Cette œuvre, créée en 1989, fut composée alors que mon père était mourant. Elle met en musique le vaste poème de Gerard Manley Hopkins The wreck of the Deutschland — « Le naufrage du Deutschland » — (1875-1876) dans lequel l'auteur évoque la disparition de femmes dont il était proche.
Deux questions ont orienté l'écriture vocale de cette partition :
— Comment ne pas faire de la voix (humaine) une voix (musicale) parmi d'autres ? Soit : que faire de la voix quand voix semble ne plus désigner une catégorie pertinente pour penser le multiple musical ? Comment donc écrire pour la voix quand on ne veut pas s'installer dans un dispositif de pensée polyphonique, a fortiori contrapuntique ? Le parti pris adopté fut de traiter la voix comme unique voix, de la concevoir en altérité à la trame orchestrale qu'elle traversait, sans l'épouser. Ceci passait par un traitement instrumental qui privilégie tantôt le fragmenté des gestes, tantôt la continuité des masses enchevêtrées plutôt que le tressage de linéarités homogènes.
— Quel parti musical tirer de l'hétérogénéité sonore qu'un texte littéraire procure lorsqu'il est prononcé ? Est-il possible de dépasser l'alternative traditionnelle qui se propose — peu ou prou — de réduire cette étrangeté, de « musicaliser » le texte littéraire soit en le vocalisant (c'est-à-dire en le dépouillant de l'impact de ses consonnes, et donc de ses « bruits »), soit, a contrario, en amplifiant le trait percussif des consonnes par diverses pratiques instrumentales pour mieux l'incorporer ainsi à quelque hiérarchie musicale ?
Mon objectif ayant été de conserver toute sa force au poème, sans le démembrer ou le distendre, de laisser pleinement jouer le sprung rhythm, ce « rythme abrupt » si particulier qu'a imaginé Hopkins, l'orientation retenue fut de laisser se déployer les scansions et pulsations de la langue en sorte que le rythme vocal, fondé sur la réitération toujours variée d'un impact consonantique et d'une coloration vocalique, apparaisse comme partie constitutive de l'œuvre. L'idée compositionnelle revint alors à enchaîner l'œuvre au rythme musical qui, seul, par sa puissance d'intégration, peut mettre en rapport des entités hétérogènes sans les altérer. Par l'insistance qu'il dispose, le rythme en effet ouvre la voie d'une consistance sans cesse recomposée.
Plus techniquement, le matériau harmonique et rythmique de cette œuvre croise deux niveaux d'organisation :
— À un niveau élémentaire, le traitement minutieux des hauteurs résulte de l'assemblage varié de deux « accords » (à 4 composantes) tandis que le rythme est constamment nourri d'une succession de proportions (2-3-4-3-5-5-4-6) directement héritée de la versification du poème.
— À une échelle supérieure, l'harmonie est basée sur de larges accords « arc-en-ciel » qui disposent l'éventail complet des intervalles chromatiques quand l'évolution rythmique est fondée sur de vastes modulations métriques aptes à composer pour l'oreille une situation globale à la fois fermement orientée et perpétuellement instable.
L'organisation de l'œuvre en vue de son audition a été guidée par une catégorie, empruntée à Ossip Mandelstam, qui m'était alors précieuse : celle de traversée. « La qualité de la poésie se définit par la rapidité et la vigueur avec lesquelles elle impose ses projets péremptoires à la nature inerte, purement quantitative, du lexique. Il faut traverser à la course toute la largeur d'un fleuve encombré de jonques mobiles en tous sens : ainsi se constitue le sens du discours poétique. Ce n'est pas un itinéraire qu'on peut retracer en interrogeant les bateliers : ils ne vous diront ni comment ni pourquoi vous avez sauté de jonque en jonque. » (Entretien sur Dante) Prolifération des traversées : traversée d'une époque par le destin d'une vie, traversée d'une mer par le bateau qui y sombre, traversée de la musique par le flot du poème, traversée du multiple sonore par la découpe d'un rythme, traversée d'un fleuve instrumental par le stylet d'une voix, traversée d'une oeuvre musicale par l'acuité d'une écoute, traversée des perceptions par la singularité d'une oreille…
Par-delà ces indications, si l'œuvre est bien une proposition offerte à l'auditeur, Deutschland suggérerait un temps singulier de l'écoute, non point de celle qui se construit par totalisation (polyphonique des textures articulées) mais plutôt de celle qui se fraie un parcours, un destin, en incessants travers des diversités rencontrées :
« C'est cela qu'on appelle destin : être en face, et rien d'autre, toujours en face. » (R.M. Rilke)
Destin d'un père, d'un pays, de quiconque…
François Nicolas.