A la lecture des textes d’Antonin Artaud datant des années d’internement, lectures corroborées par les diverses biographies aujourd’hui accessibles, on peut être étonné par l’incroyable résistance physique de celui qui s’est vu administrer, de juin 1943 à décembre 1944, pas moins de 51 électro-chocs, une « thérapie » alors en vogue. Simultanément, et le célèbre autoportrait de 1946 l’imprime de manière bouleversante dans le regard d’alors et d’aujourd’hui, se montre la déchéance du corps supplicié, vieilli, labouré.
En regard de cette résistance physique et l’étayant, c’est de la résistance de la pensée qu’émane la construction d’un univers fort et cohérent, univers n’excluant nullement une lecture mythique de la réalité vécue.
Chez Artaud, la pensée résiste parce qu’elle fabrique quelque chose, quelque chose d’excentré, de fou : le mot est lancé. Folie, certes, à condition d’en exclure la dimension pathologique. La folie d’Artaud ne s’oppose pas à la raison, mais seulement à la norme, au consensus.
Le danger est précisément d’user de la folie comme règle de lecture : rien de tel pour incarcérer à nouveau Artaud dans des schémas hâtifs, où le délire poétique débridé efface l’essentiel : la cohérence d’une pensée puisant ses racines dans une absorption consciente d’archétypes fondamentaux, une vision du monde que lui permettaient de précieux outils intellectuels, dont la langue héllenique, apprise au collège, et qui transpercera plus tard l’écorce rugueuse des glossolalies.
C’est la cohérence et l’extrême rigueur rencontrées chez Artaud qui m’ont conduit à élaborer A : une composition effaçant autant que possible toute contradiction entre l’œuvre d’Artaud et le type de travail auquel j’ai habitué mes ennemis.
J’ai pris le parti d’encadrer la présence textuelle d’Artaud de trois autres auteurs : Carlo Michelstaedter, Ovide, Friedrich Nietzsche lancent, par leur proximité ou leur éloignement, diverses passerelles qui vont de la citation presque littérale à la connivence la plus feutrée.
Un grand nombre de symboles, certains fortement proéminents, d’autres plus souterrains, diluent la présence d’Artaud à travers toutes les strates de la composition ; on se souviendra des Six filles de cœur à naître lorsque le chœur de six sopranos montera sur scène, on n’aura pas oublié la richesse vocale d’Artaud disant un texte simultanément chanté tour à tour par un des chœurs, une voix soliste, un récitant.
La présence visuelle se limitera aux seuls musiciens sur scène ; pas de décor, pas de mouvement de corps : Artaud est avant tout une voix. A la fin extrême de l’œuvre, les lignes compositionnelles convergent vers un point nodal concentrant tout ce que ma composition veut signifier, par une citation de la Passion selon Saint Matthieu de Bach : Was hat er denn übels getan ? - Mais quel mal a-t-il fait ? Si l’œuvre a besoin des béquilles d’un sous-titre, ce serait celui de Passion profane.
Brice Pauset, programme du Festival d'automne à Paris, 1999.