C’est face à la réalité de notre monde contemporain, en prise à de nombreux conflits qu’ils soient militaires, économiques ou sociaux, que j’ai voulu aborder la composition de Soleil Noir, une œuvre scénique et musicale qui fait écho à la première guerre mondiale et dont nous commémorons pendant 4 années le centenaire. Aborder un tel sujet dans une œuvre musicale pourrait constituer une entreprise délicate mais il me semble au contraire que c’est l’une des fonctions de l’Art aujourd’hui que de s’inscrire dans une réflexion, de faire acte de mémoire et de mettre en résonance textes, sons et images au service d’un propos plus vaste qu’une certaine abstraction.
Je ne peux dissocier la genèse de cette œuvre d’une longue phase de recherche sur la dimension historique de ce conflit, ses enjeux, ses conséquence et sa brutalité. Accompagné dans mes recherches par l’équipe de documentation du Musée de la Grande Guerre de Meaux, j’ai pu me plonger dans cette période sombre de notre Histoire et voir finalement à quel point elle tissait des relations quant à notre présent, comme si l’oubli était un corollaire à toute notion de progrès. Je me souviens aussi m’être rendu dans les plaines et les forêts de Verdun ; zones depuis longtemps recouvertes par une nature luxuriante, mais où subsistent tant de cicatrices d’un passé qui semble crier encore la folie des hommes. La topographie y est toujours révélatrice des bombardements, des trous improbables dessinent un espace chaotique et chaque jour, de nouveaux vestiges de métal continuent de sortir de terre 100 années après.
Dans son Ultimatum de 1917, Fernando Pessoa jugeait l’Europe avec une violence inouïe, accusant le pouvoir (politique, bourgeois, industriel) d’avoir conduit le monde à un profond délabrement… et avec la conséquence que l’on connait : celle de la réalité des tranchées, des gaz, du sang, de l’abomination, de la souffrance.
Une œuvre voulant faire écho à cette guerre ne peut, ni édulcorer les faits, ni éviter d’élargir la perception à un niveau plus symbolique, émotionnel qui forcément dérange. Soleil Noir est donc un projet qui met en œuvre un langage complexe, tente de placer le spectateur dans une double posture : d’une part l’immersion dans la violence de la guerre, d’autre part la réflexion face aux contradictions de notre monde. Peut-être que le meilleur moyen de percevoir ces deux axes consiste à analyser la structure même de l’œuvre ; celle-ci repose assez simplement sur une alternance entre des textes parlés et des textes chantés qui veulent opérer ce va-et-vient entre ces deux postulats. Assise à sa table, la chanteuse nous parle et nous donne des précisions sur ce qui fait le quotidien des soldats, les gaz, la boue, la souffrance, la mort… Debout, elle chante les voix d’Henry V de Shakespeare où le Roi exhorte ses troupes à l’héroïsme et à la victoire.
Toute la musique, ainsi que le travail de mise en scène et de lumières suit cette alternance ; une mécanique se met en place, elle aussi finalement implacable. En passant d’un travail sur le bruit et la texture du son à des zones d’harmonies répétitives et obsédantes, la musique déplie son champ perceptif en étroite alchimie avec les textes. La lumière, traitée ici de manière dynamique accentue les rapports de tableaux. Les actions scéniques cherchant elles-aussi à venir amplifier le champ perceptif, comme si des rituels devaient forcément avoir lieu ici…