Bernhard Gander, votre parcours n’est pas des plus classiques. Vous vous êtes mis au piano tardivement pour vous tourner rapidement vers le rock. Puis, du studio parisien Upic à la classe de Beat Furrer à Graz (Autriche), vous semblez ainsi louvoyer sans cesse. Qu’est-ce qui vous a guidé au cours de votre formation ?
D’abord, j’ai commencé la musique sur le tard tout simplement parce que ma famille n’était pas musicienne. Le rock m’a en effet très tôt attiré. Après le piano, je me suis mis au saxophone, à la guitare et la batterie – et j’ai fait partie d’un groupe de rock à l’école. Je vivais alors dans la ville de Hall, non loin d’Innsbruck, et nous avions une superbe saison de concerts, au sein de laquelle étaient programmés des compositeurs comme Stockhausen, Ligeti ou Cage – certains venaient eux-mêmes présenter leurs œuvres. Ça m’a beaucoup impressionné. L’un de mes plus grands souvenirs est un concert de l’Ensemble 2e2m jouant des pièces solos de Xenakis. J’avais 15 ou 16 ans, je ne comprenais absolument rien de ce qui m’arrivait, mais j’étais absolument fasciné. C’est là que je me suis décidé pour la musique contemporaine. Hélas, il n’y avait alors là-bas aucun professeur susceptible de me guider sur ce terrain-là. J’ai donc dû tout découvrir par moi-même. Même chose quand je me suis lancé dans la composition, j’ai dû le faire moi-même.
Vous considérez-vous comme un autodidacte ?
Oui.
Avez-vous le sentiment que cette singularité transparaît dans votre musique ?
Je crois n’être pas alourdi par une quelconque théorie ou école de pensée. Pour donner un exemple, dans mon quatuor Khul créé en 2010 par le Quatuor Arditti, j’ai voulu absolument éviter tous les idiotismes du genre, ne pas donner dans le « style Arditti », qui a donné lieu à des centaines de partitions quasi identiques. Le paradigme presque dogmatique de la musique contemporaine est aujourd’hui une impasse. Si l’on essaie constamment de s’y plier, le résultat ne peut pas être authentique. Et la musique ne peut que stagner.
L’univers du rock est-il encore important pour vous ?
Le rock, le hard rock et le metal ont été et restent encore ma source d’inspiration quasi exclusive depuis toutes ces années. Je peux même dire que c’est là la musique que je préfère !
En ce cas, pourquoi ne pas tout simplement faire du rock ou du metal ?
Mes instruments sont l’orchestre, le quatuor, le piano, etc. C’est avec eux que je compose, et j’aime ces instruments. Aussi, j’essaie de transposer l’énergie de ces musiques dans le contexte classique. Je m’intéresse tout particulièrement à la rythmique ainsi qu’à sa clarté. Par exemple, une bonne chanson de rock repose sur un riff clair et inspiré. Si le riff manque de clarté, la chanson est immanquablement ennuyeuse. Dans le contexte classique, j’essaie donc de concilier la complexité du discours avec la clarté de l’expression et de la forme. Rechercher la complexité pour elle-même n’a pour moi aucun sens.
Comment cette volonté s’exprime-t-elle dans cette nouvelle pièce take nine (for twelve) ?
C’est une pièce extrêmement rythmique. Le principe est d’ailleurs, comme son titre l’indique, de jouer des rythmes de neuf temps. Tout se passe dans des mesures à neuf temps. Ces neuf temps peuvent se subdiviser de multiples façons. Ce sont parfois des rythmes très complexes, mais je les veux absolument transparents pour le public. Je veux qu’on puisse les entendre et les apprécier dans leur complexité. Du point de vue formel également, take nine (for twelve) est presque primitive. C’est essentiellement une succession de couplets, de refrains, entrecoupés de solos…
Comme une chanson ?
Oui, on peut l’entendre ainsi.
Y a-t-il d’autres références au rock ?
Peut-être les sons très graves. Je joue beaucoup avec les basses, et les instruments sont souvent dans le bas de leur ambitus.
Le titre fait-il référence au célèbre Take Five de Dave Brubeck, qui, lui aussi, s’intéresse aux rythmes impairs ?
Dans une certaine mesure. Mais c’est plutôt une référence à une autre pièce de Dave Brubeck, Blue Rondo a la Turk qui repose, elle aussi, sur une carrure à neuf temps.
La plupart de vos pièces ont des inspirations extramusicales. Le titre de votre quatuor Khul est une anagramme de Hulk, une de vos pièces pour piano convoque Spiderman… Y a-t-il, là aussi, une référence extramusicale ?
Non. C’est la première fois que ça m’arrive. J’en suis moi-même étonné… Mais je n’en ai pas eu besoin : mon idée de rythmes à neuf temps m’a suffi.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, programme de la création, Centre Georges Pompidou, le 23 février 2012.