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Entretien avec David Lescot. Le capharnaüm de la mémoire

par Jérémie Szpirglas

June 8, 2023


Vous êtes auteur et metteur en scène de théâtre, mais vous avez mis en scène un certain nombre d’ouvrages lyriques (y compris contemporains) et écrit deux comédies musicales : quelle formation musicale avez-vous et comment articulez-vous les deux pratiques ?

Je faisais de la musique avant de faire du théâtre, et j’ai toujours mêlé les deux dans mon travail. Je joue de la trompette et de la guitare, mais n’ai pas suivi de parcours académique. Mon premier professeur de trompette était passionné d’harmonie et m’y a initié, notamment l’harmonie jazz, qui est la musique que j’ai le plus pratiquée, même si je m’en détache un peu aujourd’hui.
Dans le cadre de l’écriture d’une comédie musicale, j’aime le fait d’écrire parole et musique, et j’ai une passion les compositeurs qui font les deux, à l’instar de Cole Porter dans le jazz ou Joni Mitchell, qui est inclassable. L’union organique auquel ils parviennent est pour moi un modèle, qui peut se transposer à d’autres styles musicaux.

Comment approchez-vous la mise en scène d’un opéra ?

Dans la plupart des ouvrages, la musique est plus riche d’enseignements que le livret : c’est là que se trouvent le sentiment et la profondeur, même lorsque les situations dramaturgiques peuvent paraître téléphonées. Écouter la musique permet de trouver des directions plus vraies et justes et j’essaie, dans la mesure du possible, d’épouser et prolonger son mouvement. De même, je demande toujours aux chanteurs de ne pas chanter les mots, mais l’émotion suggérée par la musique – ce qui se travaille évidemment en étroite collaboration avec les chefs. Ensuite, je considère les chanteurs comme des acteurs à part entière. Je ne veux pas distinguer les deux et, dans tous les cas, je cherche une vérité dans l’expression, une sincérité.

Connaissiez-vous Laborintus II avant cette production ?

Non, mais j’en avais entendu parler. Et j’ai eu la chance de jouer un jour, au pied levé, avec Bernard Lubat, qui l’a enregistré avec Berio, en compagnie de quelques autres personnalités actives dans le monde du jazz : Michel Portal, Jean-François Jenny-Clarke, Jean-Pierre Drouet, Christine Legrand…

Quelle a été votre réaction lorsque vous l’avez écoutée pour la première fois ?

Cela m’a confirmé qu’une œuvre qui a été moderne en son temps sera toujours moderne, d’une certaine manière. On sent véritablement que c’était inédit au moment de sa création, et cet aspect continue d’être inspirant. Ensuite, j’ai été frappé par la fragmentation du discours, qui passe sans prévenir d’un style à l’autre. Et puis l’écriture vocale, si belle, et dans laquelle on perçoit des influences très lointaines.
Le jazz, aussi, est très présent dans l’œuvre, ou du moins ce free jazz singulier que l’on expérimente durant les années 1960 : il y a deux batteries comme dans le disque manifeste d’Ornette Coleman, Free jazz, mais aussi du swing, qui se dégage du désordre instrumental. Enfin, les bandes magnétiques figurent comme un son du futur dans le passé : c’est très surprenant, notamment dans la confrontation avec le discours acoustique.

La lecture du texte réserve également quelques surprises…

Edoardo Sanguineti est réputé être un poète difficile, hermétique. Le texte existe indépendamment de l’œuvre musicale. J’y ai vu d’emblée une filiation avec la poésie encyclopédique de la Renaissance, comme celle de Pic de la Mirandole ou, plus tard, Guillaume Salluste Du Bartas. Notamment ces procédés de liste, comme un inventaire poétique, qui suggère une impossible exhaustivité.
Le texte est semé de sauts, stylistiques et temporels, des origines au contemporain. J’y vois une tentative de recréation du monde. L’œuvre a été commandée à Berio pour le 700e anniversaire de la naissance de Dante Alighieri, et le texte se présente sous la forme d’une récapitulation de tout ce qui s’est passé au cours de ces sept siècles. On y trouve deux thèmes principaux. Le thème central est celui de la Vita Nova : poème de la perte de l’être aimé, qui suggère que la seule manière de supporter le deuil est de transfigurer cet être aimé en figure quasi mystique – et le poème chante cette transformation dans le deuil. D’autre part, le thème de l’usure, qui renvoie sans doute à l’engagement politique de Sanguineti et Berio, dans une critique du capitalisme, de la dérive mercantiliste du monde.

Lors de la création de l’œuvre, et son premier enregistrement, c’est Sanguineti lui-même qui tenait la partie de récitant.

J’ai été frappé par sa manière de dire son texte : il n’y a là aucune interprétation, il se contente de dire les mots. C’est cet enregistrement que nous avons le plus écouté, avec Serge Maggiani, le comédien auquel j’ai pensé pour tenir le rôle du récitant.

Comment l’avez-vous choisi et comment avez-vous travaillé le texte avec lui ?

Il était important pour moi que le récitant soit de langue italienne. Il se trouve que j’avais déjà travaillé avec Serge, et il a accepté le défi, tout en sachant que la tâche ne serait pas facile : je veux en effet qu’il aille chercher plus loin que la simple sémantique, au-delà la simple diction du texte. Et pour lui, qui ne lit pas la musique, l’œuvre peut apparaître au départ comme une forêt obscure, où il faut apprendre à se repérer. Le texte s’inscrit dans la musique et la partition, qui est aussi un objet graphique très impressionnant en lui-même, m’a aidé à faire travailler Serge, notamment pour lui donner des repères dans cette vaste forêt sonore. Le texte lui-même a des aspects graphiques : il fait penser aux poèmes lettristes. À la manière d’une bande dessinée, cette mise en espace de la page donne des informations sur l’œuvre.

Luciano Berio laisse une grande liberté quant à la manière d’envisager la pièce. Comment aborder cette forme si particulière ?

Berio invite à utiliser ce qui est écrit comme un matériau – et, dans le même temps, l’œuvre est contraignante, notamment par la précision de sa notation… Même si certains passages, comme dans le jazz, semblent s’affranchir quelque peu de ces contraintes, on ne peut pas en faire abstraction.
Je n’aurais jamais pu plaquer dessus des idées préconçues. Je me suis donc attaché à ce qui, dans l’œuvre, est susceptible de déclencher un imaginaire, de convoquer des images, un dispositif… Mais ce que j’ai surtout perçu, de par la prédominance des thèmes du deuil, du chant de la perte des idéaux poétiques ou de l’être aimé, c’est que c’est une œuvre assez recueillie, une œuvre quasi rituelle – une petite cérémonie.
L’aspect « inventaire » du texte comme de la musique a fait surgir l’image d’un entrepôt, où on aurait entassé toutes les œuvres qu’on aurait lues, vues ou écoutées, au cours d’une vie. Une vision proche de celle de Saint Augustin, qui considérait la mémoire comme un vaste entrepôt mal rangé. De là est née la scénographie – avec le souvenir de certaines expositions, comme la Flamme Éternelle de Thomas Hirshhorn au Palais de Tokyo en 2014, qui figurait comme une bibliothèque d’après catastrophe, un Mad Max artistique et culturel – : quand la bibliothèque intime devient capharnaüm labyrinthique.
Dans cet entassement indescriptible de bandes magnétiques, de films, de livres, de disques, qui figure le labyrinthe de la mémoire du personnage incarné par le récitant, il y a un orchestre – qu’il écoute et avec lequel il dialogue. Comme si, claquant tout ce qu’il lui restait d’argent pour s’offrir une dernière folie, il avait fait venir ces musiciens chez lui, le temps d’un concert personnel.
J’imagine du reste une atmosphère un peu pirandellienne au début du spectacle, pour accompagner l’arrivée des musiciens.

Le spectacle commence avant le début de Laborintus II, avec des madrigaux de Gesualdo et Marenzio.

C’était une proposition de la direction d’Ars Nova, de Benoît Sitzia, et l’idée m’a d’emblée séduit. La musique de Berio, comme le texte de Sanguineti, comporte de nombreuses références à des œuvres antérieures. Ce choc des temporalités, dans un décor très contemporain, est donc bienvenu : on remonte le temps. Ne pouvons-nous pas d’ailleurs aujourd’hui écouter de la musique Renaissance dans une voiture traversant des paysages urbains ? J’aime ce choc des perceptions.
C’est donc effectivement le même spectacle. Laborintus II est une œuvre rhapsodique, qui coud des morceaux disparates entre eux, et j’ai le sentiment qu’elle invite à en coudre d’autres. D’autant que la vocalité des madrigaux infuse les lignes vocales de Berio. De même que le thème madrigaliste de la déploration trouve un écho dans le texte de Sanguineti.

Note de programme du concert du 8 juin 2023 dans la Grande Salle du Centre Georges Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou June 2023