György Kurtág (1926)

Kafka-Fragmente (1985 -1987)

pour soprano et violon
[Fragments de Kafka]

  • Informations générales
    • Date de composition : 1985 - 1987
    • Durée : 56 mn
    • Éditeur : Editio Musica, Budapest, nº Z. 13505
    • Opus : 24
    • Commande : Festival de Witten
    • Dédicace : à Marianne Stein
    • Livret (détail, auteur) :

      Sur des textes de Franz Kafka : Journal (Le Livre de Poche), Correspondance (Gallimard), Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin (Payot-Rivages) et Les cahiers in-octavo (Payot-Rivages).

Effectif détaillé
  • soprano solo, violon

Information sur la création

  • Date : 25 avril 1987
    Lieu :

    Allemagne, Witten, Wittener Tage für neue Kammermusik


    Interprètes :

    Adrienne Csengery : soprano, András Keller : violon.

Titres des parties

 

PARTIE I

  1. Die Guten gehen im gleichen Schritt… / Les bons vont du même pas...
  2. Wie ein Weg im Herbst / Comme un chemin en automne
  3. Verstecke / Cachettes
  4. Ruhelos / Sans répit
  5. Berceuse I
  6. Nimmermehr / Plus jamais (Excommunicatio)
  7. „Wenn er mich immer frägt“ / “A chaque fois qu'il me demande”
  8. Es zupfte mich jemand am Kleid / Quelqu'un m'a pris par le vêtement
  9. Die Weissnäherinnen / Les lingères
  10. Szene am Bashnhof / Scène dans la gare
  11. Sonntag, den 19. Juli 1910 / Dimanche 19 juillet 1910 (Berceuse II, hommage à Jéney)
  12. Meine Ohrmuschel… / Mon pavillon de l'oreille...
  13. Einmal brach ich mir das Bein / Un jour je me suis cassé la jambe (Chassidischer Tanz / Danse hassidique)
  14. Umpanzert / Cuirassé
  15. Zwei Spazerstöcke / Deux cannes (Authentisch-plagal / Authente-plagal)
  16. Keine Rückkehr / Pas de retour
  17. Stolz / Fier (1910/15. November, zehn Uhr / 15 novembre 1910, dix heures)
  18. Träumend hing die Blume / La Fleur pendait, rêveuse (Hommage à Schumann)
  19. Nichts dergleichen / Rien de tel

PARTIE II

  1. Der wahre Weg / Le vrai chemin (Hommage-message à Pierre Boulez)

PARTIE III

  1. Haben? Sein? / Être ? Avoir ?
  2. Der Coitus als Bestrafung / Le coït comme punition (Canticulum Mariae Magdalenae)
  3. Meine Festung / Ma forteresse
  4. Schmutzig bin ich, Milena… / Je suis sale, Milena...
  5. Elendes Leben / Misérable existence (Double)
  6. Der begrenzte Kreis / Le Cercle limité
  7. Ziel, Weg, Zögern / But, chemin, hésitation
  8. So fest / Aussi fermement
  9. Verstecke / Cachettes (Double)
  10. Penetrant Jüdisch / D'un judaïsme pénétrant
  11. Staunnend sahen wir das grosse Pferd / Etonnés, nous vîmes le grand cheval
  12. Szene in der Elektrischen / Scène dans le tramway [1910 : « Ich bat im Traum die Tänzerin Eduardowa, sie möchte doch den Csárdás noch einmal tanzen... » / 1910 : « En rêve, je demandai à la danseuse Eduardowa si elle pouvait danser encore une fois la Csárdás… »]

PARTIE IV

  1. Zu spät / Trop tard (22. Otober 1913 / 22 octobre 1913)
  2. Eine lange Geschichte / Une longue histoire
  3. In memoriam Robert Klein
  4. Aus einem alten Notizbuch / Extrait d'un vieux livre de notes
  5. Leoparden / Les Léopards
  6. In memoriam Joannis Pilinszky
  7. Wiederum, wiederum / De nouveau, de nouveau
  8. Es blendete uns die Mondnacht… / La pleine lune nous aveuglait... [...a porban kúszó kígyó-páros : Márta, meg én / …un couple de serpents : Márta et moi]

Note de programme

Cette œuvre est la plus longue que Kurtág ait composée qu'à ce jour. Il s'agit d'un cycle pour soprano et violon, sur des textes de Franz Kafka, tirés du journal ou des lettres de l'écrivain, ainsi que des Préparatifs de noce à la campagne. Un seul fragment, dû à Elias Canetti, fait exception. Il est dédié à la mémoire du grand poète hongrois, Janos Pilinszky, et n'est pas sans rappeler le quatrième des lieders sur des poèmes de celui-ci ; par son rvthme heurté, entrecoupé de silences, la musique représente la démarche hésitante et titubante d'un jeune enfant ; métaphore particulièrement frappante de l'impossibilité à raconter, voire de parler. Car ces fragments portent bien leur titre, quelques mots, tout au plus quelques phrases, pour créer des microcosmes dont la juxtaposition n'atteindra jamais le bonheur de la narration.

Pourtant, certaines pièces prennent des dimensions importantes, allant jusqu'à constituer de véritables scènes. Celle qui clôt la troisième partie de l'œuvre fournit le prétexte à un interlude plein d'humour. « Je priais en rêve la danseuse Eduardowa de bien vouloir danser encore une fois la csardas (...). La danseuse Eduardowa, fervente de musique, circule, en tramway comme partout, accompagnée de deux violonistes qu'elle fait jouer souvent (...). » Kurtág saisit l'occasion de cette anecdote – rapportée par Kafka à la suite d'une représentation des ballets russes à Prague en 1910 – pour caricaturer gentiment la musique tsigane (ou prétendue telle), avec son vibrato exagéré, et pour citer une valse de fanfare du compositeur roumain, Josif Ivanovici, qui connut un certain succès dans les salons de la fin du XIXe siècle. La partition fait également intervenir deux autres « personnages » cachés pour l'auditeur, et empruntés cette fois, à Robert Schumann : Eusebius et Florestan indiquent à l'interprète le caractère tour à tour placide ou fougueux de la musique. La théâtralité, généralement confinée aux gestes vocaux dans la plupart des œuvres de Kurtág, prend exceptionnellement la forme de la pantomime dans Ruhelos : la chanteuse doit « suivre les acrobaties et l'emportement du violoniste avec une tension croissante » jusqu'à prononcer l'unique mot de la pièce véritablement sans voix !

Mais les Kafla-Fragmente sont, avant tout, une œuvre intimiste, proche du ton de la confession. Dans la pièce intitulée Stolz : le texte évoque les souffrances de l'artiste, que Kurtág, travaillant lentement et avec une rare exigence, ne connaît que trop : « Je ne laisserai pas la fatigue s'emparer de moi. Je sauterai en plein dans ma nouvelle, et dussé-je en sautant me couper le visage » ; le compositeur commente avec humour : Promesse à Zoli Kocsis : il y aura un concerto pour piano (auquel Kurtág travaille depuis 1980). Le dernier fragment, avec son atmosphère onirique, est peut-être le plus remarquable. Des cris d'oiseaux à la lente reptation, la partie de violon et la ligne vocale témoignent d'une richesse d'invention inépuisable dans la figuration.

Le musicien est particulièrement attentif à l'intelligibilité du texte : jamais il ne le décompose en phonèmes ; jamais le sens n'est disséminé en sonorités consonantiques ou vocaliques goûtées pour elles-mêmes. La syntaxe, surtout, est traitée avec un réel respect, et donne naissance à des formes musicales toujours singulières. Lorsqu'une voyelle, exceptionnellement, s'arrache à cette architecture, c'est le texte du septième fragment qui le veut ainsi : « S'il a toujours des questions à me faire. » Le « ai » : détaché de la phrase, vola au loin comme une balle sur la prairie.

***

« Ce qu'il y a de fou chez Kafka, c'est que cet univers d'expérience, de tous le plus récent, lui ait été convoyé précisément par la tradition mystique. » (Walter Benjamin, Correspondance, II, 248)

Il y a incontestablement, dans les Kafka-Fragmente de György Kurtág, la présence d'une tradition juive, tant au niveau littéraire que musical : dans l'humour (mit Humor) d'une Danse hassidique – « Un jour je me suis cassé la jambe, ce fut la plus belle expérience de ma vie » (I. 13) —, dans le Judaïsme pénétrant de tel autre fragment – «Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » (III. 10) –, ou encore, peut-être, dans le melos sinueux de la dernière pièce : Es blendete uns die Mondnacht.

Pourtant, si cette tradition est présente, c'est dans un tout autre sens que, par exemple, dans le Moïse et Aaron de Schoenberg. Ici, la musique ne semble pas se heurter à l'interdit de l'image, à cet interdit de la représentation qui, pour Adorno, était « la clé des rapports entre musique et judaïcité ». Au contraire, comme le dit bien István Balázs, la musique de Kurtág serait plutôt hyperréaliste, voire hypermadrigaliste. Elle chercherait à peindre, à représenter à tout prix. Et si toutefois il s'avérait qu'elle dépasse le madrigalisme, qu'elle est au-delà, ce serait en quelque sorte en le ruinant de l'intérieur.

Car c'est sans doute cela, la beauté de l'écriture figurative de Kurtág : elle ne réunit pas la voix et l'instrument (le texte et la musique) dans la totalité d'un symbole, mais elle cherche, dans le déjà-là des madrigalismes, l'espace, l'espacement d'une césure. Entre les lignes, comme dans le premier fragment, Die Guten gehen im gleichen Schritt ; « les bons vont du même pas », et ils entraînent dans la suite de leur cortège, de leur théorie, cette figuration qui semble inévitable, déjà-là avant même que la musique commence : au violon, le balancement obstiné d'un do et d'un ré, le pas régulier d'une seconde majeure. Si la voix semble d'abord s'y soumettre (ben tenuto), c'est pour mieux s'en écarter, pour y superposer un pas différent (et cela, au moment même où elle dit : im gleichen Schritt, « du même pas »). Dès lors, dans la plus stricte adhérence au figuralisme, il n'y a plus d'unité possible : la voix, « sans rien savoir d'eux », danse au-dessus des pas obstinés, d'abord selon une métrique capricieuse (capriccioso), puis avec une régularité flottante (schwebend), en une mesure décalée qui ne tombe avec le temps que par hasard. Avec les « autres », elle danse « les danses du temps » : un temps disloqué, un time out of joint.

De Schoenberg à Kurtág, l'attrait pour la scène prend des formes radicalement différentes. Moïse et Aaron est une tentative interrompue, inachevée. Or Kurtág, quant à lui, prend cet inachèvement pour point de départ : il n'essaye pas d'écrire un opéra, mais plutôt, comme le dit si bien Adrienne Csengery, il « désécrit » sans cesse « l'opéra qui se trouvait en lui ».

La narration est devenue intenable (« Je ne peux... pas vraiment raconter », dit le texte de In memoriam Johannis Pilinszky), les phrases n'enchaînent pas les unes sur les autres. Non pas qu'il serait impossible d'arriver à l'opéra, mais au contraire, parce que l'on est déjà dedans : comme le disait Jean Starobinski, dans ces « scènes-éclairs » qui scandent le cycle des Kafka-Fragmente, « le je, le tu, le il sont déjà mis en scène ».

Kurtág, donc, choisit chez Kafka des fragments qui, le plus souvent, se réduisent à une ou deux phrases. Et il guette ce qui, dans la phrase, pourrait bien se détacher, tomber comme un fragment de fragment, une ruine. Il ne brusque rien : il ne provoque pas l'éclatement du texte en phonèmes, et surtout pas, comme on a pu le dire de tant d'œuvres vocales contemporaines, pour reconstituer une hypothétique « unité antérieure au langage ». Non : il guette, il attend, à l'affût, à l'écoute, que ça se brise ; c'est dans la septième pièce : « "Wenn er mich immer frägt". Le ä, séparé de la phrase, s'en allait comme une balle sur un pré. »

Ces césures, ces déchirures qui naissent de la fidelité littérale au texte, on les retrouverait dans la plupart des fragments ouvertement figuratifs : dans les dernières mesures de Das wahre Weg (« le vrai chemin passe sur une corde »), où le délicat travail d'équilibriste s'interrompt en une « quasi-cadence » de la voix seule ; à la fin du dernier fragment aussi (Es blendete uns die Mondnacht), où la voix renonce peu à peu à suivre de ses vocalises les reptations sinueuses du violon (voce bianca).

Et c'est aussi cela que met en scène cette étonnante « pantomime » : Ruhelos. Avec violence cette fois : le violon est si parfaitement sans répit (ruhelos) que la chanteuse ne peut le suivre ; senza voce, elle ne peut que le regarder achever la figuration du mot unique qui compose le texte. De même dans Nichts dergleichen ; ici aussi, c'est un mot unique (l'orthographe de la partie vocale est « nichts-der-glei-chen ») qui, à force d'être répété de toutes les manières possibles (en montant, en descendant), est traversé de silences, de césures, de syncopes : « jusqu'à ce que la voix fasse totalement défaut », jusqu'à ce que « les lèvres bougent de plus en plus vite, sans produire de son ».

Nichts dergleichen : rien de tel, rien de semblable. Peut-être pourrait-on entendre aussi dans ce titre la scène que Kurtág, sans vraiment le dire, tenterait chaque fois de faire au principe de l'imitation. Scène impossible, toujours à reprendre, car le texte et la musique ne cessent de se faire écho : jamais vraiment semblables, ni vraiment autres. Aussi le dernier fragment (Es blendete uns die Mondnacht) a-t-il une allure d'interminable épode (Abgesang) ; les madrigalismes baroques n'en finissent pas de se répercuter, du violon à la voix, de la voix au violon : la lune (quasi eco), les oiseaux, le bourdonnement des champs (eco), le couple de serpents (quasi accompagnando)... Et puisqu'il y a toujours de l'écho qui se reforme, il faut que l'un des deux renonce. Par exemple la voix.

Peter Szendy