André Boucourechliev. Pianiste, écrivain de musique et compositeur.

par Jean Ducharme

C’est dans un milieu cultivé, mélomane et francophile qu’Andreï Boucourechliev naît le 28 juillet 1925 à Sofia. Son père exerce le droit tandis que sa mère et son grand-père maternel - chez qui ils vivent - se consacrent à la littérature. Le jeune garçon fréquente d’abord des établissements scolaires français. Sa tante Dora Boucourechliev, pianiste formée à Dresde, sera son unique professeur de piano jusqu’à son entrée au conservatoire de la capitale bulgare au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y travaille alors avec Panka Pelischek tout en se produisant déjà régulièrement en public. Il fonde une “brigade de concerts” ; ses prestations virtuoses (souvent en milieu ouvrier) lui valent bientôt la médaille “d’ouvrier de choc premier degré”. Il remporte de surcroît un concours national d’interprétation musicale organisé par le gouvernement en 1948. C’est dans ce contexte qu’il réussit à convaincre le ministre de la culture de l’intérêt d’aller parfaire sa formation en France plutôt qu’en URSS. Il ne reverra pas sa terre natale avant 1993.

Boucourechliev débarque à Paris en mars 1949. Il poursuit ses études auprès de Reine Gianoli à l’Ecole normale de musique ; un jury présidé par Alfred Cortot lui décerne sa Licence de Concert en 1951. Il y enseigne à son tour, devenant l’assistant de Jules Gentil. Il participe également à la Meisterklasse de Walter Gieseking à Sarrebrück. “Sa personnalité était telle que nous étions vraiment liés à lui, c’était le maître de musique et le maître des âmes. Le lien avec Gieseking a maintenu en moi la pulsion pianistique, et au fond, ce n’est qu’après sa mort [en 1956] que je me suis senti libre de changer de peau et de devenir compositeur1.” Sa connaissance du piano, de son répertoire, et du rôle de l’interprète influera profondément sur son œuvre. Ses activités alors se diversifient : ses premiers écrits paraissent et ses premières pièces sont données au Domaine musical.

Tout en questionnant constamment les œuvres des grands maîtres - notamment Schumann, Stravinsky, Chopin, Debussy et, à maintes reprises, Beethoven -, Boucourechliev se veut l’ardent défenseur de son temps, engagé dans le combat de sa génération. Aussi consacre-t-il la plupart de ses premiers articles à ses contemporains (Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen en tête), au Domaine musical, à la musique électronique et au sérialisme. Médiateur hors pair, l’”écrivain de musique” restera attentif aux œuvres, aux compositeurs et aux interprètes de son époque. Les notions d’unité de l’œuvre musicale, de programme, de différence, de thème et de variation compteront parmi ses sujets de prédilection. Quatre décennies de chroniques éclairées (notamment pour les revues Esprit, La Nouvelle Revue Française, Preuves et Réforme) s’adresseront à l’auditeur auquel il confie une action essentielle.

Alors que viennent de paraître (en 1956) la *Troisième Sonate *de Boulez et le Klavierstücke XI de Stockhausen, Boucourechliev explicite les liens entre sérialisme et indétermination. “A la trajectoire univoque de l’œuvre de naguère, à son aboutissement inéluctable, prévisible et rassurant, se substitue maintenant l’aléatoire, un temps musical ouvert sur mille issues possibles. Hier encore système implacable d’organisation, la musique sérielle est devenue forme de pensée, manière de vivre le temps dans sa discontinuité et son absence de finalité l’instant d’y faire apparaître les constellations fugaces d’une œuvre…2“ Il fréquente par ailleurs Umberto Eco et contribue à faire connaître en France son ouvrage L’œuvre ouverte.

A la même époque, l’essor de la musique électronique préoccupe autant le critique que le jeune compositeur. En 1956, Luciano Berio et Bruno Maderna l’accueillent à Milan dans le Studio di Fonologia de la RAI. Boucourechliev y conçoit une brève Etude pour bande magnétique. Il y retourne deux ans plus tard pour travailler à Texte I. Maderna et Berio - qu’il seconde lors de l’élaboration de Thema (Omaggio a Joyce) - resteront ses seuls maîtres en matière de composition musicale.

C’est cependant avec Musique à trois (pour flûte, clarinette et clavecin) que Boucourechliev inaugure son catalogue en avril 1958. Avec son “réseau d’actions concertées qui se conditionnent mutuellement” et son chromatisme omniprésent - mais non-sériel puisque Boucourechliev n’utilisera jamais la série -, cette pièce “d’allure webernienne soignée” affiche d’emblée certaines des préoccupations majeures du compositeur. Ce que feront aussi toutes ses premières œuvres : Texte I (pour bande magnétique, 1958) déploie un matériau mouvant en constante évolution. La Sonate pour piano (1959), toute de contrastes et empreinte de violence, confie à l’interprète la gestion de durées et de débits. Texte II (pour deux bandes magnétiques, 1959) propose plusieurs possibilités de départs asynchrones, créant ainsi des rencontres variables. Boucourechliev expose clairement ses intentions dans sa notice de présentation de Signes (une œuvre de 1961 retirée du catalogue) : il s’agit d’une “libre rencontre du compositeur et des interprètes dans le domaine du temps musical. Celui-ci, oscillant entre rigueur et souplesse, tour à tour imposé, suggéré ou librement choisi, est tantôt transmis par l’un des interprètes, tantôt créé dans l’entente instantanée de tous.” Les éléments libres (durées et intensités) de Musiques nocturnes (1965) le conduiront bientôt aux Archipels.

Boucourechliev est alors régulièrement joué au Domaine musical ; il fréquente aussi Darmstadt et Venise. Un long séjour aux Etats-Unis (1963-1964) aura sur son œuvre une importance capitale. Les réalisations de Gordon Mumma, de Robert Rauschenberg et du groupe Once le fascinent. “Ce n’est pas l’apologie de l’aléatoire, mais celle du fugace, de l’instantané, qui ne se répète pas. Et je pense que les Archipels dérivent de ces contacts-là ; sans les Etats-Unis je n’aurais pas écrit les Archipels […]3.” L’influence d’Earle Brown s’avère décisive : “Chez Brown, écrit-il, […] l’interprète est à l’écoute de ses partenaires et est appelé à réagir librement à ce qu’il entend, avec un matériau musical élaboré à cet effet (Available Forms I et II). Les interprètes sont de ce fait non les “maîtres d’une forme”, mais partie prenante d’un processus formel imprévisible et vécu comme nécessaire. C’est cette direction générale qu’ont poursuivie et développée les Archipels […]4.” Cet ensemble de cinq œuvres (1967-1971) “aurait été inconcevable sans l’expérience américaine, mais aussi sans la conscience vécue de l’héritage webernien et debussyste5“.

Nous atteignons ici le point central de l’œuvre de Boucourechliev, le cœur de sa poétique. Si sa production antérieure (1958-1965) la préfigurait, toute sa musique en portera désormais la marque. D’abord appliquée à des formations de chambre, la mobilité sera bientôt confiée au soliste et étendue à l’orchestre.

Il s’agit d’explorer les formes ouvertes, variables d’une exécution à l’autre. Le hasard en est toutefois catégoriquement exclu puisque chaque réalisation procède de décisions prises dans l’instant, par des interprètes libres et responsables que guide une écoute réciproque constante. Ce refus de l’aléa et cet attachement aux rapports entre événements distinguent sa poétique de celle, notamment, de John Cage. L’établissement de liens dont dépend l’unité de l’œuvre exige une conception rigoureuse et détaillée. Sensible à l’idée de ruban génétique où seraient inscrits les comportements potentiels de la matière musicale, Boucourechliev définit avec une extrême précision tous les éléments qu’il soumet aux musiciens. Bien qu’unique, chaque concrétisation aura d’abord été envisagée par le compositeur.

C’est en scindant la présentation de ses structures que Boucourechliev dote l’interprète d’un formidable outil d’ouverture. On trouve, d’une part, des matériaux de hauteurs soigneusement choisies en fonction des intervalles (harmoniques et mélodiques) qu’elles induisent, des registres qu’elles parcourent et des lignes qu’elles dessinent. D’autre part, des schémas (sans hauteurs) déterminent tous les autres paramètres : l’intensité, la densité, la vitesse et le débit, le phrasé, le timbre, etc. Ces schémas sont des modèles, ils donnent des règles d’action. C’est en associant spontanément schémas et hauteurs que l’interprète réalise des structures sonores. Archipel 4 (pour piano seul) propose par exemple quatorze matériaux bruts de hauteurs et pas moins de cent onze schémas. Tout (ou presque) peut servir plusieurs fois moyennant le renouvellement constant des associations. La scission schéma/matériau permet ainsi la réapparition sans redondance : elle incite à reprendre tout en interdisant de répéter.

La plupart des œuvres ouvertes de Boucourechliev comportent également des éléments notés de façon traditionnelle sur portée ; ils bénéficient toutefois souvent de possibilités de modification. Les composantes les plus rigides demeurent exceptionnelles. Un second niveau d’ouverture réside dans l’ordre d’apparition des structures et dans leurs rencontres assurément inédites - a fortiori lorsque l’aventure engage plusieurs musiciens. Chaque instant demeure unique. Boucourechliev suscite par ailleurs des regroupements (autour d’une intensité, d’un registre ou d’une note-pôle par exemple) et ne renonce pas à diriger des processus, voire à imposer certains éléments.

Aussi régit-il plus ou moins fermement le déroulement de l’œuvre et sa forme globale. Alors que le quatrième Archipel (1970) - son opus le plus ouvert - ne comporte que des schémas et des matériaux, Ombres, qui date de la même année, n’offre que deux passages “en archipel” au sein d’une écriture fixe et d’une forme close. Des années plus tard, cette inclusion de plages ouvertes caractérisera également Lit de neige (1984) et les deux derniers quatuors à cordes (1989, 1994). Ces considérations sur la forme autorisent une périodisation de la production de Boucourechliev en trois phases. La forme des premières œuvres (1958-1965) reste fermée. Du premier Archipel (1967) aux Six Etudes d’après Piranèse (1975), les compositions de la seconde période sont, pour la plupart, résolument ouvertes. Du Nom d’Œdipe (1978) aux Trois Fragments de Michel-Ange (1995), Boucourechliev balise ses parcours sans toutefois renoncer aux plages ouvertes ni à l’imprévisibilité du détail.

Ainsi reste-t-il attaché tout au long de sa vie créatrice à une certaine poétique de l’indétermination - parfaitement compatible, selon lui, avec des formes fermées. Ne serait-ce que pour obtenir des configurations sonores que ne peut générer une écriture fixe. L’ouverture permet en outre de s’affranchir de l’inexorabilité du développement comme des pièges de la rhétorique. Enfin, elle consent à ne soumettre personne.

D’autres thématiques personnelles (sensibles dans la facture et le déroulement des œuvres) apparaissent à la lecture des titres attribués par le compositeur : la multiplicité, le périple, le regard et l’aveuglement - plusieurs se réfèrent à la mythologie grecque. Hantée par l’éternel retour, la musique de Boucourechliev oscille sans relâche entre le ressemblant et le différent, entre le même et l’autre. Le compositeur constatait par ailleurs que la note ré, “étrangement”, traversait plusieurs de ses pièces. Il en est de même de souvenirs beethovéniens, au premier rang desquels figure Le Chant de Reconnaissance du Quinzième Quatuor op. 132, entendu dans Ombres (Hommage à Beethoven) et dans les trois quatuors. D’abord foncièrement chromatique, sa musique s’ouvre aussi, dans les années quatre-vingt, au diatonisme - grâce notamment à des figures mélodiques récurrentes. La répétition, enfin, demeure chez lui un cas limite. Pure, elle modifie sérieusement le cours de l’œuvre ou, comme souvent, la clôt ; c’était le cas dès son premier opus, ça le sera aussi dans son ultime Fragment de Michel-Ange, A l’alma stanca

André Boucourechliev s’est éteint à Paris le 13 novembre 1997.

Notes
  1. Catherine DAVID, « La leçon de musique » (entretien avec Boucourechliev), Le Nouvel Observateur/Arts et spectacles, 1285, 22-28 juin 1989, p. 109.
  2. André BOUCOURECHLIEV, « Qu’est-ce que la musique sérielle ? », France Observateur, 591, 31 août 1961, p. 17. Repris dans A l’Ecoute, Paris, Fayard, 2006, p. 38.
  3. Entretien avec l’auteur, 1993.
  4. André BOUCOURECHLIEV, « La musique aléatoire : une appellation incontrôlée », Analyse musicale, 14, janv. 1989, p. 40. Repris dans Dire la musique, Paris, Minerve, coll. “Musique Ouverte”, 1995, p. 193.
  5. André BOUCOURECHLIEV, Dire la musique, Paris, Minerve, coll. “Musique Ouverte”, 1995, p. 182.
© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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