J’ai ajouté un deuxième volet à la version première d’Eufaunique, sixième journée de la Genèse que l’Ensemble intercontemporain m’avait commandée pour le projet collectif Genesis (créé en 2017). Il lui donne une tout autre signification. Le mythe de la cohabitation heureuse des hommes et des animaux, en passant de la légende fondatrice à son actualisation moderne, devient prémonition tragique de la fin.
Dans toute la Genèse, on assiste à un double processus de séparation et de raffinement : le créateur distingue au sein d’une matière chaotique des entités qu’il nomme, et qui nomment à leur tour d’autres entités. Ce geste de séparation garde pour moi une sorte de « nostalgie » de la fusion originelle, qui n’est jamais oubliée. Dans la journée qui me fut confiée pour le cycle Genesis, celle de la division des hommes et des animaux, les deux entités restent à la fois séparées et unies : il y a chez l’homme une part d’animalité, et chez les animaux, une composante humaine. Si l’on transpose cela en musique, la composante animale serait ce qui relève de la nature, l’acoustique, la partie humaine relevant des données linguistiques (organisées dans un système qui régit l’harmonie, la polyphonie, le rythme, etc.) par lesquelles on essaie de dompter cette matière : l’« homme qui nomme » cherche à décrypter les lois de l’univers sonore, à maîtriser et à paramétrer ses différents aspects pour s’en servir de façon expressive. Telles étaient les réflexions en œuvre lors de la composition d’Eufaunique en 2016.
Dans la première partie de ma partition — celle qui correspond à la pièce pour Genesis —, les deux natures, animale et humaine, tout en se diversifiant, vivent en harmonie dans une sorte d’euphorie généreusement créatrice et vivement collective. D’où son caractère de Presto et le rôle obbligato confié au hautbois, instrument pastoral et sorte d’animal emblématique qui interagit avec les autres instruments (dont un en particulier, aussi emblématique, car il évoque la dimension féminine de l’humain, l’alto) en créant des groupes et en les unifiant dans de joyeux tuttis. Le titre Eufaunique unit dans un jeu de mots le monde de la « faune » et son état d’heureuse harmonie qu’en musique on qualifie d’« euphonie » ; il fait référence sans ambiguïté aucune à cette situation paradisiaque.
Illusoirement paradisiaque. Dans la deuxième partie, qui a le caractère d’un Largo desolato, cette harmonie est perdue. La nostalgie se décline en termes d’agressivité, en tant que volonté dominatrice de se servir de ce et de ceux avec qui l’on était dans un état de merveilleux équilibre, et dans la tentative vaine de pouvoir reconquérir autrement l’unité originaire perdue. Par un acte de suprématie prédatrice. Le hautbois devient indiscutablement le soliste. Emblème du chasseur (oboe da caccia, hautbois de chasse), il n’est plus l’animal, ou l’homme (ou l’être anthropomorphe) qui dans la première partie était l’initiateur d’une énergie collectivement assumée et partagée ; ainsi l’effervescence dynamique de l’écosystème, productrice sans cesse visant au maintien de l’équilibre, devient-elle course folle derrière l’animal obligé maintenant à s’enfuir : poursuite d’une proie, danse sacrificielle, presto raboteux, traque et arrêt soudain apte à viser la victime. Les quelques fragments musicaux qui reviennent de la première partie sont distordus, vestiges désormais corrompus d’un passé devenu abyssal, énigmatique, indéchiffrable, déchets qui se confondent avec les déchets que le déséquilibre ne cesse de produire. « L’homme qui nomme » devient dans ce cas l’homme qui ne peut plus accomplir de manière expressive la création sonore à l’instar du créateur légendaire : la matière devenue incompréhensible, dis-organique, est à collecter et à recombiner, mais non plus à maîtriser et à sublimer; traces inertes, dépourvues de mémoire (de nostalgie) et d’élan vers l’avenir, d’un système arbitraire qui n’anime plus d’un souffle vital ses entités. Démiurge ou marionnettiste, l’homme qui domine ne sait plus nommer.
Stefano Gervasoni, note de programme du concert du 3 septembre 2020 à la Philharmonie de Paris