C’est après avoir assisté en son Anjou natal au sermon d’un obscur prédicateur, que Louise de Bellère du Tronchay décida de devenir Louise du Néant (1639 – 1694).
Son appétit d’ascétisme et d’humiliation la conduisit alors à la Salpêtrière où, mêlée au sort effarant des internées, elle put accéder, au sortir des mortifications les plus extrêmes, à ces quelques moments d’extase dont elle redoutait aussitôt la disparition.
Par ses lettres, nous accédons à l’une des expériences mystiques les plus radicales du Grand Siècle finissant. L’ampleur des symptômes qu’elle révèle contient les germes de la dramaturgie, tant théâtrale que musicale, à l’origine de ma deuxième composition destinée à la scène : abjection, extase, aphasie, régression alternent en une suite irrégulière de quatorze stations dont les forces surscène, ramenées à l’essentiel (une voix, unpiano), et le parti pris de représentation (la désorientation sensorielle) exposent avec une certaine méthode le prix à payer pour un idéal donné. Un souci constant dans mon travail récent est celui du polissage patient d’une « langue » musicale qui soit par essence vocale, d’une vocalité faite de viande, de nerfs, d’os, de fluides : une vocalité qui redonnerait à la consonne et au bruit la place que notre culture leur a déniée._
Brice Pauset._
Extrémités et abandon
La vie de Louise du Néant nous est connue, comme ses lettres, par un ouvrage paru en 1732, sans nom d’auteur, sous le titre Le Triomphe de la pauvreté et des humiliations. Jean Maillard (1618–1702), jésuite, traducteur de saint Jean de la Croix, prédicateur à Nantes et à La Flèche, directeur spirituel du collège Louis le Grand à Paris, l’avait écrit peu après la mort de sa pénitente, en 1694. Mais la publication en fut retardée, en raison, vraisemblablement, de la défaveur où étaient alors tombées les mystiques du XVIIe siècle. C’est d’un triomphe, donc, qu’il s’agit, selon le vocabulaire de l’époque, d’une indépassable limite de pratiques ascétiques constantes et rigoureuses, faites d’abnégation, de souffrances, d’humiliations et de vertus héroïques, retournant la misère de l’homme en triomphe de la grâce divine. Au cours du XIXe siècle, l’ouvrage ne trouva guère de lecteurs, pas même Huysmans, auteur cher à Brice Pauset, qui aurait assurément manifesté quelque intérêt pour ces descriptions de visions, d’extases et de possessions. Et il fallut attendre l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, somme fameuse d’Henri Bremond, pour retrouver trace de l’Angevine, jeune fille de la noblesse, comblée de tous les dons de la nature, de l’intelligence comme de la société.
Mais un jour, un sermon consacré à la conversion et à la pénitence de sainte Madeleine, que Louise de Bellère du Tronchay suit avec exaltation, lui révèle sa faute, la vanité de son existence, ses complaisances pour le monde, et la désigne comme pécheresse, promise à la damnation et à l’enfer, coupable sans conteste. Peu après, au sortir d’un confessionnal, elle hurle, hors d’elle même, agitée d’une fureur horrible, possédée, disait on à l’époque. Ses cris, terribles, brisent le cours d’une existence entre piété et obligations de son rang. Angoisses et violences du corps la mèneront, en 1677, à la Salpêtrière, où elle partagera le sort des folles, des miséreuses, des mendiantes, des prostituées, des voleuses, des grabataires et autres égarées de l’Hôpital général, enfermées et enchaînées dans des basses fosses, des cachots. Cette phase, de quelques mois, laisse bientôt place à la négation, à l’abandon de soi, à l’extase. Louise du Néant avait aimé la chair ; elle en scrute la décomposition, tournant autour des ulcères, des varices ouvertes et des peaux vérolées, sur lesquelles elle appose ses lèvres.
C’est encore de vérité religieuse, d’approche spirituelle du délire, qu’il est question, avant que Charcot et Janet n’exercent leur science médicale et que la psychiatrie moderne n’y voie les symptômes d’une psychose. « Lorsqu’on lit, par exemple, les fragments d’entretiens de Pierre Janet avec Madeleine [Lebouc], sa fameuse patiente, mystique et hystérique, internée comme l’avait été Louise du Tronchay, à la Salpêtrière, on peut se dire – ou du moins je me le dis – que le savoir médical, en laïcisant la maladie, a tué quelque chose d’essentiel et de réellement irremplaçable, au fond de la parole, et que celle-ci, tenue définitivement pour délire, contribue, certes, à la connaissance que nous pouvons avoir du malade et de sa maladie, mais qu’aussi bien elle est nulle de vérité et vide de transcendance », écrit Claude Louis Combet, qui réédita, en 1987, Le Triomphe de Maillard. Brice Pauset se tient à cette intersection, entre, d’une part, la religion et la rhétorique du Grand Siècle — le sornements de la « Passacaille des détestations » s’en font l’écho lointain — et d’autre part, la psychologie du mystique. Son œuvre se nourrit d’études aux titres explicites, dont la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle offrent une abondante littérature : L’Expérience religieuse, essai de psychologie descriptive de William James, De l’angoisse à l’extase de Pierre Janet, Le Surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales, essai de théogénie pathologique de Georges Dumas…
Mais un troisième temps irrigue encore les Exercices du silence, celui de notre monde. L’œuvre en effet ne tient ni de la religion ni de la psychologie, mais de l’esthétique. La cyclicité des troubles de Louise du Néant détermine sa structure, ses effets de répétitions et de reprises : aux mortifications, la simultanéité disloquée du récit et de l’action, comme un froid document de soi sur soi ; aux extases, les variations sans thème. Les lettres que Louise du Néant adresse à ses confesseurs donnent l’architecture des rythmes, par le séculaire procédé de la guématrie : a = 1, b = 2, c = 3…, la suite numérique ainsi obtenue multipliant une valeur de base et construisant une ligne temporelle sur laquelle se greffent la voix, le piano et l’électronique. Plus encore, les Exercices du silence établissent un répertoire de bruits instrumentaux et échantillonnés, miroir d’un abject dont le Christ putrescent du Retable d’Issenheim s’était jadis fait le versant graphique : bruissements, chuchotements, crissements, hurlements, raclements, arrachages, vomissures, voix à l’envers (où l’air s’entend comme entrant dans le corps de l’interprète, rend audible son inspiration), voix en crécelle, chant avec les dents serrées, insistance sur la consonne, désormais indépendante de la syllabe, parlé sans phonation, recherche d’une vocalité instrumentale, ou de sons instrumentaux comme des occlusives, piano étouffé, « châtré », dissociation, par l’électronique, de la voyelle (son) et de la consonne (bruit), suscitant l’effroi… Il en est de même lors de schizes de la salle, quand à droite, le son est proche, et qu’à gauche, il sonne comme dans une cathédrale. L’œuvre se fait alors politique : la désorientation sensorielle suscitée de la sorte évoque celle d’autres détenus.
Laurent Feneyrou.
Brice Pauset, Laurent Feneyrou, programme de la création.