Le mot « projection » doit s’entendre dans la définition philosophique qu’en donne Jean-Paul Sartre : « l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. » Elle marque d’emblée la distance et la priorité qui séparent l’original de sa projection. Elle suggère également l’autonomie avec laquelle la projection impose son être, par une sorte d’arrachement à l’original. Ces idées sont appliquées ici au matériau musical. Les motifs principaux d’Astral/Chromoprojection sont caractérisés par un ensemble de traits reconnaissables et par une plasticité susceptible de multiples métamorphoses, à l’image, si l’on veut, d’une sorte de phénotype* d’organisme vivant.
Comme dans ma pièce précédente, Hexagonal pulsar (2006-2007), bon nombre d’idées musicales sont inspirées par l’astronomie : le rayonnement des pulsars engendre un travail sur la pulsation rythmique ; la métaphore des trous noirs suggère une réflexion sur le temps musical et les échelles paradoxales, la spatialisation est conçue comme une sorte de constellation imaginaire.
Pour clarifier l’intention musicale, j’ai divisé la pièce en deux parties. La première pour percussion seule et dispositif électronique s’appuie sur la matière première décrite ci-dessus au sein d’un même monde où fusionnent l’instrumental et ses transformations en temps réel. Grâce au suivi de partition et au contrôle de la synthèse sonore, le percussionniste « dirige » réellement la partie électronique tant sur le plan de son contenu que sur le plan de son déroulement. Vient ensuite une transition purement électronique. Dans la seconde partie, pour percussion solo et ensemble instrumental sans électronique, certaines de ces transformations font l’objet d’une transcription acoustique par l’ensemble instrumental. Grâce aux technologies développées récemment à l’Ircam pour l’aide à l’orchestration – logiciel Orchidée développé par Grégoire Carpentier – l’ensemble instrumental « traduit », de manière plus ou moins fidèle suivant les contraintes que le compositeur se donne, des sonorités venues de l’électronique. Après leur rémanence presque littérale, ces transcriptions se développent selon un processus autonome jusqu’à défigurer complètement les profils initiaux.
La forme musicale ne recouvre pas exactement cette division en deux parties. En réalité, la progression générale qui part du début s’étend jusqu’au point culminant placé au milieu de la seconde partie. Mais cette ligne droite est perturbée par un mouvement spiralé fait d’allers et retours perpétuels. La progression est sans cesse contrariée par son mouvement contraire et se perd précisément au point culminant de la seconde partie par l’insertion de « flash-back ».
Tout comme Messiaen faisant un lien entre sonorités des accords et visions colorées, l’orchestration agit dans cette pièce comme un projecteur de couleurs sonores frappantes. Suivant un parcours spiralé qui doit aussi aux conceptions du temps de Gérard Grisey, les couleurs se désincarnent progressivement, leur rayonnement pâlit pour s’abîmer vers la fin dans le bruit blanc et le silence. La pièce est enfin un hommage rendu au compositeur japonais Joji Yuasa pour ses réflexions sur l’interactivité entre musique instrumentale et musique électronique depuis les années soixante-dix.
Je tiens à remercier Éric Daubresse, Yan Maresz, l’équipe de la pédagogie, l’équipe de la production ainsi que Grégoire Carpentier, Serge Lemouton et Arshia Cont pour leur aide précieuse dans la réalisation de la partie informatique. Je remercie également le soliste Gilles Durot pour son étroite collaboration. C’est grâce à la qualité de son investissement que cette pièce a pu voir le jour.
* Le phénotype est l’ensemble des traits observables (caractères anatomiques, morphologiques, moléculaires, physiologiques, éthologiques) caractérisant un être vivant donné (par exemple : couleur des yeux, des cheveux, phénylcétonurie…).
Kenji Sakai, programme de la création, le 10 octobre 2009.