updated 19 September 2008
© Charlotte Oswald

Mauricio Kagel

Argentinian composer and conductor, born 24 December 1931 in Buenos Aires; moved to Germany in 1957 and died there on 18 September 2008, in Cologne.

Mauricio Kagel was born in Argentina in 1931. He studied music, literary history, and philosophy at the University of Buenos Aires and became an artistic advisor to the Agrupacion Nueva Musica at the age of 18. In the early 1950s, he co-founded the Cinémathèque Argentine and worked as a film and photography critic; during this same period he began composing his first instrumental and electroacoustic pieces. From 1955 to 1957, he worked with the University of Buenos Aires, the Chamber Opera, and the Teatro Colon.

In 1957 he moved to Cologne, Germany. Two years later, he founded the Kölner Ensemble für Neue Musik, and from 1969 to 1975 directed the Institute for New Music at the Rheinische Musikschule in Cologne, the Cologne New Music Courses, and the Cologne New Music Ensemble. Starting in 1974, he occupied the chair for new music theater at the Hochschule für Musik, a post created for him.

Although Kagel cannot be said to have founded any “school,” his thirty-five-year teaching career had a major impact on many composers of the younger generation.

Kagel’s work is vast and varied: he composed for orchestra, voice, piano, and chamber orchestra, as well as many pieces for stage, film, and radio.

In the early 1960s, the composer began to focus on instrumental theater. Sur Scène (1959) was his first such piece, and made him an authority in the world of European music. Many instrumental and stage pieces followed, interspersed with “open” form symphonies such as Hétérophonie and Diaphonies I, as well as II and III.

In the 1970s, Kagel became interested in deconstructing the classical tradition (Bach, Beethoven, Brahms), which he held up against various forms of popular music. In 1970, Ludwig van, particularly in its film version, showcased Kagel’s inventiveness in the genres of theater, concert, film, and radio. The following year, Staatstheater was quickly followed by a return to the symphony orchestra with Variationen ohne Fuge. He continued to add both instrumental and theater pieces to his catalogue, weaving the two together as he explored unexpected sounds and “music-producing” gestures, from Charakterstück for zither quartet and Exotica for non-European instruments (1972) to his two operas, Die Erschöpfung der Welt (1980) and Aus Deutschland (1981). Kagel pushed this shattering of sound conventions and habits even further in the 1980s with pieces such as Rrrrrrr… for 41-piece ensemble (1980-1982) and Third string quartet (1986-1987).

Kagel’s humorous, theatrical approach remained at the fore throughout his career, even as the composer returned with increasing frequency to more traditional instruments in compositions such as the cycle Die Stücke der Windrose for “salon orchestra” (1991-94); Études (1992-96) and Broken Chords, for large orchestra (2002); Quirinus’ Liebeskuss (2002), for voice ensemble and instruments; or Fremde Töne und Widerhall for orchestra (2005).

Mauricio Kagel received many awards and honors over the course of his career, including the Koussevitzky Prize in 1965, Zürich’s Scotoni Prize for Hallelujah in 1969, the Adolf Grimme Prize in 1970 and 1971, the Karl Sczuka Prize from SWR Baden-Baden in 1980, the Erasmus Prize in 1998, the Prix Maurice Ravel in 1999, the Ernst von Siemens Musikpreis in 2000, an honorary doctorate from the Musikhochschule Franz Liszt, Weimar 2001, and the Rolf Schock Prize in 2005. He also was awarded the Mozart-Medaille der Stadt Frankfurt, was named a French Chevalier des arts et des lettres, received an Order of Merit of the Federal Republic of Germany, and was named to the Berlin Academy of Arts.


© Ircam-Centre Pompidou, 2007

Sources

  • Editions Peters.
  • Universal Edition
  • Björn HEILE : The Music of Mauricio Kagel, Ashgate, Burlington, VT, USA, 2006.
  • Site de Björn Heile (voir ressources documentaires).
  • Paul ATTINELLO : « Mauricio Kagel », Grove Music Online ed. L. Macy.

By Jean-François Trubert

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« Peut-être ne faudrait-il pas parler des étapes ou périodes dans la composition de mes œuvres théâtrales : chaque pièce me pose un nouveau problème ; elle est un anneau à l’intérieur d’une chaîne ; aucune œuvre n’essaie d’améliorer la précédente. Je crois surtout à la continuité de la pensée 1. » C’est en ces termes que Mauricio Kagel définit son œuvre : un renouvellement continu des formes artistiques au sein d’une réflexion compositionnelle constante. C’est pourtant l’hétérogénéité qui semble dominer ses créations. En portant un regard neuf sur la forme du concert, en critiquant sa réification en un moment convenu et sclérosé, il a interrogé toutes sortes de matériaux et de formes musicales : Sur Scène (1959-1960), Antithese (1962), Staatstheater (1970), Blue’s Blue (1979), Die Stücke der Windrose (1989-1994), L’art bruit (1995), Quirinus Liebeskuss (2000-2001), Doppelsextett für Ensemble** (2000-2001), Divertimiento ? (2006), autant de pièces aux formes différentes voire opposées, du théâtre musical à l’œuvre instrumentale « pure », lorsqu’il ne s’agit pas purement et simplement d’un film. Il devient rapidement inévitable de s’attacher à la « continuité d’une pensée » pour appréhender l’œuvre de Kagel, une pensée qui, en définitive, s’articule autour de constantes : l’acte de composition et son résultat, les contraintes d’écriture et le matériau utilisé, le rapport entre forme de l’œuvre et forme du concert qui trouve son expression la plus manifeste dans la notion de « théâtre instrumental ».

Kagel est avant tout un compositeur du hiatus : celui de la logique compositionnelle et du résultat objectif, mais également celui des différents matériaux utilisés dans ses compositions : sons, gestes, figures. Ils sont à tout moment susceptibles de passer par le filtre de contraintes compositionnelles qui lui permettront de structurer le temps, l’espace sonore et, enfin, l’espace scénique. Rechercher un univers acoustique particulier, mettre en jeu une organologie imaginaire, ou bien des phonèmes, toute cette matière n’est pas destinée à rester inerte. De la forme de l’œuvre à celle de la représentation, Kagel amplifie la théâtralité intrinsèque qui habite toute performance musicale. Cette théâtralité laisse voir des gestes qui sont en quelque sorte décontextualisés, détachés de toute signification directe, nous renvoyant à l’absurde de notre propre position, théâtralité dont l’humour grinçant nous provoque en permanence : « Quand je fais de la dérision, je le fais avec un tel niveau de professionalisme, que ça donne… douleur 2. »

« Hörbarkeit » : audibilité ou [l/v]isibilité ?

C’est en Argentine que Kagel débute sa carrière de compositeur en affirmant très tôt une certaine forme d’éclectisme nourrie par le Groupe pour la Nouvelle Musique de Juan Carlos Paz, la cinémathèque de Buenos Aires, ou encore les cours de Jorge Luis Borges. Ses premières œuvres comme le Sextet (1953, revisée en 1957)montrent une très bonne connaissance de la musique dodécaphonique et de la pensée sérielle qui s’était répandue outre-atlantique. En parallèle, Kagel s’intéresse de près aux nouvelles techniques et à l’esthétique de la musique concrète : dans Música para la Torre (Musique pour la tour, 1954), des bandes de sons concrets sont synchronisées avec des jeux de lumière sur une tour en acier. Lorsque Kagel arrive à Cologne en 1957, il est donc loin d’être un novice. Les esquisses de réalisation de Anagrama (1957-1958) témoignent à la fois d’une assimilation de la pensée sérielle et de sa problématisation dès ses premiers contacts avec ses collègues des séminaires de Darmstadt. Il se focalise notamment sur la question de la perception des structures musicales et de l’acte de composition, comme en témoignent les premiers mots de sa communication donnée à la radio de Cologne en 1960 intitulée « Hörbarkeit von Seriellem » (« audibilité de la série ») : « Nous voulons présenter à l’auditeur un problème qui est de la plus grande importance pour le compositeur aujourd’hui : l’audibilité du système musical 3. »

Les œuvres de Kagel portent partout la trace de cette réflexion : « Dans un article sur la perceptibilité du cheminement sériel, j’ai fait remarquer l’inaudibilité reliée aux procédés de composition et aux principes de nature sérielle. La distinction entre procédés et déroulements audibles et inaudibles est la véritable raison d’être de mon texte. Audible renvoie, pour moi, dans ce contexte, à tout événement acoustique dans lequel on peut reconnaître l’intention de l’auteur de caractériser son matériel d’après certains critères formels 4. » Le fruit de cette réflexion produit dans les pièces de Kagel cet espace entre l’improvisation, l’irrationalité apparente et les structures compositionnelles élaborées qui provoquent ces événements. Ainsi dans Antithese (1962), pour la réalisation du film, il existe un document où Kagel a noté sur un conducteur temporel toutes les positions de Alfred Feussner : lorsqu’il est assis, debout, à terre. Les actions elles-mêmes peuvent faire l’objet d’une organisation hiérarchique. Dans Sur Scène (1959-1960), les actions et les interruptions sont réglées par un jeu de permutation, comme les articulations du jeu des violoncellistes dans Match (1964). Dans Exotica (1972), « dédié au sixième sens », les instrumentistes doivent jouer de plusieurs instruments extra-européens qu’ils ne connaissent pas. La partition pourtant rigoureusement écrite ne laisse pas présager du résultat qui repose sur l’engagement total de l’interprète pour l’exécution vocale et instrumentale des différentes sections. Dans d’autres œuvres, l’ordonnancement peut être laissé libre (comme dans Staatstheater), c’est-à-dire que l’interprète détermine l’ordre de jeu des séquences, ou de la disposition des différentes pages de partition. Le compositeur lui-même peut déterminer un ordre, par un système de permutation comme les structures rythmiques des voix dans Staatstheater 5. De la sorte, les événements sonores, visuels et gestuels apparaissent dénués de toute relation de cause à effet pour le spectateur, qui se trouve dérouté par la forme même de la pièce. La preuve la plus flagrante nous en est fournie par les œuvres sans action, ou sans théâtralité, comme dans les différents quatuors à cordes par exemple. Les Quatuor III et IV (respectivement 1986-1987 et 1993) reposent sur une lecture particulière de l’acte compositionnel. Ici, des figures musicales propres au quatuor de l’école viennoise sont elles-mêmes considérées comme un matériau. Sans jamais déroger à une organisation formelle rigoureuse, la pensée compositionnelle s’attache ainsi à introduire des éléments de subversion non seulement dans l’œuvre, mais dans l’acte même de la perception de l’œuvre : le spectateur en vient à considérer le phénomène de son écoute et de son propre regard comme s’il devenait pour ainsi dire extérieur à lui-même – distancié au sens brechtien du terme (Verfremdung).

Contraintes et hybridations de l’écriture compositionnelle

Une des premières conséquences de cette faille entre l’acte compositionnel et son résultat objectivé consiste à renouveler le matériau ainsi que l’écriture compositionnelle. Dès les années 50, les expériences de musique concrète 6 avaient entraîné une première remise à plat de la notion d’objet sonore que la musique électronique des studios de Cologne, qui d’une certaine façon se forme sur les bases du projet esthétique sériel, amène également à reconsidérer. En parallèle, les concerts de Cage – sur fond de réforme esthétique autour de l’œuvre ouverte et de l’indétermination – ouvrent la voie pour toute une génération de compositeurs et de critiques musicaux à l’utilisation de nouveaux signes musicaux permettant de libérer l’aspect performatif des œuvres musicales.

Dès son arrivée en Allemagne, Kagel va profiter à la fois de cet élargissement des possibilités acoustiques et de l’émancipation de l’écriture musicale. Ainsi, non seulement le matériau se trouve étendu à des paramètres extra-musicaux, mais le signe écrit subit lui aussi des modifications fonctionnelles, comme dans Transition II (1959). Dans cette pièce, des disques rotatifs avec un système de cases ajourées permettent aux interprètes de configurer leur propre partition. Dans Mimetics (Metapiece) (1961) des parenthèses offrent des propositions de jeu et d’accords pour le pianiste. Dans Staatstheater, les interprètes sont littéralement dessinés, afin de montrer comment jouer physiquement des différents instruments ou éléments du décor, voir comment se tenir sur scène dans Kontra’Danse, une des sections de la pièce.

La musique de Kagel part ainsi à la conquête d’un matériau de plus en plus varié, jusqu’à s’adresser aux idées musicales ou compositionnelles elles-mêmes. Le compositeur s’impose alors des contraintes qui débordent largement de la sphère musicale stricto sensu : écrire de manière sérielle à partir d’un palindrome latin (Anagrama, 1957-1958), écrire sous l’emprise de drogues (Tremens, 1963-1965), écrire pour instruments de la renaissance (Musik für Renaissance Instrumente, 1966), écrire à partir de la musique de Beethoven (Ludwig Van, 1970), écrire un morceau de concours à partir des critères propres … au morceau de concours (Morceau de concours, 1971, révision 1992), réaliser un opéra sur les lieds romantiques (Aus Deutschland, 1975-1980) ou une pièce à partir d’extraits du journal personnel de Robert Schumann (Mitternachtsstük, 1981), n’écrire que pour deux mètres différents, 2/4 et 3/8, dans le Double sextuor (2000-2001).

Ces contraintes compositionnelles s’appuient, on l’a vu, sur la question de la perception des processus de composition. Par contre, elles sont orientées par une pensée formelle constante, qui s’articule en deux phases : l’opération de découpage et d’assemblage accompagnée d’une classification, et l’opération qui consiste à obtenir une transition au sein du discours. La première phase est une extrapolation libre des contraintes de la musique sérielle. Elle consiste, à partir d’un matériau quel qu’il soit, d’en obtenir une dérivation sous la forme d’une suite d’entités discrètes – au sens mathématique du terme – déterminées librement. Par exemple, plusieurs pages de Acustica (1968-1970) consistent en une déclinaison de différents modes de jeu d’un même instrument avec une sélection de différentes possibilités, acoustiques ou gestuelles, tandis que les esquisses de cette pièce montrent l’ancrage de la réflexion dans la classification organologique de l’ethnomusicologue Curt Sachs. Dans Ludwig van (1970), il s’agit d’opérer à un échantillonnage de différentes séquences représentatives de la musique de Beethoven. Dans les derniers Quatuors, Kagel choisit d’ordonner une série de différentes figures instrumentales typiques du quatuor classique. C’est la raison pour laquelle, dans des pièces purement instrumentales comme pour le cycle Die Stücke der Windrose (1989-1994) on a pu le rapprocher de l’esthétique post-moderne, notamment par l’utilisation d’accords dits « classés » rompant en cela avec l’idée de l’avant-garde : « Je ne crois pas que le nouveau soit une négation de l’ancien, mais au contraire une accentuation des possibilités de formuler à nouveau des aspects inconnus de ce qui est connu. En d’autres termes : la musique “nouvelle” n’est pas nouvelle parce qu’elle est écrite aujourd’hui, mais parce qu’elle fait entendre des aspects nouveaux d’une dimension “musique” qui en soi reste toujours la même 7. »

Mais tous ces paramètres n’entrent en ligne de compte qu’à un niveau très embryonnaire de l’état de la partition. Une seconde phase de l’acte compositionnel consiste en une forme de réécriture, un palimpseste en quelque sorte, à partir des structures déjà organisées au premier stade. Ces différentes formulations vont être filtrées les unes par les autres, puis assemblées. C’est de leur superposition, brouillant la perception du système de composition, que naissent le résultat final et l’idée d’une transition formelle. Dans Transición I (pour bande électronique, 1960) et II (pour piano, bande et dispositif d’enregistrement et de lecture temps réel, 1958-1959), l’articulation des structures musicales repose sur des phénomènes transitoires, comme en linguistique, procédé également à l’œuvre dans Anagrama. Ces moments particuliers sont assurés soit par superpositions de différentes structurations d’un même matériau, soit par la même structuration de plusieurs matériaux, soit par une cohérence sonore ou gestuelle in fine, décidée à cette seule fin. C’est dans cet environnement que Kagel va peu à peu intégrer la « monstration » du phénomène spectaculaire comme paramètre de composition, un épaississement des événements musicaux grâce à la forme des gestes producteurs de sons – ou des gestes incidentaux, dénués de toute valeur fonctionnelle ou sémantique : chaque moment temporel va subir une transformation du fait de la charge gestuelle ou visuelle qui lui est associée.

Théâtralité et spectacularisation

Les procédés visuels et la théâtralité, l’humour et le geste, phénomènes si connus chez Kagel et si caractéristiques de son œuvre, apparaissent donc bien comme l’aboutissement d’une pensée musicale bien plus profonde. Ils servent à structurer la forme spectaculaire en établissant un différentiel des éléments temporels en fonction de leurs aspects : à temps égal, la forme d’un événement possède une incidence sur sa perception. Un geste ou une situation cocasses vont ainsi créer pour chaque instant de temps une forme de temporalité particulière et différenciée : « Kagel […] essaye, à l’aide d’une structure musicale, d’organiser musicalement des éléments qui ne sont pas obligatoirement musicaux – comme par exemple des éléments vécus. Bien sûr on peut alors se demander s’il n’existe pas une divergence entre la méthode et la matière. Il résout le problème par l’ironie, par l’humour. Je suis certain que l’usage de l’ironie était absolument nécessaire pour faire fonctionner cette divergence 8. »

Cette « divergence » dont parle Boulez, c’est celle qui s’instaure entre les failles dont nous avons déjà parlé, entre une cohérence intrinsèque à l’œuvre – qu’elle soit sonore ou compositionnelle – et son objectivation réelle, créant une zone de conflits. Cette pensée s’adresse à la forme du concert, à la remise en question du statut de l’interprète, au résultat sonore et à l’interprétation – humoristique ou non – des événements scéniques, un ensemble définissant le genre du « théâtre instrumental », revendiqué par Kagel à partir de 1960 9. Le compositeur s’applique fondamentalement à renouveler la forme du concert et de l’exécution des pièces. Ses moyens d’action privilégient quatre paramètres : la scène, le mouvement et le geste, l’interprète devenant acteur, et enfin, la relation avec le public. Ils vont devenir le lieu d’une réécriture par Kagel, le lieu d’un véritable théâtre de situations, où le spectateur est amené à un regard critique. Ainsi les genres musicaux, les formes, les instrumentistes, les instruments eux-mêmes font l’objet de déformations et de réorganisations subversives au sein d’une esthétique qui se revendique de Cage, de Schnebel, de La Monte Young et de Gérard Hoffnung. Kagel ira par exemple jusqu’à écrire une pièce sur une institution musicale – l’opéra de Hambourg, véritable sujet de Staatstheater ce qui constitue en soi un exemple unique de réflexion sur un lieu de représentation. Dans une des parties de cette œuvre majeure du compositeur, un interprète surgit, le visage comprimé derrière un masque transparent, un autre tableau laisse apparaître une jeune femme dont le corps est recouvert de tambours sur lesquels des hommes frappent, séquence intitulée « virginité ». Derrière un paravent, de fausses jambes sont manipulées dans un sens érotique, sur fond de bande électroacoustique. Kagel conçoit ainsi un « monstre », un montage de pièces rapportées dont le seul fait qu’elles puissent tenir ensemble par le truchement d’une rigueur compositionnelle effraie profondément : « Il y a toujours chez Kagel une tragédie traitée sur le mode sarcastique, ironique, et cela me touche beaucoup […] quoi qu’il fasse, le drame est aussi présent, et c’est une vérité essentielle de son œuvre 10. »

Ainsi, tout au long de sa production, l’idée même de la théâtralité et du spectaculaire, du jeu sur l’écoute et « l’audibilité » s’est toujours manifestée, même dans le cadre d’œuvres plus « pures » – un adjectif qui n’a pas vraiment de sens dans le cas présent. Ses pièces ont abordé la plupart des configurations possibles : la conférence avec Sur Scène (1959-60) et Der Tribun (1979); l’aliénation et le rapport de l’instrumentiste à l’instrument avec Sonant (1960), Pandoras-box (1960-1961), Metapiece (1961)et surtout Zwei-Mann Orchester (1973); la représentation théâtrale avec Probe (1971), et Journal de théâtre (1965-1967) ; les dispositifs scéniques, les lumières et les projections avec Prima vista (1964) et Camera Oscura (1965) ; les pièces visuelles et la pantomime avec Match, Acustica, Kommentar-Extempore (1965), Ex-Position (1978) et Bestiarium (1976, réalisation filmée en 2000) ; les pièces avec intrigue dramaturgique et/ou texte, comme Mare Nostrum (1973-1975), La trahison orale (1983), Die Erschöpfung der Welt (1973-1978) ; les oratorios avec La passion selon Saint Bach (1981-1985) et Aus Deutschland (1975-1980) ; et bien sûr les films, dont le célèbre Ludwig van : « Les mots ne sont pas les véhicules adéquats de ma pensée. Par contre les sons, les structures musicales – même quand elles ne sont pas acoustiquement perceptibles – en sont le fondement. J’ai la conviction d’avoir choisi un métier, qui, à la différence d’autres, a essentiellement la possibilité de s’adapter à des disciplines diverses 11. »

Avec l’idée du théâtre instrumental mais aussi du théâtre musical (La trahison orale en est l’exemple type), Kagel entretient les ambiguïtés sur le rapport de l’écoute à l’œuvre. Entre ce qui est mis au-devant de la scène et le détail, la forme hétérogène se trouve brouillée par nombre de paramètres, au sein desquels figure l’aspect visuel mais aussi l’humour, un humour grinçant, presque réflexe, qui relève de ces rires que l’on éprouve devant une situation extrêmement embarrassante. L’œuvre de Kagel ne se laisse pas appréhender par la surface de ses différentes pièces, mais plutôt par la poursuite et la recherche d’un acte compositionnel qui rend délicate la notion de « langage » musical, il s’agit plutôt dans le cas présent d’un ensemble d’opérations destinées à faire surgir une forme inconnue, résultat d’une pensée agissante : « Écrire de la musique est une confrontation permanente avec la sincérité d’un message acoustique ; pour la réaliser, notre esprit d’invention nous impose des cheminements sinueux, qui souvent font éclater l’institué dans la vie musicale 12. »


  1. Mauricio Kagel, Tam-Tam, édité par Jean-Jacques Nattiez, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 128.
  2. Mauricio Kagel, « Une panique créateur II », Musique en jeu, n°11, 1973, p. 58.
  3. Mauricio Kagel, « Hörbarkeit vom Seriellem », Musikalisches Nachtprogramm, WDR (West Deutsche Rundfunk), Cologne, 1960, texte tapuscrit non édité, Archives de la WDR à Cologne.
  4. Mauricio Kagel, Tam-Tam, op. cit., p. 76.
  5. Voir Matthias Rebstock, Komposition zwischen Musik und Theater, Das instrumentale Theater von Mauricio Kagel zwischen 1959 und 1965, vol. 6 coll. Sinefonia, Hofheim, Wolke Verlag, 2007, p. 336-337.
  6. Avant de penser à Cologne, Kagel avait déposé sans succès une demande de bourse pour rejoindre le Club d’Essai et l’équipe de Pierre Schaeffer en 1953 : Bjorn Heile, The music of Mauricio Kagel, Londres, Ashgate, 2006, p. 15-16.
  7.  Mauricio Kagel, op. cit., p. 99.
  8. Pierre Boulez, « entretien avec Zoltan Pesko », Musique en jeu, n° 14, 1974, p. 99.
  9. Le texte « Le théâtre instrumental » a été lu pour la première fois en France pour la création de Sonant/1960… en février 1961. L’expression « théâtre instrumental » aurait été employée pour la première fois par Heinz-Klaus Metzger pour qualifier une représentation de Music Walk de Cage en 1958 (en 1987, Kagel lui consacre une pièce intitulée : Ce-A-Ge-E). Cette notion fait l’objet d’une première communication de Kagel en novembre 1960 à la NorddeutscheRundfunk (NDR), à propos de la pièce Sonant, texte dont une version est éditée en allemand dans la revue Neue Musik en 1961. Mauricio Kagel, « Über das instrumentale Theater », dans Neue Musik, n° 3, 1961, p. 3-9, traduit en français dans « le théâtre instrumental », La musique et ses problèmes contemporains 1953-1963, trad. Antoine Goléa, coll. Cahiers de la compagnie Renaud Barrault, Paris, René Julliard, 1963, p. 285-299, repris dansTam-Tam,op. cit., p. 105-118.
  10. Georges Aperghis, « Entretien avec Philippe Albéra », dans Musiques en création, Genève, Contrechamps, 1997, p. 24.
  11. Mauricio Kagel, Tam-Tam, op. cit., p. 127.
  12. Mauricio Kagel, op. cit., p. 101.

© Ircam-Centre Pompidou, 2009

Bibliographie

  • Llorenz BARBER, Mauricio Kagel, Circulo de Bellas Artes de Madrid, éd., avec la collaboration de l’Instituto Aleman de Madrid, Col. : « Musicos de nuestro siglo », Madrid, 1987.
  • Björn HEILE, The Music of Mauricio Kagel, Ashgate, Burlington, VT, USA, 2006.
  • Mauricio Kagel : Dialoge, Monologe, Klüppelholz, éd., Cologne, DuMont Buchverlag, 1991.
  • Mauricio KAGEL, Tam-tam : Dialoge und Monologe zur Musik, R. Piper & Co. Verlag, München/Zürich, 1975, Christian Bourgois éditeur, 1983, pour la traduction française.
  • Mauricio KAGEL, Palimpsestos, Buenos Aires, Caja Negra, 2011.
  • Mauricio KAGEL, Parcours avec l’orchestre, L’Arche, Paris, 1993.
  • Mauricio KAGEL, Worte über Musik : Gespräche, Aufsätze, Reden, Hörspiele, Serie Musik, Piper München – Schott Maintz, novembre 1991.
  • Mauricio Kagel, ein Portrait, Frankfurt Feste’89, Alte Oper, Frankfurt, 1989.
  • « Mauricio Kagel » in Neue Zeitschrift für Musik, n° 6, novembre – décembre 2001.
  • Werner KLÜPPELHOLZ (éd.), LeseWelten. Mauricio Kagel und die Literatur, Sarrebruck, PFAU-Verlag, 2002.
  • Werner KLÜPPELHOLZ (sous la dir. de), Kagel… / 1991, DuMont Buchverlag Köln, 1991.
  • Werner KLÜPPELHOLZ, Mauricio Kagel 1970 – 1980, DuMont Buchverlag Köln, 1981.
  • Dieter SCHNEBEL, Mauricio Kagel : Musik - Theater - Film, Verlag M.Dumeont, Schauberg, Cologne, 1970.
  • Karl-Heinz ZARIUS, ‘Staatstheater’ von Mauricio Kagel : Grenze und Übergang, Universal Edition 26226, Wien, 1977.

Discographie, filmographie

  • Mauricio KAGEL, Metapiece ; Cuatro Piezas para Piano ; An Tasten ; Ein Stück Filmmusik für Klavier, Sabine Liebner : piano, dans « Mimetics », 1 cd Wergo, 2017, WER 73632.
  • Mauricio KAGEL, Trio I in drei Sätzen ; Trio II in einem Sätzen ; Trio III in zwei Sätzen, Trio Imàge, dans « Piano Trios I - III », 1 cd Avi-Music, 2014, 8553278.
  • Mauricio KAGEL, Das Konzert ; Phantasiestück ; Pan ; Phantasiestück, dans « Works For Flute », 1 cd Naxos, 2012, 8.572635.
  • Gastón SOLNICKI, süden, documentaire sur Mauricio Kagel, Andrea Kleinman : éditeur, Jason Candler : sound design, Diego Poleri, Gastón Solnicki : camera, Lorenzo Bombicci, Walter Rippel : producteur avec les interprètes : Ensamble Süden, Compañía Oblicua, Divertimento Ensemble et musiciens invités, 1 dvd Kairos, 2011, 0013172KAI.
  • Mauricio KAGEL, Ludwig van, comprenant aussi Rrrrrrr… : Ragtime-Waltz, Rondeña, Rosalie, Rossignols enrhumés, Râga ; Der Eid des Hippokrates ; Unguis incarnatus est ; MM 51, Alexandre Tharaud : piano, Herve Joulain : cor, Philippe Bernold : flûte, François Le Roux : baryton, chœur Rémusat, 1 Cd Aeon, avril 2003, n° AECD0311.
  • Mauricio KAGEL, Streichquartette I, II&III ; Pan, Arditti string quartet, Dietmar Wiesner, 1 Cd Montaigne Auvidis, coll. « Mauricio Kagel » n° 1, et « Arditti quartet edition 5 », MO 789004.
  • Mauricio KAGEL, Zwei Akte ; rrrrrrr… : 5 jazzstücke ; Blue’s blue, Mauricio Kagel, voix et trompette de verre, Michael Riessler, clarinettes et saxophones, Brigitte Sylvestre, harpe, Theodor Ross, guitare acoustique, Kristi Becker, piano, Geoffry Wharton, violon, 1 Cd Montaigne Auvidis / WDR, coll. « Mauricio Kagel » n° 2, 1995 (1e éd.1990), MO 782003.
  • Mauricio KAGEL, Finale ; …den 24 xii. 1931, Ensemble Modern, Roland Hermann, baryton, Mauricio Kagel, direction, 1 Cd Montaigne Auvidis / WDR, coll. « Mauricio Kagel » n° 3, 1992, n° MO 782009.
  • Mauricio KAGEL, Variété, Ensemble Modern, Mauricio Kagel, direction, 1 Cd Montaigne Auvidis / WDR, coll. « Mauricio Kagel » n° 4, 1995, n° MO 782013.
  • Mauricio KAGEL, Stücke der Windrose : Osten, Süden, Nordosten, Nordwesten, Südosten ; Phantasiestück, Govert Jurriaanse, flûte, Marja Bon, piano, Schönberg Ensemble, direction : Reinbert de Leeuw, 1 Cd Montaigne Auvidis / WDR, coll. « Mauricio Kagel » n° 5, 1994, n° MO 782017.
  • Mauricio KAGEL, An Tasten ; Unguis incarnatus est ; Klangwölfe ; Trio, Saschko Gawriloff, violon, Siegfried Palm, violoncelle, Bruno Canino, piano, 1 Cd Montaigne Auvidis / WDR, coll. « Mauricio Kagel » n° 6, 1995, n° MO 782043.
  • Mauricio KAGEL, Nah und Fern, Marcus Stockhausen, Marco Blaauw, Andreas Adam, Achim Gorsh, 1 Cd Montaigne Auvidis / WDR, coll. « Mauricio Kagel » n° 7, 1995, n° MO 782062.
  • Mauricio KAGEL, Sankt-Bach-Passion, Anne-Sofie von Otter, Hans-Peter Blochwitz, Roland Hermann, Peter Roggisch, Gerd Zacher, Mauricio Kagel, Limburger Domsingknaben, ndr-Chor Hamburg, Radio-Sinfonie-Orchester Stuttgart, Südfunk-Chor Stuttgart, 2 Cds Naïve, coll. Montaigne n° MO 782044 et MO 782157.
  • Mauricio KAGEL, Hétérophonie ; Improvisation ajoutée, Gerd Zacher, Michael Gielen, Radio-sinfonie-orchester Frankfurt, 1Cd Wergo n° wer 6645-2
  • Mauricio KAGEL, Vox Humana ? ; Finale; Fürst Igor, Stravinsky, Paul Méfano, B. Tetu, chœur de l’Orchestre National de Lyon, Ensemble 2E2M, 1 Cd Accord, coll. Una Corda , 2001 (Musidisc, 1991), n° 201262.
  • Mauricio KAGEL, Duodramen ; Szenario ; Liturgien, Margaret Chalker, soprano, Roland Hermann, baryton, Martyn Hill, ténor, Romain Bischoff, baryton, Wout Oosterkamp, basse, Gulbenkian Chorus, Lisbon, Saarbrüchen Radio Symphony Orchestra, Mauricio Kagel, 1 CD Naxos, SR, 2006.
  • Mauricio KAGEL, Alfred SCHNITTKE : Piano Trios, Liszt Trio Weimar, 1 Cd æon, 2006, n° AECD 0639.
  • Mauricio KAGEL, Œuvres pour orgue et pour orchestre militaire : Rrrr : 8 pièces pour orgue ; Der tribun - 10 marches pour manquer la victoire, Gerd Zacher, orgue, 1 Cd Aulos, 2005.
  • Mauricio KAGEL, Der tribun …nach einer Lektüre von Orwell, 1 Cd WERGO, coll. Ars Acustica, 1996, n° CD 6305-2.
  • Mauricio KAGEL, Exotica, Ensemble Modern, enregistré en public en juin 1992, 1 Cd Aulos, mai 2005.
  • Mauricio KAGEL, Idées fixes ; Opus 1.191, 1 Cd Col Legno, 1993, n° AU 31836.

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(liens vérifiés en janvier 2021).