources

Daniel Ender, traduit de l’allemand par Philippe Abry, © Ircam - Centre Pompidou, 2006 (parution dans L’InouĂŻ n° 2, revue de l’Ircam).



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