- Introduction
- Prolégomènes à l’analyse de l’œuvre
- Sources d’inspiration
- Matériaux préalables
- La partie de tuba
- Données générales
- Niveau 2 : une succession de processus
- Niveau 1 : forme globale
- Niveau 3 : micro-évènements
- La partie électronique
- Patch principal
- Analyse des objets sonores
- Analyse des familles d’objets sonores
- La version pour électronique seule (2008)
- Conclusion
- Ressources
- Remerciements et citation
Mauro Lanza sur B.R.A.H.M.S
- Fiche œuvre de Burger Time ou les tentations de Saint Antoine (pour tuba et électronique)
- Biographie
- Parcours de l'œuvre
- Catalogue
- Ressources
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Introduction
Résumé
Composée en 2001, Burger Time ou les tentations de Saint Antoine (2001) pour tuba et électronique est une œuvre mixte qui ne fait pas appel à toutes les ressources possibles de prolongement du tuba (transformations en temps réel, suiveur de partition, etc.). L’instrument dialogue simplement en live avec une bibliothèque de 468 fichiers son, déclenchés manuellement par l’instrumentiste à l’aide d’une commande à main (piston supplémentaire sur le tuba), et diffusés spatialement sur huit haut-parleurs. L’intérêt technique majeur de Burger Time réside dans l’utilisation et le développement du programme de synthèse par modélisation physique Modalys, créé à l’Ircam. Burger Time est par ailleurs un bon objet d’étude concernant le langage de Mauro Lanza et son utilisation d’algorithmes, s’inscrivant dans la continuité de ses œuvres précédentes, notamment L’Allegro Chirurgo (1996) pour saxophone ténor et Barocco (1998-2003) pour soprano et ensemble d’instruments jouets, deux pièces dont les matériaux sonores sont réexploités dans Burger Time. Lanza utilise également comme “modèles” des sons de jeux vidéos d’arcade des années 1980.
La version mixte s’étant révélée particulièrement contraignante techniquement, elle n’a pas été confirmée par le compositeur (la partition n’est pas officiellement éditée, ni enregistrée commercialement) ; elle n’en reste pas moins importante pour le compositeur, qui y fait référence régulièrement dans ses interventions. Une seconde version entièrement fixée sur support a vu le jour en 2008. Il existe donc désormais deux versions distinctes de l’œuvre :
a) La version d’origine pour tuba et électronique élaborée à l’Ircam et créée le 16 novembre 2001 par le tubiste David Zambon à la Paul Sacher Halle de Bâle dans le cadre du Mois européen de la musique de Bâle (Europäischer Musikmonat). Deux enregistrements de cette première version ont été captés en live lors de deux concerts à l’Ircam, toujours par David Zambon :
- le 22 janvier 2002 [https://medias.ircam.fr/x47b985_burger-time-ou-les-tentations-de-saint-ant], la durée est de 16 minutes.
- le 19 octobre 2002 [https://medias.ircam.fr/x415d22_burger-time-ou-les-tentations-de-saint-ant], la durée est de 16 :17 minutes.
b) La version pour électronique seule (sons fixés sur support) réalisée en 2008. Sa durée est désormais ramenée à 13 minutes. [© Lanza, 2008]
Programmes utilisés
Pour la réalisation des séquences électroniques, les trois logiciels suivants furent utilisés :
- AudioSculpt pour l’analyse des sons présélectionnés du tuba, ainsi que l’analyse et la retranscription des sons de jeux d’arcade,
- OpenMusic pour la composition de la plupart des autres objets sonores,
- Modalys pour le travail de transformation définitif de tous les objets sonores par modélisation du son par synthèse physique.
Matériel nécessaire
Les dispositifs technologiques pour l’exécution de l’œuvre sont les suivants :
- 468 fichiers-sons préenregistrés.
- un dispositif informatique permettant de gérer l’envoi des fichiers sons.
- une console de mixage pour la gestion du son.
- un déclencheur à main pour l’interprète.
- un ensemble spatialisé de 8 haut-parleurs pour la diffusion des séquences électroniques.
Prolégomènes à l’analyse de l’œuvre
Partition inédite
Quelques remarques peuvent être faites avant d’aborder les problématiques et les arcanes internes de Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, notamment en ce qui concerne l’accessibilité et la possibilité d’analyser cette œuvre. Lanza a réalisé seul l’ensemble des étapes d’élaboration de la pièce — conception, composition, expérimentations, programmations, mise en espace — sans collaborer avec un Réalisateur en Informatique Musicale. Ainsi, et contrairement à d’autres œuvres développées à l’Ircam, il n’existe pas ou peu de documentation accessible, outre les archives personnelles du compositeur. La première version pour tuba et électronique n’ayant pas apporté pleine satisfaction au compositeur, la partition musicale n’est à ce jour pas finalisée. Le compositeur qui supervise lui-même les étapes de publication de ses partitions en collaboration avec les éditions Ricordi, n’a pas souhaité mener à bien l’achèvement de Burger Time et rendre publique la partition.
En l’état, la partition — 16 pages, format A3 — comprend l’intégralité de la partie de tuba (imprimée), ainsi que des retranscriptions de l’ensemble des évènements, reportées en petit sous la portée principale — et pas toujours lisibles dans le détail. Une ligne intermédiaire permet le positionnement rythmique exact du déclenchement de chaque évènement par le tubiste par rapport aux données de la partie de tuba. Cette partition amène ainsi trois écueils pour l’analyse :
- Elle est de toute évidence une partition destinée à l’interprète, et est donc exempte de toutes les données techniques de la partie électronique (nature des évènements, programmes, effets du spatialisateur, etc). Elle diffère en cela par exemple de la partition “régie informatique” de Anthèmes 2 (1997) de Pierre Boulez [Part. UE, 1997], dans laquelle l’ensemble des données étaient reportées, en raison évidemment du temps réel et du rôle primordial du Musicien En charge de l’Électronique (MEL) pour la diffusion de l’œuvre.
- Elle ne contient ni préface, ni schémas d’implantation ou de gestion de la spatialisation, et ne donne ainsi aucun indice sur la manière dont la dimension électronique a été pensée.
- Les retranscriptions des 468 évènements électroniques ne sont pas des aide-mémoire pour l’auditeur ou le lecteur, bien au contraire. Elles sont issues des analyses techniques réalisées par ordinateur, et présentent donc des résultats spectrographiques, dont la lecture est parfois difficile à relier au résultat sonore.
Approche algorithmique
L’écriture de Mauro Lanza est en grande partie conditionnée par des algorithmes, élaborés à l’origine à la main, selon une logique combinatoire :
Il s’agissait plutôt de systèmes déterministes, avec peu d’aléatoire, que je faisais à la main, et je me suis rendu compte que j’aurais pu faire ça plus vite et mieux avec l’aide d’un ordinateur. […] J’avais entendu parler des amis compositeurs d’un logiciel d’aide algorithmique à la composition (PatchWork) qui se développait à l’Ircam, et j’avais immédiatement commencé à fantasmer à ce sujet. C’est l’une des principales raisons qui m’ont poussé à postuler au cursus de l’Ircam — formation davantage consacrée à la synthèse et au traitement sonore, mais dont la partie qui m’intéressait le plus était celle qui concernait la composition (symbolique) assistée par ordinateur — et la raison pour laquelle, dès le début de mon cursus, j’ai commencé à travailler à la fois sur l’environnement graphique de CAO développé par l’Ircam (OpenMusic, le temps de PatchWork étant révolu) et en langage Lisp. [….] Aujourd’hui, la ligne qui sépare composition et algorithmique devient pour moi tellement fine que je n’arrive plus à savoir où finit l’un et où commence l’autre. Je travaille toujours avec une fenêtre ouverte où il y a du code. C’est un environnement de travail, avec des allers-retours permanents. [Lanza, 2018]
Les systèmes algorithmiques se différentiant d’autres systèmes de CAO — comme OpenMusic — par le non recours à l’aléatoire dans l’élaboration de structures musicales, mais aussi par le caractère fini des opérations engendrées, ils devraient pouvoir être, en théorie, explicités par l’analyse. Certains processus le sont dans les œuvres de Lanza — par exemple dans la pièce Mess (2008) pour piano — mais nombre de paramètres doivent être pris en compte dans une pièce comme Burger Time. C’est la raison pour laquelle nous ferons abstraction dans ce qui suit de certains paramètres mathématiques, en essayant toutefois de proposer une étude des processus de l’œuvre la plus fluide possible. La question se posera également des proportions, durées et rapports entre tuba et évènements électroniques.
Il existe souvent par ailleurs dans Burger Time une inadéquation entre numération et nature des évènements. Par exemple certains passages de la pièce font se succéder plusieurs évènements de même nature. Doit-on les considérer alors comme des évènements indépendants, ou comme un groupe d’évènements de même nature, c’est-à-dire comme une seule entité ? Par simplification nous avons fait le choix de regrouper certains évènements en séquences logiquement unifiées.
Lanza et Modalys
L’enjeu majeur de Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine est l’emploi, et surtout l’évolution du programme Modalys, développé à l’Ircam. Modalys est un programme de synthèse sonore par modélisation physique, permettant de “créer des instruments virtuels — proprement inouïs ! — à partir d’objets physiques “simples” tels que cordes, plaques, tubes, membranes, plectres, archets ou marteaux, et de les faire interagir”. [Bensoam et Ellis, 2004] L’enjeu à partir des années 1980 était de fournir une alternative au traitement du signal en affinant les propriétés de la synthèse : au lieu de s’attacher à reproduire le son lui-même (par l’analyse des fréquences qui le composent par exemple), la synthèse par modélisation physique part du dispositif physique producteur de ce son. Cette technique se démarque des méthodes de synthèse digitale comme la synthèse soustractive, additive, etc.
Lorsque Lanza arrive à l’Ircam pour suivre le cursus de composition et d’informatique en 1998–99, le programme Modalys était encore balbutiant : purement textuel et assez austère, l’interface posait problème. Le programme ne fonctionnait d’ailleurs que pour des sons isolés, ce qui explique le nombre très limité d’œuvres composées à cette époque avec cet outil. Le premier projet de Lanza fut donc de développer les capacités de Modalys afin de pouvoir jouer des séquences musicales :
Au tout début, il y avait cette interface textuelle, écrite dans un langage qui s’appelle Skin. Je pensais appliquer à l’époque une logique de synthèse instrument/orchestre ; instrument/partition, comme dans Modalys il y a des objets, il y a des connexions, un instrument est grosso modo fait par des objets et des connexions. Et puis les contrôleurs qui font bouger, qui font rencontrer les objets entre eux est quelque chose qu’on peut contrôler, qu’on pourrait rapprocher à une partition. Dans les premiers travaux tous les instruments étaient définis en mode textuel, et tous les contrôleurs étaient engendrés par un logiciel qui était OpenMusic, qui est un logiciel de CAO, développé à l’Ircam. [Lanza, 2004]
La première œuvre écrite par Lanza avec Modalys est Erba nera che cresci segno nero tu vivi (1999/2001) pour soprano et sons de synthèse, dont les quatre premières minutes ont constitué sa pièce de fin de cursus en 1999. Lanza y utilise encore exclusivement des connexions “frappé” et “frotté”. La suite de la partition composée l’année suivante a eu pour objet de développer encore la précision et la richesse des transitoires d’attaque :
L’idée que nous avions à l’esprit était de travailler avec des objets très proches entre eux. Imaginons les trois cordes d’un piano qui sont beaucoup plus proches que les cordes d’un piano, disons moins éloigné d’un millimètre par exemple, si on établit des connexions entre chaque corde, des connexions de type “frappé”, c’est comme si le point d’une corde et le point d’une autre corde se regardaient entre eux. Et de voir s’il y a un phénomène de choc qui se produit. Et donc après, si avec un marteau, avec un plectre, avec une masse quelconque on pince les cordes, les cordes commencent à vibrer, et il y a un phénomène qui se produit, qui n’est pas un phénomène de frottement mais une espèce de masse qui se produit, les trois cordes qui s’écrasent entre elles. [Ibid.]
La partie électronique de Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine s’inscrit dans cette continuité : poursuivre le travail avec Modalys, expérimenter de nouveaux objets et de nouvelles connexions, en prenant notamment comme matériaux de base des objets constitués, en l’occurrence des sons de jeux vidéos ainsi que des citations d’œuvres anciennes. L’ensemble du travail de Lanza sur l’électronique peut être résumé en quatre stratégies :
- Un travail de reconstitution d’une oeuvre ancienne, autrement dit reconsidérer une structure musicale entièrement élaborée et fiable : sa pièce Barocco pour soprano et instruments jouets. Les timbres spécifiques des instruments jouets ont été entièrement recréés avec Modalys (objet “tuyau” et connexion “Reed) et deviendra la famille d’objets sonores n°1.
- Un travail de synthèse de sons de jeux vidéo, dont les originaux ont été analysés grâce au programme AudioSculpt avant d’être entièrement resynthétisés avec Modalys.
- Un travail sur des sonorités hybrides obtenues par expérimentations avec Modalys, sans lien avec une quelconque citation ou référence externe, simplement centrées sur le timbre et les effets imposés à des matériaux (plaques métalliques notamment) avec différentes connexions (“plectre”, “marteau”, “archet”, etc.).
- Une utilisation de plus en plus accrue de la connexion “Force”, permettant de soumettre un fichier son à des connexions Modalys.
Sources d’inspiration
Idée compositionnelle
La composition de Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine est la conséquence d’une double découverte : celle d’un site Internet d’émulation d’anciens jeux vidéo d’arcade des années 1980 (MAME1), et d’un ouvrage de Jurgis Baltrušaitis intitulé Le Moyen Age fantastique, Antiquités et exotismes dans l’art gothique (1981). Dans le livre de Baltrušaitis, un chapitre est indirectement consacré au mythe des “tentations de Saint Antoine”, porté à son apogée dans la littérature par Flaubert [Flaubert, 1874/2006]. Le protagoniste (Saint Athanase/Saint Antoine) est un moine anachorète confronté à des apparitions et tentations successives de toutes sortes : souvenirs, démons, séductions, contradictions des multiples croyances et religions, etc. Dans son ouvrage, Baltrušaitis démontre la dimension universelle de ce mythe, hérité de grands thèmes bouddhistes, et adapté fréquemment dans la statuaire puis la peinture au fil des époques et des cultures. [Baltrušaitis, 1981, p.221-225] Le moine est ainsi confronté aux forces du mal et à toutes sortes de rapports conflictuels où s’imposent richesse, opulence et diversité. Cette même confrontation se retrouve ironiquement dans la logique simpliste des jeux vidéo des années 1980, comme Pac Man face aux fantômes, ou Peter Pepper face aux ingrédients dans Burger Time. La dimension religieuse n’en est pas pour autant exclue :
J’ai fait des recherches sur Internet à propos de Burger Time, et j’ai trouvé un site où quelqu’un, pas dépourvu d’ironie, avait créé une espèce de religion autour du jeu Burger Time. Il avait conçu une espèce d’église qui s’appelle “The Church of Burger Time”, où il y avait un pèlerinage chaque année vers un fast food je ne sais plus où aux Etats-Unis. Á la fin de chaque écran on voit, dans Burger Time, que Peter Pepper est content donc il fait comme ça avec les bras [\ /], et ça c’est le salut initiatique de cette secte, et j’ai trouvé ça formidable. Sur ce même site, il y a plusieurs pages de délires religieux à propos de cette figure que l’on peut définir christique ; pour les gens qui ont fondé cette religion c’est vraiment Jésus Christ. Et moi j’ai trouvé tout de suite le rapprochement entre Peter Pepper et Saint Antoine, pour deux raisons. D’abord le côté religieux : Peter Pepper doit combattre le mal, et notamment des hot dog à base de porc, or le porc c’est le mal personnifié, pas seulement pour l’Islam, il y a aussi des références dans l’évangile. Et Saint Antoine en Italie est le saint patron des fermes, donc toujours figuré avec un cochon. [Lanza, 2002]
À cette confrontation synchronique (Saint Antoine/Tentations) répond une confrontation diachronique : l’évolution de la pensée et des réactions de Saint Antoine au fil des évènements, et donc la transformation progressive du protagoniste. L’idée centrale du Burger Time de Lanza est donc indubitablement la confrontation : confrontation de différents matériaux dans le temps sous la forme de processus évolutifs ; et confrontation dialectique entre un instrument (tuba/Saint Antoine) et des matériaux exogènes (électronique/tentations). Ce qui peut se schématiser par les rapports suivants :
Plusieurs problématiques doivent alors être traitées conjointement par le compositeur. Pour réorganiser structurellement ces multiples sources à l’intérieur d’un discours musical, il fait appel à de nouveaux algorithmes. Pour diversifier les processus de transformation de ces matériaux par ordinateur, il recourt notamment à la synthèse par modélisation physique avec le logiciel Modalys, ce qui permet la confrontation de tous ces différents matériaux selon différents critères (anciens et modernes, réels ou informatiques, kitch ou scientifiques, proches ou contrastés, etc.).
Note de programme
La note de programme de Burger Time ou les tentations de Saint Antoine [Lanza, 2002] rédigée pour la création mondiale à Bâle (16/11/2001) et reprise lors des exécutions de l’œuvre à l’Ircam en 2002 est assez laconique2. Elle comprend une courte présentation thématique, suivie de trois longues citations : un site de présentation du jeu d’arcade Burger Time, un extrait de l’essai de Baltrušaitis et un extrait du roman de Flaubert. L’emploi du logiciel Modalys n’est pas évoqué, c’est donc une écoute esthétique plus que poïétique qui est privilégiée.
Matériaux préalables
Un prolongement de L’Allegro Chirurgo (1996)
Plusieurs procédés ainsi que les principaux matériaux de Burger Time trouvent leurs origines dans une œuvre préalable de Lanza : L’Allegro Chirurgo pour saxophone ténor en sib composé en 1996. Le titre fait — déjà — référence à un jeu : L’Allegro Chirurgo (jeu de société Docteur Maboul en français). L’Allegro Chirurgo est déjà fondé sur des algorithmes, toutefois Lanza à cette époque les écrivait à la main. L’une des techniques utilisée était alors le slicing : “[…] je manipule des listes ou des fragments de musique pour les croiser entre elles. Par exemple, je choisis une séquence, je la découpe en morceaux de longueur décroissante, j’en prends une autre, que je découpe en morceaux de longueur croissante, et ensuite je croise les deux séquences. C’est une sorte de crossfade discret” [Lanza, 2018]. C’est ainsi que dans L’Allegro Chirurgo, émerge une cellule — que nous nommons cellule a — de cinq notes descendantes non tempérées : fa-mi-ré-si-la #, générée par un précédent processus, et qui deviendra l’un des matériaux principaux de l’Allegro [Média 1].
Média 1. L’Allegro Chirurgo, apparition de la cellule a [© Part. Noten Roehr, 1996, p.4 / Arch. Kiyokawa, EA 2019].
Une seconde cellule principale — que nous nommons cellule b — constituée de quatre notes descendantes diatoniques (solb-fa-mib-réb) apparaît plus loin. Celle-ci n’est pas le fruit direct d’un processus antérieur. Après une cadence refermant la section précédente [Média 2, 3e système] elle apparaît Brillante : il s’agit d’une citation, clairement identifiable de l’incipit de la chanson Mah na mah na de Patrycja Kozakowska qui a fait l’objet d’innombrables reprises — y compris dans les sketchs télévisés de l’humoriste britannique Benny Hill ainsi que dans le Muppet show.
Média 2. L’Allegro Chirurgo, appariation de la cellule b [© Part. Noten Roehr, 1996, p.6 / Arch. Kiyokawa, EA 2019].
Vers la fin de la pièce, les deux cellules a et b sont confrontées selon un procédé de slicing [Média 3]. On constate une succession de cinq processus où la cellule a en boucle (en jaune) se voit contaminée par la cellule b également en boucle (en vert) jusqu’à la disparition totale de la cellule a au profit de la cellule b.
Média 3. L’Allegro Chirurgo, slicing des cellules a et b [© Part. Noten Roehr, 1996, p.9 / Arch. Kiyokawa, EA 2019].
Si les différences de registre et de tempérament (quart de tons / tempéré) distinguent les deux matériaux, le résultat obtenu est un mouvement d’accélération rythmique tendant vers le grave du registre et le gel de la cellule b. Ce procédé de slicing sera utilisé de manière quasi identique tout au long de la partie de tuba de Burger Time ; et les cellules a et b de L’Allegro Chirurgo engendreront les premiers éléments constitutifs — légèrement modifiés — de la partie de tuba. Outre le procédé de slicing, il est intéressant de faire quelques constatations sur ces deux cellules. Toutes deux sont descendantes, respectivement de cinq et quatre sons, et constituées de tierces et de secondes. En revanche, plusieurs paramètres les opposent : a est non tempéré et probablement élaboré par le compositeur alors que b est une citation en tempérament égal.
Concernant la forme globale de L’Allegro chirurgo, il faut signaler un autre élément musical que l’on retrouvera également dans Burger Time, dérivé dans un autre contexte : un motif de fusée descendante, non tempéré, de vingt notes, couvrant l’ensemble du registre du saxophone ténor [Figure 1].
Figure 1. L’Allegro Chirurgo, motif fusée [Part. Noten Roehr, 1996, p.3].
Résultat d’un processus d’excroissance de la cellule a (que l’on retrouve au sein de sa structure) cette fusée descendante devient virale dans toute la seconde partie de la pièce, démultipliée, et ponctuée de sons multiphoniques — évoquant probablement le buzz électrique caractéristique du jeu Docteur Maboul. Si l’on fait abstraction d’autres sections secondaires, la forme globale de L’Allegro Chirurgo comprend sept sections [Figure 2].
Figure 2. Plan global de L’Allegro Chirurgo
Musiques de jeux d’arcade
Lanza éprouve un intérêt particulier pour les objets animés : les objets du quotidien qui se révoltent contre les sons. Mais de manière plus générale, Lanza se passionne pour ce qu’il appelle des “modèles”, c’est-à-dire des objets trouvés, s’opposant historiquement à la recherche de “pureté” de l’objet sonore prônée par la génération précédente — celle de Boulez en l’occurrence :
Ce qui m’a intéressé justement ces dernières années, c’était d’aller chercher des sons trop typés, et pas assez souples. En fait le “pas assez souple” se résout assez facilement avec l’électronique. […] et cependant malgré la souplesse qui est donnée par l’outil informatique il reste cette espèce de friction entre un objet qui n’est vraiment pas musical et qui renvoie toujours à autre chose et donc qui résiste à son traitement, à sa déclinaison à l’intérieur d’une composition. [Ibid.]
Parmi les applications de ce concept, on peut citer tout le travail de collaboration avec Andrea Valle (Systema naturae, 2013-2017), d’après des objets manufacturés usuels détournés de leur fonction première à des fins bruitistes (sèche-cheveux, anciennes platines, couteaux électriques…) ; ou encore la pièce Le nubi non scoppiano per il peso (2011) pour ensemble de neuf instruments, coloratura, électronique et gouttes d’eau contrôlées par ordinateur pour laquelle fut élaborée une “machine à pluie”. Dans le cas présent avec des sons du jeu vidéo d’arcade des années 1980 [Figure 3] Lanza a fait le choix d’éléments finis, composés, et aisément identifiables.
Figure 3. Borne d’arcade et capture d’écran du jeu Burger Time (1982).
Les éléments musicaux de Burger Time sont assez peu nombreux, rudimentaires et assignés chacun à une fonction précise. Ils ne sont constitués que de sons électroniques basiques (quelques secondes) avec une écriture à une, deux ou trois voix (le plus généralement mélodie + basse). On distingue deux familles de sons dans Burger Time3 :
a) Une musique de fond sonore, en général une courte séquence mise en boucle comme le motif générique de It’s Burger Time [Média 4].
Média 4. Jeu It’s Burger Time, motif générique.
b) Des “bruitages” brefs, directement connectés aux actions du jeu : menu, début de partie [Média 5], fin de partie [Média 6], bonus, mort du personnage [Média 7].
Média 5. Jeu It’s Burger Time, motif “Start”.
Média 6. Jeu It’s Burger Time, motif “Round clear”.
Média 7. Jeu It’s Burger Time, motif “Got caught”.
En accord avec sa problématique, Lanza a sélectionné principalement des sons extraits de ce jeu : la musique de fond sonore sur laquelle sera construite la majorité de la partie de tuba, ainsi qu’un “signal” (quarte juste) issu de celle-ci et quelques bruitages comme le “Got caught”. D’autres extraits de jeux contemporains comme Bomb Jack, Dig dug et Pac Man ont également été envisagés. Ces différents sons sont aisément repérables parmi les évènements de la partie électronique, même transformés. Ils évoquent ainsi à la fois la richesse et le kitch des “tentations” face à l’austérité du tuba (Saint Antoine):
[…] Dans toute la peinture flamande, on trouve le thème des objets animés. Des objets qui deviennent des monstres qui font une révolte contre l’homme qui les a créés. Peter Pepper a créé la nourriture, et la nourriture se révolte contre lui. On peut trouver ce délire fantastique seulement dans les jeux des années 1980 parce que les nouveaux sont beaucoup plus réalistes. Il n’y a pas cet aspect de personnification des choses. [Lanza, 2002]
La partie de tuba
Données générales
L’organisation des données musicales de Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine obéit à des calculs algorithmiques, élaborés préalablement par Lanza sous forme de code dans le programme Lisp. Le déchiffrage de ces données codées serait indispensable en vue d’appréhender chaque détail de la partition — une telle analyse dépasserait de très loin le cadre de ce texte ; néanmoins une analyse de niveau neutre reste possible pour une compréhension globale de la partition et de ses composantes.
Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine est une pièce d’un seul tenant, sans indications de mouvements, de sections ou de structures. Bien que les deux composantes – instrumental et électronique — soient connectées et interdépendantes, chacune obéit à un schéma formel global propre. Le compositeur évoque à ce sujet un principe de “forme à fenêtres”, concept repris de Salvatore Sciarrino. La forme à fenêtre se caractérise par des apparitions impromptues d’objets sonores (évènements électroniques) ouvrant de nouvelles fenêtres au sein du discours musical principal (instrumental) : “Les coupures créent un effet certainement traumatique. Toute interruption brusque est traumatisante : la forme à fenêtres elle-même se fonde sur des petits traumatismes. Cependant, l’homme s’habitue à tout”. [Sciarrino, 1998]
Cette analyse doit donc distinguer deux perspectives :
- horizontale : le discours musical dans son déroulé, c’est-à-dire la partie de tuba (que le compositeur appelle avec ironie le “plan Lanza” [Lanza, 2002]).
- diagonale : la partie électronique, et les interactions de ces “fenêtres” avec l’instrument.
Et donc cette analyse doit se faire dans cet ordre : d’abord la partition instrumentale (tuba), ensuite la partition électronique (les fichiers sons correspondant aux 468 évènements). Dans sa note de programme, Lanza évoque le rôle du tuba en ces termes : “On ne sait finalement s’il joue à être Peter Pepper ou s’il est vraiment Saint-Antoine” [Lanza, 2002]. Et pour cause, le tuba adopte dans Burger Time un comportement polymorphique, avec plusieurs niveaux hiérarchiques de l’écriture :
- niveau 1 (macroforme) : un processus principal fait évoluer une idée musicale initiale vers une idée terminale. (un élément exogène proliférant intervient en milieu d’œuvre permettant la bascule d’une idée vers l’autre.)
- niveau 2 (structures) : des sections dans l’œuvre sont distinguées par enchaînement de processus.
- niveau 3 (détail) : des micro-processus ciblés sont égrenés dans le cours de l’œuvre.
Paradoxalement, et au regard de la complexité technique et algorithmique de la pièce, la partie de tuba de Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine repose sur six matériaux aisément identifiables, peu développés, et cantonnés à un rôle précis au service du discours musical. Lanza parle ici de personnages : “Il y a plusieurs éléments répétés, jamais pareils, que j’appelle personnages. Ces éléments sont très typés, même pour le type de registre”. [Lanza, 2002].
Ces six matériaux sont les suivants :
- deux cellules a et b (reprises de L’Allegro Chirurgo)
- deux pédales c et d (les deux notes extrêmes de la tessiture de tuba)
- un motif de fusée ascendante (reprise de L’Allegro Chirurgo)
- la citation du motif mélodique du jeu It’s Burger Time [Média 5].
Ces matériaux interviennent à différents niveaux hiérarchiques de l’écriture, respectivement au niveau 2 (pour les cellules a et b et les pédales c et d) et au niveau 1 (pour le motif “It’s Burger Time” et celui de fusée ascendante). Afin de pouvoir appréhender la forme globale de l’œuvre (niveau 1), il est nécessaire d’identifier et analyser au préalable les processus du niveau 2. Quant au niveau 3 — que nous aborderons succinctement — il correspond à l’intrusion d’accidents.
Niveau 2 : une succession de processus
Malgré l’absence de repères structurels indiqués dans la partition, il est possible d’opérer un découpage d’après les données musicales intrinsèques. On distingue, tout au long des deux premiers tiers de la pièce (394 mesures), une série de processus de même nature [Figure 4] : treize processus — que nous indiquons avec les premières lettres de l’alphabet — reprenant, de manière similaire, le procédé de slicing entre deux cellules tel que nous l’avons vu dans L’Allegro Chirurgo.
Figure 4. Répartition des processus A à M dans L’Allegro Chirurgo.
Chacun de ces treize processus a sa propre durée, ses propres proportions, sa propre organisation, réglementée par un algorithme spécifique. Les deux cellules ici soumises au principe de slicing sont plus que probablement dérivées de celles de L’Allegro Chirurgo – même si les hauteurs diffèrent quelque peu. Deux cellules a et b, deux brefs réservoirs de hauteurs constitués respectivement de cinq et quatre sons ; le premier acceptant les micro-intervalles dans le registre médium de la clé de fa, le second tempéré dans le grave de la clé de fa. [Figure 5] :
Figure 5. L’Allegro Chirurgo, cellules génératrices a et b des premiers processus.
Prenons l’exemple du processus B (m.42-65) [Média 8] : la cellule a (en jaune) est exposée onze fois. La cellule b (en vert), exposée dix-sept fois, l’interpénètre avec accélération et densification, jusqu’à dominer tout l’espace sonore. On peut constater ici l’impact de la “forme en fenêtres” de Sciarrino : l’insertion des évènements électroniques (déclenchés par chaque note jaune de la cellule a) écartèle les données du slicing de la partie de tuba. Qu’en est-il des proportions ? Les algorithmes préalables élaborés sous Lisp prennent-ils en compte le temps de ces inserts électroniques, ou doivent-ils être défalqués des valeurs rythmiques de la partie de tuba ? Probablement cette question n’appelle-t-elle pas la même réponse au début et à la fin de la pièce — nous y reviendrons.
Média 8. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, processus B (slicing aetb) [© Part. Lanza, 2001, m.42-65 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Ici, et contrairement à L’Allegro Chirurgo où ils étaient contextualisés, les processus de slicing sont présentés à nu au tuba, donc facilement identifiables. C’est la raison pour laquelle Lanza enrichit son discours musical en rajoutant deux clausules successives, deux pédales respectivement aux deux extrêmes de la tessiture de l’instrument : sol aigu (pédale c) et do # grave (pédale d). Une mesure de silence supplémentaire avec point d’orgue sépare les différents processus [Figure 6].
Figure 6. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, structure de chaque processus.
Ces deux pédales successives permettent à Lanza de travailler d’autres modes de jeu du tuba. La première clausule est obtenue par un glissando du tuba après l’achèvement du slicing précédent (boucle du motif b) vers le sol aigu. Ce dernier est mis en résonance, ou soumis à un traitement rythmique — que nous ne détaillerons pas ici. Prenons par exemple le prolongement du processus B [Média 9], enchaîné à la fin du slicing (mise en boucle de la cellule b). Cette note unique est traitée par bisbigliando, c’est-à-dire par variation du timbre par modification du mode de jeu — modification des doigtés du double système de pistons. Ainsi chaque son est indépendant de timbre, nonobstant la séquence rythmique imposée. La seconde clausule s’appuie sur le do # grave sans le transformer [Média 10].
Média 9. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, pédale c bisbigliandosur lesol aigu [© Part. Lanza, 2001, m.62-65 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 10. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, pédale d sur do # grave, [© Part. Lanza, 2001, m.271-274 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Chacune des séquences A à M suit sa propre organisation et ses propres proportions. Une fois encore, seule une compréhension des algorithmes préalables permettrait de détailler la logique interne de ces séquences [Figure 7]. La dernière séquence M est réduite au simple slicing des cellules a et b, et pour cause : la fin de ces séquences entre en tuilage avec la prise de pouvoir du matériau citationnel “It’s Burger Time” ; ces séquences sont donc soumises au processus global du niveau 1.
Figure 7. Organisation interne des treize processus.
Niveau 1 : forme globale
La forme globale de la pièce obéit à un principe simple de translation d’un état A (processus A-M) à un état B. À terme, le tuba adopte la mélodie du “It’s Burger Time” (état B), c’est-à-dire qu’il s’approprie la musique de fond sonore du jeu vidéo [Média 11].
Média 11. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine [© Part. Lanza, 2001, m.488-514 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Lanza utilise à ce sujet le terme de crossfade, c’est-à-dire de chuintement discret permettant une continuité au sein du discours musical — proche du principe de fondu enchaîné. Cela peut se résumer en un schéma simple [A] → [B] qui se traduit ici par :
Mais ce schéma simple peut résumer également nombre de paramètres de l’écriture et de la pensée de Lanza pour l’élaboration de sa pièce, selon la définition qui est donnée pour [A] et pour [B], en gardant pour règle ce principe de crossfade. Par exemple la densité d’écriture du tuba :
ou encore la présence des évènements électroniques :
Sachant que l’ensemble des processus A-M, issus de l’écriture de L’Allegro Chirurgo, gère toute la première partie de l’œuvre, il est possible de généraliser cette équation aux œuvres et aux jeux concernés :
Toutefois cette équation simple est enrichie par une étape intermédiaire, une fois encore reprise de L’Allegro Chirurgo, Lanza présentant, aux mesures 144-146, un motif de fusée ascendante.
Ce motif de fusée (motif e) est présentée intégralement dès sa première apparition [Média 12] : quasi-chromatique et non tempérée avec vingt notes constitutives, et une étendue du do # grave au sol aigu, c’est-à-dire établissant la jonction entre les deux pôles des pédales c et d, et donc encore une fois les extrêmes de la tessiture du tuba. Hormis sa directionnalité, cette fusée est en tout point similaire à son alter ego de L’Allegro Chirurgo. Elle diffère en revanche quant à sa fonction qui n’est plus de séparer deux motifs (a et b), mais deux états musicaux : les processus A-M au motif “It’s Burger Time”.
Média 12. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, première apparition de la fusée ascendante (motif e) [© Part. Lanza, 2001, m.144-146 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Cette fusée e est omniprésente dans toute la seconde partie de l’œuvre : tout d’abord comme élément perturbateur/interstitiel (m.144-268) ; puis proliférant (m.279-402) ; et enfin en dialectique avec les éléments de “It’s Burger Time” (à partir de m.404). La forme générale de Burger Time ou les tentations de Saint Antoine peut ainsi être schématisée simplement [Figure 8] suivant trois entités-matériaux qui s’interpénètrent : la suite des treize des processus de slicing A-M , la propagation du motif de fusée ascendante et, enfin, le travail final sur la mélodie “It’s Burger Time”.
Figure 8. Macroforme de Burger Time ou les tentations de Saint Antoine avec les crossfade entre les trois entités principales.
Niveau 3 : micro-évènements
De nombreux “accidents” viennent émailler le discours musical, accidents que l’on ne saurait considérer comme de simples faits de parcours ou de simples coquilles de publication. L’analyse de niveau neutre se heurte ainsi à ces micro-phénomènes, sans pouvoir y trouver une justification. Par exemple dans le processus B [Média 8], la cellule b est présentée dix-sept fois et sa quatorzième occurrence est amputée d’une note. Les clausules c et d sont par ailleurs souvent enrichies de ces “accidents”, probablement non algorithmiques, visant à contrebalancer la rigueur conceptuelle de l’œuvre.
La partie électronique
Patch principal
Le patch principal que Lanza a réalisé sous Max/MSP [Figure 9] prend en charge la gestion de l’ensemble des 468 fichiers-son déclenchés manuellement. Ce patch intègre avec ironie le personnage virtuel du cuisinier Peter Pepper, ainsi que quatre hamburgers, illustrant les quatre colonnes du terrain de jeu d’arcade [Figure 3]. Toutefois leur présence n’est pas qu’anecdotique : cet écran illustre une fois encore la dichotomie du titre de l’œuvre (écrit intégralement en haut à gauche de l’écran). Cet écran oppose à la fois la gaîté du jeu vidéo (en couleur) au terne programme Max (en gris) ; et la simplicité ancienne du jeu vidéo (pixélisé) à la complexité du programme Modalys. Lanza n’a pas souhaité recourir à des procédés temps réel (capteur MIDI, suiveur de partition, etc.), notamment afin de garder le contrôle total sur la conception de la partition. [0]La pièce fait juste usage du spatialisateur SPAT de l’Ircam, mais ici aussi de manière ponctuelle et ciblée — notamment pour les séquences sur le sol aigu parcourant un mouvement giratoire autour du public. Dans la fenêtre de son patch principal, les quatre hamburgers sont achevés, et Peter Pepper lève les bras en signe de victoire. On pourrait y voir une boutade de Lanza face aux innombrables difficultés qu’engendre la réalisation globale d’une telle œuvre mixte à l’Ircam, une domination de la dimension technique dans le cadre du cursus de formation et d’apprentissage.
Figure 9. Patch principal Max pour la partie électronique de ou les tentations de Saint Antoine.
Analyse des objets sonores
La partie électronique n’est pas constituée que de sons de jeux vidéo reconstitués. La majeure partie des évènements comprend des structures élaborées au fil des expérimentations de Lanza avec Modalys — nous les étudierons au cas par cas plus loin. En ce qui concerne les sons extraits de jeux vidéo, Lanza a procédé tout d’abord à une collecte de sons susceptibles d’être employés. En raison des traitements envisagés, Lanza a fait le choix de sons brefs, et donc principalement des bruitages locaux, issus d’un nombre restreint de jeux d’arcade contemporains de Burger Time. Le compositeur en cite trois en particulier : Bomb jack, Dig-dug et Pac-Man. Vingt ans après, Lanza n’a plus le souvenir exact des choix qui ont été faits, ainsi que de la raison de ces choix. Un son extrait du jeu Pac-Man est par exemple bien présent dans le dossier des fichiers “Burger Time” d’époque, mais l’analyse de la pièce démontre qu’il n’a, au final, pas été utilisé. L’œuvre connut plusieurs versions successives, ce qui peut expliquer certaines modifications ; cela sous-entend par ailleurs que le choix des sons fut assez libre, et sans organisation préalable. Dans la version terminale, huit sons de jeux vidéo distincts sont utilisés [Figure 10].
Figure 10. Liste des extraits sonores puisés dans différents jeux d’arcade.
Lanza a fait le choix de ne pas utiliser directement ces sons. À une exception près — les quartes de “It’s Burger Time” — tous les sons utilisés dans Burger Time ont été entièrement reconstitués avec Modalys. Pour expliquer le protocole employé, prenons comme exemple le son “Death” tiré du jeu Bomb Jack [Média 13]. Lanza analyse le son d’origine avec le logiciel AudioSculpt afin d’en identifier les composantes principales [Figure 11] ; il réalise alors une transcription musicale — limitée à deux ou trois voix et en utilisant des quarts de ton — puis opère une reconstitution à l’identique en recourant à un objet “plaque” excité par un “strike” (marteau) en synthèse par modèle physique [Média 14].
Média 13. Jeu Bomb Jack, motif “Death”.
Figure 11. Analyse AudioSculpt du pattern originel utilisé dans le motif “Death” du jeu vidéo Bomb Jack.
Média 14. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, retranscription du son après analyse sur AudioSculpt (à gauche) et re-synthèse par modèle physique (à droite) [© Part. Lanza, 2001, m.297 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Il est possible d’établir des “familles” d’objets sonores selon la nature de leur(s) matériau(x) d’origine. Dans son analyse sémiologique de Burger Time, Valle avait déjà fait ce constat, désigné des catégories et élaboré un plan de forme selon la logique de répartition de ces familles d’objets sonores [Valle, 2019]. Toutefois il avait fait le choix de ne pas chercher à identifier les matériaux originels, dénombrant à l’écoute onze familles d’objets sonores, répartis temporellement en deux groupes. Il leur attribue des dénominations approximatives d’après le résultat sonore (trumpet, cymbalum, voice, frog, etc.). Leur répartition temporelle montre des premières familles omniprésentes dans l’œuvre, et les dernières très ponctuelles et uniquement dans les trois dernières minutes de l’œuvre.
L’analyse de la partition montre nombre de similitudes avec cette analyse esthésique, mais elle permet d’affiner l’identification des familles d’objets sonores, d’étudier leur évolution au fil de la forme, et de proposer une structure globale de Burger Time plus précise. Cette analyse permet de confirmer la présence de 11 familles d’objets sonores. Le nombre d’occurrences de ces objets s’avère très variable puisqu’ils peuvent apparaître à travers 3 séquences comme à travers 187 séquences.
Figure 12. Liste des familles d’objets sonores.
Si comme nous l’avons vu, la forme globale de la partie de tuba de Burger Time peut être résumée par un simple processus [A] → [B] (L’Allegro Chirurgo → Its Burger Time), la logique de la partition électronique montre une autre forme évolutive, par glissement progressif des familles d’objets sonores. Afin d’offrir une alternative au schéma formel de Valle, nous avons fait le choix de ne pas prendre le temps comme unité en abscisses, mais les objets sonores [Figure 13].
Figure 13. Plan global de la partie électronique
Comme l’avait constaté Valle, il existe effectivement une dichotomie entre les premières et les dernières familles de sons. On constate par exemple une logique fonctionnelle des premières familles par rapport aux données (matériaux) de la partie instrumentale (harmonizer, anacrouses, désinences, etc.) ; logique qui se délite au cours de l’œuvre, pour tendre vers l’aléatoire, ce qui constitue une fois encore un processus global identique à ce qui a été démontré auparavant :
Il est à noter également une logique de répartition progressive selon la nature des matériaux, au profit des sons tirés de jeux vidéo. À cela s’ajoute une volonté probable de la part du compositeur de confronter tous ces matériaux selon différents critères (anciens et modernes, réels ou informatiques, kitch ou scientifiques, proches ou contrastés, etc.). La liberté constatée tant en ce qui concerne le choix des sons que leur disposition semble indiquer que la partie électronique n’obéit pas à un algorithme préétabli.
Analyse des familles d’objets sonores
Famille n°1 : réécriture de Barocco
- Modèle : séquences d’instruments jouets issus de la pièce Barocco
- Objet : tuyau
- Connexion : reed
- Nombre d’évènements électroniques : 12
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.1-180
- Évolution : les séquences de Barocco ne subissent aucune transformation autre que la reconstitution avec Modalys.
- Fonction : ces séquences, associées à celles de la famille n°2, constituent la principale matière du discours musical pour le début de l’œuvre.
La première famille d’objets sonores — qui ouvre la pièce — est constituée de séquences redécoupant un matériau pour instruments jouets (saxophone, clarinette et trompette de la marque Bontempi) issu d’une pièce antérieure de Lanza : Barocco (2000) pour voix et ensemble [Média 15]. Toutes ces séquences ont été intégralement reconstituées sous Modalys [Média 16]. Lanza a choisi de travailler avec des objets de type “tuyaux” ainsi que la connexion “reed” (anche), afin de reconstituer le plus fidèlement possible les sons des instruments jouets d’origine, en rajoutant un effet de membrane ou de mirliton afin d’obtenir un son vibré. De l’aveu même du compositeur, le résultat est presque meilleur que les sons originaux.
Média 15. Barocco [© Part. Ricordi, 2003, m.XXX / EA CD MFA-Stradivarius, 2007].
Média 16. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, reconstitution d’un extrait de Barocco [© Part. Lanza, 2001, m.1-06 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°2 : composition d’arpèges égrenés
- Modèle : aucun
- Objet : plaque avec clusters d’objets, effet “kalimba”
- Connexion : plectre + connexion “strike”
- Nombre d’évènements électroniques : 187
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.3-392
- Fonction : les séquences de cette famille n°2 sont systématiquement associées aux sons de la cellule a de tuba [Média 8].
- Évolution : boucle défective.
Le matériau musical est constitué de 4 accords/désinences : 4 groupes de 24 triples croches, que nous nommerons α, β, γ et δ [Médias 17, 18, 19 et 20]. Ces quatre gestes ont été vraisemblablement composés afin de s’opposer esthétiquement à la famille n°1 avec laquelle elle entre en dialectique (comme pour L’Allegro Chirurgo). Le principe d’engendrement de ces séries de sons est basé sur la métabole progressive d’un accord originel par chromatisme. Les objets de cette famille sont souvent pris en exemple par Lanza lors de ses présentations de l’œuvre : “Parfois je ne spécifie pas tous les paramètres pour créer un objet […], je fais des random par exemple, je resynthétise le même son plusieurs fois, […] chaque son est composé de plusieurs couches, et je compose les couches de manière à obtenir le résultat qui me plait” [Lanza, 2004].
Média 17. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, élément α [© Part. Lanza, 2001, m.01 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 18. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, élément β [© Part. Lanza, 2001, m.06 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 19. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, élément γ [© Part. Lanza, 2001, m.11 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 20. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, élément δ [© Part. Lanza, 2001, m.12 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Ces quatre séquences sont présentées en boucle toujours dans le même ordre (α, β, γ et δ), mais de manière défective avec une diminution généralement du nombres de valeurs pour chaque élément [Média 21]. Les premières mesures de Burger Time sont, encore une fois, un exemple de contraste matériel souhaité par Lanza. Dans Barocco, il opposait instruments jouets et “boites à meuh”, ici il oppose instruments jouets reconstitués et séquences complexes élaborées par ordinateur qui constituent la famille n°2.
Média 21. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, mise en boucle des éléments α, β, γ et δ (év 12/δ6 ; év 13/α18 ; év 14/β9 ;év 15/γ15 ; év 16/δ9 ; év 17/α16 [© Part. Lanza, 2001, m.24-26 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°3 : sol # de tuba +désinence
- Matériau : sol # de tuba (fichier son)
- Objet : plaques
- Connexion : Marteau + “Force”
- Nombre d’évènements électroniques : 15
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.39-435
- Évolution : D’abord limités à un unique sol # réverbéré (évènements 38 et 70), ces objets se déploient vers le grave.
- Fonction : logiquement associés à la pédale c, c’est-à-dire aux clausules des différents processus A-M, dont ils constituent au final un prolongement hétérophonique. Leur durée est associée à cette pédale ; la seconde pédale do # grave met fin à leur déroulé.
Lanza a choisi de travailler ici une connexion particulière de Modalys : “Force”, connexion permettant de soumettre un fichier son à un excitateur (marteau, archet, etc.). Le fichier son comprend un sol # aigu du tuba, spécifique de la pédale c à qui cette famille d’objets est associée. Les évènements liés à ce sol # ont été entièrement créés par Lanza avec OpenMusic, et consistent en des chaînes de brefs pattern constituant une polyphonie complémentaire dont la vitesse est variable, selon une logique proche des canons de Wuza. Les marteaux bougent en fonction d’une fréquence audio, permettant la création d’objets hybrides. Dans le processus D [Média 22] on peut distinguer clairement le fichier son dans son état d’origine présenté sur l’apparition du sol # au tuba (évènement 139, m.133), puis sa transformation progressive vers le grave. Cette transformation, ainsi que toutes celles de cette famille (15 occurrences) sont toutes différentes de nature, et présentent fondamentalement des proliférations de pattern de quelques notes, élaborées avec OpenMusic – assez semblables au développement de la voix dans la précédente pièce de Lanza : Erba nera.
Média 22. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, transformation d’un fichier son de sol # du tuba [© Part. Lanza, 2001, m.103-127 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°4 : son de “réveil”
- Matériau originel : jeu vidéo Dig-dug, “Monster morning”.
- Objet : plaques.
- Connexion : “Strike”.
- Nombre d’évènements électroniques : 10.
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.41-414.
- Fonction : enchaîner deux fonctions au sein de la forme en introduisant les processus de la famille n°2 [Médias 17 à 20].
À la différence de la famille précédente, la famille n°4 expose un élément bref et aisément identifiable. Dans son analyse, Valle qualifie ce son de “réveil” en raison de ses caractéristiques : deux tons sol #-sol, vibrato, strident [Valle, 2019]. Cet objet sonore est plusieurs fois mis en boucle. Il s’agit d’un son extrait du jeu vidéo Dig-dug intitulé “Monster morning” [Média 23] que Lanza a reconstitué pour être très proche de l’original [Média 24]. Puis à partir de m.198, cet objet est relié à la fusée ascendante dont il sépare les occurrences [Média 25].
Média 23. Jeu Dig dug, motif “Monster morning”.
Média 24. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, son de “réveil” (év. 71) [© Part. Lanza, 2001, m.66-68 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 25. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, alternance entre fusée ascendante et son de “réveil” [© Part. Lanza, 2001, m.211-212 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°5 : résonances “rouillées”
- Matériau originel : inconnu, métallique (partition : transcription spectrale).
- Objet : objets divers.
- Connexion : “Force”.
- Nombre d’évènements électroniques : 11.
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.83-395.
- Fonction : généralement associées au motif b dans la première partie [Média 22].
Les séquences regroupées dans la famille n°5 l’ont été en raison de leur esthétique similaire (timbre métallique, aspect frotté), ainsi que leur parenté d’écriture dans la partition. Lanza emploie ici encore la connexion “Force” afin d’utiliser des sons du tuba pour faire résonner des objets de type “plaques”, sans directionnalité réelle. [Média 26]. Par la suite, ils se combinent avec d’autres objets sonores, comme ceux des familles n°10 et n°7 [Média 27].
Média 26. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, résonances “rouillées” (év. 114, 115, 117 et 118) [© Part. Lanza, 2001, m.89-92 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 27. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, résonances “rouillées” (év. 315-317, 319-321) [© Part. Lanza, 2001, m.338-343 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°6 : répercussions métalliques
- Matériau originel : montée spectrale métallique.
- Objet : plaques métal.
- Connexion : “Strike”.
- Nombre d’évènements électroniques : 10.
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.127-391.
- Évolution : chaque séquence est différente, leur retranscription évolue dans le cours de l’œuvre, certaines en blocs harmoniques complexes, d’autres simplement monodiques (pour une simple facilité de lecture).
- Fonction : toujours déclenchées par le tuba sur le do # grave dont elles constituent une désinence, les séquences s’enchaînent toujours à un objet de la famille n°2.
Le travail porte à nouveau sur des objets de type “plaques métalliques” de grande taille, avec un excitateur de type “marteau” auquel s’ajoute un processus de compression du spectre vers l’aigu et un ralentissement [Médias 28 et 29]. Composés dans OpenMusic, les objets de cette famille sont tous différents mais répondent à une problématique commune : constituer d’un effet d’éclat à partir de la matière qui produit le son.
Média 28. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, éclats métalliques (év. 170) [© Part. Lanza, 2001, m.161-163 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Média 29. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, éclats métalliques (év. 222) [© Part. Lanza, 2001, m.242-243 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°7 : arpèges rapides descendants
- Matériau originel : jeu vidéo Bomb Jack, motif “Death”.
- Objet : plaques.
- Connexion : “Strike”.
- Nombre d’évènements électroniques : 10.
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.297-473.
- Évolution : fixe, et non modifié au fil des occurrences, excepté le nombre d’arpèges (6 dans l’exemple suivant ; puis réduit à 4, puis légèrement transformé).
- Fonction : pas de fonction spécifique.
Il s’agit du motif “Death” extrait du jeu Bomb Jack que nous avons détaillons plus haut [Médias 13 et 14].
Famille n°8 : quartes
- Matériau originel : jeu vidéo Burger Time, deux quartes extraites de “It’s Burger Time”.
- Objet : échantillons de Toy piano.
- Connexion : /
- Nombre d’évènements électroniques : 33.
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.303-511.
- Évolution : domine toute la dernière partie de l’œuvre.
- Fonction : renforce les quartes identiques de la partie de tuba.
Il s’agit des seules composantes de la partie électronique non travaillées, mais simplement constituées d’échantillons, en l’occurrence de Toy piano. Lanza a souhaité ainsi mettre en évidence un son riche, opposé aux sons recomposés par synthèse. Par ailleurs le Toy piano faisait partie de l’instrumentarium de Barocco. Lanza crée ainsi un lien entre la musique du jeu Burger Time et les autres instruments jouets de Barocco dominant tout le début de l’œuvre. Cet objet très bref sonne comme un signal au sein du discours musical. Il s’agit de l’intervalle de quarte omniprésent dans la musique de fond du jeu Burger Time. Il se trouve donc à la fois dans la partie instrumentale et la partie électronique. Nous avons rassemblé dans le même groupe les deux quartes utilisées : l’une descendante fa #-do # et l’autre ascendante mi-la, en raison de leur traitement identique [Média 30].
Média 30. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, quartes extraites de It’s Burger Time [© Part. Lanza, 2001, m.347-350 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°9 : arpèges rapides ascendants
- Matériau originel : jeu vidéo Dig-dug, motif “Shot”.
- Objet : plaques.
- Connexion : “Strike”.
- Nombre d’évènements électroniques : 5 (n° 309, 333, 344, 358, 403).
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.333-482.
- Évolution : présenté 5 fois de manière identique.
- Fonction : interstitiel, il est utilisé sans logique apparente, mais souvent entre deux “fusées” de la partie instrumentale.
Lanza ne retient que les trois premiers arpèges ascendants initiaux [Média 31] pour constituer un objet sonore [Média 32] dont la morphologie est l’inverse de ceux issus de la famille n°7 (arpèges descendants).
Média 31. Jeu Dig-dug, motif “Shot”.
Média 32. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, arpèges rapides ascendants [© Part. Lanza, 2001, m.354 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°10 : arpèges tonals ascendants/descendants
- Matériau originel : jeu vidéo Burger Time, motif “Got caught” (mort).
- Objet : objet spécifique.
- Connexion : “Reed”.
- Nombre d’évènements électroniques : 6 (n°314, 337, 338, 350, 364, 385).
- Présence temporelle au sein du discours musical : m.339-436.
- Évolution : l’objet n°10 n’évolue pas, hormis sa longueur en variant le nombre d’arpèges à chaque évènement (respectivement 3, 4, 2, 3, 3, 2).
- Fonction : sans logique apparente.
Ce son occasionnel du jeu Burger Time [Média 33] est présenté ici à 6 reprises. Il est facilement identifiable morphologiquement [Média 34], le timbre est caractéristique de la connexion “Reed” de Modalys similaire aux séquences transformées de Barocco constituant la famille n°1.
Média 33. Jeu Burger Time, motif “Got caught”.
Média 34. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, objet sonore de la famille n°10 (év. 337) [© Part. Lanza, 2001, m.358-360 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Famille n°11 : sons isolés de Dig-dug
- Matériau originel : jeu vidéo Dig-dug, motifs “Monster touched Dig-dug”, “Dig-dug disappearing” (bruitages) et “Walking” (fond sonore).
- Nombre d’évènements électroniques : 3 (n°177, 178 et 393).
- Au sein du discours musical : m.167-169 et 414.
Nous avons regroupé dans cette onzième famille trois évènements isolés au sein du discours musical, ne comportant qu’une seule occurrence chacun, mais provenant d’une même origine : le jeu d’arcade Dig-dug. D’un côté, en plein milieu de la pièce (évènements 177 et 178) : deux bruitages brefs enchaînés correspondant aux deux sons enchaînés de la mort (death) du personnage : “monster touched Dig-dug” [Média 35] et “Dig-dug disappearing” [Média 36].
Média 35. Jeu Dig-dug, motif “monster touched Dig-dug”.
Média 36. Jeu Dig-dug, motif “Dig-dug disappearing”.
Ces deux sons s’enchaînent dans Burger Time et s’insèrent entre des objets sonores issus des familles n°2 et n°4. Ils ne sont pas liés à la partie de tuba, constituant une sorte de micro-interlude [Média 37].
Média 37. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, motifs “monster touched Dig-dug” et “Dig-dug disappearing” du jeu Dig-dug (év. 177-178) [© Part. Lanza, 2001, m.166-169 / Arch. Ircam, EA 2002a].
Le motif “Walking” [Média 38] — caractérisé par sa basse de banjo — sert de fond sonore dans le jeu Dig-dug et apparaît donc comme l’alter ego du motif générique de It’s Burger Time [Média 4]. En totale opposition avec les motifs précédents, cet objet sonore ne connaît qu’une seule occurrence vers la fin de l’œuvre qui n’est pas liée à la partie soliste. La séquence construite par Lanza ne reprend que les cinq premières doubles croches ; elle s’insère dans une période de silence dans le prolongement d’une séquence de tierce [Média 39]. Sa transformation est très légère, même si la représentation analytique dans la partition semble complexe et éloignée de la transcription précédente.
Média 38. Jeu Dig-dug, motif “Walking”.
Média 39. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, motif “walking” du jeu Dig-dug [© Part. Lanza, 2001, m.414-415 / Arch. Ircam, EA 2002a].
La version pour électronique seule (2008)
La première version de Burger Time pour tuba et électronique n’a jamais été jouée depuis 2002. Elle nécessiterait, d’après le compositeur, une réécriture ainsi qu’une nouvelle implémentation de la partie électronique. Une seconde version a été réalisée en 2008 dans le cadre d’une commande d’œuvre électronique destinée à être diffusée en plein air. Elle conserve l’intégralité des données musicales (partie de tuba et séquences électroniques) mais sa durée a été ramenée à 12 minutes 54 secondes et la spatialisation réduite en stéréophonie. Le titre n’a pas été modifié (il aurait pu être par exemple Burger Time II). À ce jour, cette version remplace officiellement la version mixte originelle retirée du catalogue.
Les deux enregistrements de la première version démontrent que s’il est possible techniquement d’exécuter l’œuvre. Le déclenchement de chaque évènement par l’instrumentiste demeure une épreuve pesante, à laquelle s’ajoute la complexité technique de la partie instrumentale, provoquant une fatigue progressive de l’exécutant perceptible dans la dernière partie de l’œuvre. Cette fatigue amène des imprécisions de jeu, mais aussi des respirations de plus en plus marquées alors que Lanza a au contraire envisagé sa fin comme une domination du tuba sur l’électronique (Saint Antoine surpassant les tentations). La fixation des données permet de supprimer cette difficulté.
Chaque note de la partie de tuba, isolée en un fichier son, a été traitée avec la connexion “Force” sous Modalys comme un objet soumis à une excitateur de type marteau, créant ainsi des sons hybrides. Ce travail est notamment évident dans les séquences de bisbigliando sur le sol aigu ; il permît au compositeur un contrôle du temps, de la précision des sons de la partie soliste ainsi que de la dynamique globale, le paramètre humain ayant été supprimé. Ces transformations donnent à la partie de tuba une dynamique étonnante, notamment en ce qui concerne les transitoires d’attaque. La dernière partie de l’œuvre conserve ainsi son énergie, y compris dans le détail de chaque note [Média 40].
Les évènements électroniques sont en revanche identiques. Leurs enchaînements sont facilités, et donc les rapports entre eux plus évidents. Cependant, ces modifications entraînent une indifférenciation entre Saint Antoine et les tentations, entre le tuba et les évènements électroniques. Si cette nouvelle version gagne en efficacité dynamique, la problématique originelle est gommée. Le compositeur assume cependant cette version “transitoire” de la partition. La comparaison des deux versions donne un renversement de paramètres intéressant : la version I voyait la domination du tuba (Saint Antoine) sur l’électronique (Tentations) ; dans cette seconde version le tuba est désormais entièrement absorbé par l’électronique.
Média 40. Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, fin de la version électronique, [© Arch. Lanza, EA 2008].
Conclusion
En 2023 Lanza n’envisageait pas d’autres versions de Burger Time ou les tentations de Saint Antoine, ce qui aurait été, somme toute, assez logique dans la continuité des réécritures de Flaubert ou des représentations historiques du moine anachorète. Il n’y a pas non plus de réemploi des matériaux de l’œuvre dans d’autres compositions, si ce n’est via le prolongement du cycle Nessun suono d’acqua, cycle d’après les fragments poétiques des Premières proses italiennes (Prime prose italiane) d’Amelia Rosselli, dont Erba nera che cresci segnio nero tu vivi (1999-2001) pour voix et électronique et Barocco (2000) pour voix et instruments-jouets ont été les premières composantes. Suivant Mare (2003-2004) pour voix, instruments-jouets, ensemble instrumental et électronique, Cane (2006-2007) pour voix, instruments-jouets, ensemble instrumental et électronique et Vesperbild (2007) pour instruments-jouets et ensemble instrumental.
Le cycle Nessun suono d’acqua rencontre des similitudes avec Burger Time, à commencer par l’opposition/complémentarité entre voix de soprano et multiples entités d’accompagnement, permutant ces entités au cours des pièces. Un détail mérite d’être évoqué en conclusion de cette analyse. Erba nera, proposée dans une première version inachevée en 1999 à la fin de son cursus de composition et informatique à l’Ircam, sera achevée par Lanza en 2001, c’est-à-dire durant la conception de Burger Time. En septembre 2001, c’est au tour de Francesco Filidei, compositeur, compatriote et ami proche de Lanza, de suivre la formation de l’Ircam (2001-2002). Celui-ci choisira de poursuivre le travail sur Modalys pour son œuvre de fin de cursus, avec d’ailleurs la même bibliothèque que Lanza dans l’environnement OpenMusic (OM-Modalys, version 2.0). Sa pièce, Programming Pinocchio pour piano et électronique, s’inspire du roman éponyme de Carlo Collodi, et s’intéresse, comme la première pièce de Lanza, à la linguistique puisqu’une partie du texte de Collodi sera retranscrite en séquences d’accords dans une structuration assez proche de la parole, séquences orchestrées ensuite grâce à la synthèse par modélisation physique. Burger Time et Programming Pinocchio partagent quant à elles plusieurs points communs comme l’effectif mixte instrument solo/électronique, et une partition électronique limitée au déclenchement live d’un ensemble de fichiers sons (106 pour Filidei, déclenchés grâce à une pédale). Une continuité donc assurée et assumée puisque Programming Pinocchio est officiellement dédiée à Mauro Lanza.
Ressources
Textes
[Baltrušaitis, 1981] – Jurgis Baltrušaitis, “Le Moyen Age fantastique, Antiquités et exotismes dans l’art gothique”, Paris : Flammarion, 1981.
[Delmar, 1998] – Olivier Delmar, De Modalys au guide d’ondes numérique, mémoire Ircam/ENSEA – Université Cergy Pontoise, 1998.
[Dos Santos, 2006] Reinaldo Dos Santos, Interface perceptive de contrôle dans un logiciel de modélisation par synthèse physique : Modalys, mémoire de Master 2, Ircam/Université Pierre et Marie Curie, Jussieu, Paris VI, 2006.
[Flaubert, 1874/2006] – Gustave Flaubert, La Tentation de Saint Antoine, édition de Claudine Gothot-Mersch, folio classique, n°1492, 2006.
[Lanza, 2002] – Mauro Lanza, note de programme pour Burger time ou les Tentations de Saint Antoine, Ircam, 22 janvier 2002, https://medias.ircam.fr/media/old_archives/programnote/LO38067-01.pdf/ (Consulté en mars 2020).
[Lanza, 2018] – Mauro Lanza, “Entretien #16 – Mauro Lanza”, MusicAlgo, Petite introduction pratique aux musiques génératives et algorithmiques (propos recueillis en juillet 2018), http://musiquealgorithmique.fr/entretien-16-mauro-lanza/ (Consulté en février 2020).
[Sciarrino, 1998] – Salvatore Sciarrino, Les Figures de la musique, de Beethoven à aujourd’hui, Ricordi, 1998.
[Valle, 2019] – Andrea Valle, “Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, or Not Wanting to Say Anything About Mauro Lanza, Gustav Flaubert and Peter Pepper”, Flaubert [en ligne] 21/2019, mis en ligne le 01 juin 2019, http://journals.openedition.org/flaubert/3650 (Consulté en novembre 2020).
Archives
[Arch. Ircam]
[Bensoam et Ellis, 2004] — Joël Bensoam et Nicholas Ellis, Synthèse par modélisation physique (logiciel Modalys ) et interprétation, Paris, Ircam, 16 octobre 2004. Consultable à la médiathèque de l’Ircam (consulté en novembre 2020).
[Lanza, 2002a] — Mauro Lanza, Présentation de Burger time ou les Tentations de Saint Antoine, Ircam, 22 janvier 2002. Consultable à la médiathèque de l’Ircam (consulté en novembre 2020).
[Lanza, EA 2002a] — Mauro Lanza, Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, David Zambon (tuba), Ircam, 22 janvier 2002, https://medias.ircam.fr/x47b985_burger-time-ou-les-tentations-de-saint-ant (consulté en février 2021).
[Lanza, EA 2002b] — Mauro Lanza, Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, David Zambon (tuba), Ircam, le 19 octobre 2002 https://medias.ircam.fr/x415d22_burger-time-ou-les-tentations-de-saint-ant (consulté en février 2021).
[Lanza, 2004] — Mauro Lanza, Point de vue de compositeurs, Ircam, 15 novembre 2004. Consultable à la médiathèque de l’Ircam (consulté en novembre 2020).
[Lanza, 2017] —& Mauro Lanza, Objet trivial objet trouvé, Paris, CDMC, 12 décembre 2017. Consultable sur le site Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=ebPjRF3qLwk (consulté en août 2020).
[Lanza, 2018] — Mauro Lanza, 20 ans de musique entre informatique & boîte à meuh, conférence donnée le 17 mai 2018 au Club 44, La Chaux-de-Fonds (Suisse). Consultable sur le site Vimeo : https://vimeo.com/275243022 (consulté en août 2020).
[Arch. Lanza]
[Lanza, EA 2008] — Mauro Lanza, Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine (version électronique), https://soundcloud.com/maurolanza/burger-time-ou-les-tentations-de-st-antoine (consulté en février 2021).
[Arch. Kiyokawa]
[Kiyokawa, EA 2019] — Mauro Lanza, L’Allegro Chirurgo, Miho Kiyokawa (saxophone ténor), sl.n.d., https://www.youtube.com/watch?v=h2L4M4QXKqs (consulté en juillet 2020).
Partitions
[Part. UE, 1997] — Pierre Boulez,Anthèmes 2, Universal Edition UE 31160, 1997.
[Part. Noten Roehr, 1996] — ;Mauro Lanza, L’Allegro Chirurgo, Noten Roehr 91243, 1996.
[Part. Ricordi, 2003] — Mauro Lanza, Barocco, Ricordi, 139220, 2003.
[Part. Lanza, 2001] — Mauro Lanza, Burger Time ou les Tentations de Saint Antoine, Edition du compositeur, 2001.
Enregistrement audio
[EA CD MFA-Stradivarius, 2007] — Mauro Lanza, Barocco, dans Neverland, Ensemble Alternance, Robert H.P. Platz (dir.), CD MFA-Stradivarius, 2007.
Remerciements et citation
Je tiens à remercier très chaleureusement Mauro Lanza pour sa disponibilité ainsi que ses très précieuses informations sur sa partition et son travail avec Modalys. Un grand merci également à Andrea Valle, Francesco Filidei et Bertrand Dubedout pour leurs précieux conseils. Un grand merci enfin à François-Xavier Féron, Nicolas Donin et Grégoire Lorieux pour m’avoir permis de travailler sur les archives et documentations techniques de l’Ircam.
Pour citer cet article :
Brice Tissier, “Mauro Lanza – Burger Time“, ANALYSES – Œuvres commentées du répertoire de l’Ircam [En ligne], 2023. URL : http://brahms.ircam.fr/analyses/BurgerTime/.
1: Multiple Arcade Machine Emulator, désormais rattaché au site suivant : https://www.mamedev.org/ (consulté en juin 2021).
2: Lanza entretient un rapport particulier avec ce concept. Certaines sont très détaillées quant à la genèse, la problématique ou les données techniques de la composition d’une pièce, d’autres sont intentionnellement lacunaires, facétieuses, voire inexistantes. Par exemple, la note de programme de la pièce Mess pour piano, https://brahms.ircam.fr/works/work/32246/ (consulté en février 2020) est réduite à une simple définition multiple de dictionnaire, évitant soigneusement de faire référence tant au dédicataire (MESSiaen), qu’au fragment d’œuvre qui sert de fondement à la pièce (deux mesures du Regard de l’Esprit de Joie).
3: Pour des raisons de confort de lecture, et comme cela est sans incidence, ces transcriptions de motifs ont été ramenés dans l’ambitus d’une clé de sol, sans prendre en compte les octaviations réelles. De même, le rythme a été parfois simplifié, et le diapason – différent selon les banques de données – uniformisé d’après la partition de Mauro Lanza.