Comme Webern, voici que Berg compose le premier quatuor qu'il admet à son catalogue en 1910, à l'orée d'une période que l'on sait décisive pour l'écriture musicale. Comme Webern, le voici qui prend le langage au point avancé de modernité où l'a mené son maître, et comme Webern, voici que « pour un coup d'essai, c'est un coup de maître.
A partir de là, tout diverge. En effet, à partir des données du Deuxième quatuor de Schoenberg, l'un repense tout à neuf, s'oriente vers une musique de plus en plus concentrée et la première écoute de son œuvre (les Cinq mouvements op. 5) déroute ; tandis que le projet de l'autre semble d'un classicisme provocant, sa réalisation qu'accentue un rubato généreux, d'un romantisme effréné, son écoute « facile » (succès de 1923). Rien, en effet, de déroutant à première approche de cet op. 3, mais une élégance de l'écriture, une chaleur de l'expression et une perfection de mise en oeuvre des ressources du quatuor qui masquent (un art où Berg est souverain) la hardiesse radicale dont ce chef-d'oeuvre témoigne. Sous son apparence débridée, se cache une formidable architecture musicale, où aucun détail n'est laissé au hasard.
A en croire une remarque de Berg à Adorno, l'idée d'un défi (à soi-même ?) est liée à la genèse de ce qui constitue « la première oeuvre de Berg écrite hors du magistère direct de Schoenberg » (Dominique Jameux). En effet, quoique moins expérimenté dans le domaine du quatuor à cordes que Schoenberg et Webern, Berg tente ici une gageure encore inédite : composer une grande forme instrumentale, sans le recours ni de la tonalité, ni d'un texte. Ni Schoenberg dont le Deuxième quatuor n'est qu'essentiellement atonal ni Webern, qui s'engagent tous deux au même moment dans la vole des petites formes, ne s'y sont encore risqués. Et pourtant, l'oeuvre témoigne d'une maîtrise accomplie : Berg n'a pas encore vingt-cinq ans.
Stéphane Goldet, programme du concert du 15 février 1986 à l'Ircam.