Lors de la réalisation de la pièce pour piano MM 51 pour la télévision suisse, mon intention était de caler après coup la musique de film, composée dans un premier temps indépendamment de toute référence à des images précises, sur une séquence existante de film. Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau, le film muet de 1921 devenu un classique, me parut idéal pour ce projet. Il ne m'était cependant pas possible d'effectuer une synchronisation continue entre le film et ma musique pour piano, la durée de cette dernière étant sensiblement inférieure à la longueur totale du film. Mais je n'aurais pas non plus trouvé d'intérêt à une simple superposition de la musique et des images, dans la mesure où il importait pour moi de créer des points de référence et de concordance tant imaginaires que réels. D'où la décision d'élaborer une version plus courte de Nosferatu, dans laquelle l'action originelle serait resserrée sans que son déroulement en fût altéré pour autant. Je choisis pour ce faire la deuxième moitié du film, à partir du moment où le vampire se réveille dans la coque du voilier, et ne retins essentiellement au montage que les scènes dans lesquelles l'effet dramatique de l'histoire, une fois associé à la musique, pouvait sinon être amplifié, du moins ne souffrir d'aucune réduction.
Contrairement à la version concertante télévisuelle de MM 51, qui se déroule dans un lieu neutre et abstrait, tendu de noir, j'ai opté ici pour un accompagnement visible de film muet. C'est pourquoi j'ai fait intervenir un pianiste dont la prestation s'effectue devant un écran de cinéma, vêtu dans la tenue caractéristique de l'époque du tournage de Nosferatu. Dans cette version, le métronome bat également au tempo 51 et devient de temps à autre autonome, versant de lui-même sur le côté. L'irrégularité de son battement finit par influer sur le comportement du pianiste : l'interprète attentif se transforme alors pour quelques instants en un personnage qui aurait tout aussi bien pu sortir de Nosferatu pour célébrer, avec non moins de plaisir et de méchanceté que le vampire, l'échec et l'anéantissement de ce dernier.
Mauricio Kagel, 1982, programme du Festival Agora 1999, Ircam-Centre Georges-Pompidou