Die Tänzerin (Symphonie V), écrite pour orchestre, constitue le deuxième moment d'un triptyque entâmé avec Symphonie IV - der Geograph pour orchestre avec piano principal, et qui se clôra l'année prochaine avec Erstarrte Schatten (Symphonie VI) pour orchestre, six voix et électronique.
Déjà à l'œuvre dans quelques œuvres précédentes (Vita Nova (sérénades) notamment), c'est la question de l'impossible qui constitue le centre du projet – un impossible pensé non pas comme mot d'ordre concret (produire une musique impossible ne revêt finalement que peu d'intérêt), mais comme expérence de pensée conduisant à la construction de dramaturgies musicales brisées, inconfortables, quelquefois insolubles, mais qu'il faudra pourtant traduire musicalement.
L'expérience de pensée, dans la pièce, consiste à imaginer le sentiment esthétique produit par les évolutions d'une danseuse sur scène, non pas observée depuis l'emplacement normal du public, mais, moyennant des moyens visuels peu ordinaires, depuis quelque lointaine planète. Se mêlent alors les mouvements proprement chorégraphiques de la danseuse aux mouvements de rotation de la planète sur laquelle elle évolue, de la planète autour du soleil, du soleil lui-même, du système qui l'entoure et ainsi de suite. Les questions posées touchent à l'esthétique (à quel échelle le sentiment esthétique cède-t-il la place à l'observation de phénomènes), et à la notion de focalisation (la danseuse est le plus petit élément de l'ensemble constitué, et représente pourtant le point central de focalisation quant a l'expérience esthétique).
La consécution de sujets liés d'abord à la topologie géographique, dans Der Geograph, puis à la chorégraphie dans Die Tänzerin n'est pas le fruit du hasard. Il existait dans la France du dix-septième siècle une littérature poético-technique établissant explicitement un rapport fonctionnel et structurel entre ces deux techniques du mouvement (analytique dans un cas, synthétique de l'autre), rapport dont je vise à tirer un troisième terme dans Erstarrte Schatten, celui de la matière et de son absence.
La musique que j'ai tiré de ces réflexions pour Die Tänzerin est bien sûr une solution parmi d'autres, ne se pliant à aucune injonction scientiste, et se refusant tout autant au discours subjectiviste. Le détail entre en collistion permanente avec les plus longues évolutions au sein d'un discours convoquant, le cas échéant, des archétypes culturellement déterminés.
C'est par inclination naturelle que je porte une attention particulière au détail, et même aux phénomènes secondaires, généralement laissés pour compte. Dans la danse, les bruits résiduels me fascinent autant que les évolutions géométriques et les charges affectives des corps - frottements et chocs se retrouveront transposés, composés et mis en scène dans ma musique.
Plus généralement, être moderne ne m'intéresse pas en tant que tel : la modernité est essentiellement un jugement porté a posteriori sur un moment de l'histoire, en aucun cas une attitude personnelle d'ordre prédicatif. La question reste donc celle de l'histoire, celle dont nous héritons à travers différents filtres idéologiques – celle, présente, vis-à-vis de laquelle nous sommes, que nous le voulions ou non, acteurs – celle, enfin, que nous rêvons. Le capitalisme est par essence facteur d'encombrantes surproductions. La captation de nos désirs et la construction raisonnée de désirs nouveaux permet de transformer ces surproductions en nouvelles marchandises indispensables. La culture ne fait pas exception à cette règle. J'ai bien conscience que ma musique (et les arts en général) ne pourront opposer une force suffisante pour freiner ce phénomène mortifère. En revanche, poser inlassablement les questions judicieuse, avec mes propres moyens et dans le contexte social et politique qui est le notre, vis-à-vis de cette situation, remplira mon souhait bien modeste de ne pas être considéré comme une sorte de « parasite acceptable ».
Brice Pauset, éditions Lemoine.