Comme son titre l’indique, l’Essai sur la muë de la voix (1754) de Samuel Auguste Tissot parle de la mue de la voix, expliquant ce phénomène, conformément aux connaissances de l’époque, par un changement d’épaisseur dans les cordes vocales. Le concept d’hormones n’était à l’époque pas encore connu, et la transformation du corps y est expliquée par la « naissance de l’amour ».
Dans la pièce, l’écriture vocale explore tout une palette de sonorités associées au timbre brillant du chœur. La répétition des mots-clés du texte de Tissot – voix, charme, l’amour, l’art, l’âme, la mue – révèle les variations timbrales au moyen du filtrage du texte « ralenti » : les notes tenues sont chantées sur les voyelles comme sur les consonnes.
Le serpent, qui accompagnait, encore au XIXe siècle, les chœurs d’enfants dans les églises, ajoute aussi à la charge symbolique. En effet, à l’époque, les enfants les plus doués qui entamaient leurs mues et devaient arrêter le chœur, apprenaient à jouer de cet instrument, que l’on avait coutume de comparer à la voix humaine.
Patrick Wibart, avec lequel j’ai développé la partie de serpent pour cette pièce, a recours à une technique de chant et de jeu simultanés dans l’instrument, obtenant ainsi des sonorités inouïes qui reflètent le concept de la composition : la mue de la voix vers le serpent.
La dernière partie de la pièce évoque de surcroît la mue du serpent lui-même, c’est-à-dire ce moment où l’animal, cette fois, se défait de sa peau, qui se régénérera ensuite, pour pouvoir poursuivre sa croissance.
Dans l’écriture vocale, comme dans la partie du serpent, le changement des voyelles produit un effet de chant diphonique qui, grâce aux variations de formants1, change l’harmonie (par glissando résonantiel).
L’électronique utilise les analyses des formants des enfants, spécialement réalisées pour le projet, afin de générer notamment les harmonies qui accompagnent le chœur. Les sons du serpent, qui engendrent quant à eux l’harmonie du discours électronique, suivent les intervalles que le musicien produit en combinant simultanément chant et jeu instrumental, ainsi que la technique particulière du didgeridoo. Le système HOA (pour High Order Ambisonics ou Ambisonique d’ordre élevé) qui simule l’acoustique de la Chapelle royale du château de Versailles spécialement conçue par l’Ircam pour le projet Janus, sert en tant qu’instrument par excellence. Ainsi, la réverbération unique du lieu transforme la partie électronique en profondeur.
Le travail avec ce système permet d’explorer les illusions qui naissent dans cette acoustique.
- Sorte de « carte d’identité sonore » d’un timbre, qui correspond aux maximas, ou pics d’intensité, des fréquences du spectre.
Livret :
extrait de l’Essai sur la muë de la voix (1754) de Samuel Auguste Tissot
L’âge procure des changements à la voix,
dans l’homme, & dans tous les animaux
qui ne peuvent échaper à personne.
L’amour commence à se faire sentir,
& la nouveauté prête à ses premiers plaisirs,
[…]
un charme qui compense bien ce que l’art
peut y ajoûter dans la suite.
Le corps en général acquiert plus de force ;
l’âme, […] acquiert aussi plus d’étendue,
plus de justesse,
plus de solidité ;
l’imagination plus de feu ;
la mémoire plus de fermeté.
Justina Repečkaitė, note de programme du concert du 27 avril 2024 à l'Espace de projection de l'Ircam.