Systema naturĂŠ est un cycle de quatre piĂšces dâune vingtaine de minutes chacune, composĂ©es pour des effectifs instrumentaux variĂ©s et des dispositifs dâinstruments Ă©lectromĂ©caniques organisĂ©s spatialement et contrĂŽlĂ©s par ordinateur.
Un instrumentarium électromécanique...
LâidĂ©e principale Ă lâorigine des dispositifs Ă©lectromĂ©caniques est de crĂ©er des « orchestres rĂ©siduels », câest-Ă -dire un ensemble dâinstruments fabriquĂ©s Ă partir de rebus et dâobjets recyclĂ©s (qui deviennent des corps sonnants). Les orchestres rĂ©siduels relĂšvent de deux univers, puisque ce sont des objets du quotidien dotĂ©s dâun mĂ©canisme de contrĂŽle et quâils offrent en mĂȘme temps un comportement acoustique similaire Ă celui des instruments de musique. LâĂ©quilibre qui fonde la composition de Systema naturĂŠ est donc, dâune part, de crĂ©er et dâexplorer ce juste milieu oĂč les objets mĂ©canisĂ©s susceptibles dâĂȘtre maĂźtrisĂ©s musicalement â certes de maniĂšre basique (en crĂ©ant des Ă©vĂ©nements, en explorant leurs spectres, en organisant leurs dynamiques) â et, dâautre part, de traiter les instruments de musique « comme des objets sonores », en ayant recours Ă des modes de jeu Ă©tendus. En guise dâexemple, le trio Ă cordes et la guitare sont prĂ©parĂ©s Ă lâaide de boules de patafix collĂ©es sur les cordes, afin de gĂ©nĂ©rer un spectre inharmonique, tandis que les instruments Ă vent ont largement recours aux sons multiphoniques et percussifs. Pour ĂȘtre rĂ©ussie, lâintĂ©gration sonore des objets et des instruments doit sâappuyer sur une analyse complĂšte des Ă©chantillons sonores des corps sonnants aussi bien que des instruments, afin que lâinformation acoustique soit stockĂ©e et utilisĂ©e de maniĂšre homogĂšne et indiscriminĂ©e au cours de la composition. GrĂące Ă ce genre dâinfrastructure technologique, il a Ă©tĂ© possible dâexploiter une vaste palette de techniques algorithmiques « classiques » de composition (automates cellulaires, canons, sonifications de donnĂ©es...). De mĂȘme, une classification des objets dâun point de vue ethnomusicologique a Ă©tĂ© utile pour mĂ©nager un territoire conceptuel commun avec les instruments acoustiques.
Les orchestres rĂ©siduels sont destinĂ©s Ă interroger le concept dâinstrument en le rĂ©duisant Ă sa plus simple expression. En incluant les instruments Ă©lectroniques et de musique numĂ©rique, il est possible dâĂ©laborer une dĂ©finition minimale, selon laquelle un instrument de musique est un appareil capable de produire du son en rĂ©ponse Ă une certaine quantitĂ© dâĂ©nergie. Trois Ă©lĂ©ments semblent pertinents Ă cet Ă©gard : le corps physique, la source dâĂ©nergie et lâinterface de contrĂŽle qui permet de rĂ©gler (plus ou moins finement) ladite source dâĂ©nergie, afin de sâassurer dâune rĂ©action appropriĂ©e du corps physique. Dans les orchestres rĂ©siduels, les corps physiques sont conçus et assemblĂ©s selon trois grands principes, inspirĂ©s de lâingĂ©nierie durable, en lâoccurrence la refabrication, la modulabilitĂ© et la flexibilitĂ©.
Nombreuses sont les pratiques qui cultivent traditionnellement de par le monde une approche spĂ©cifique de « refabrication » des objets pour mieux façonner et refaçonner le statut sĂ©miotique dâun matĂ©riau culturel. La modulabilitĂ© se rapporte Ă la matiĂšre mĂȘme du corps sonnant : celui-ci Ă©tant intrinsĂšquement simple et peu coĂ»teux, il peut ĂȘtre « fabriquĂ© dans le temps de sa conception », dans un esprit dâimprovisation, Ă partir de matĂ©riaux accessibles immĂ©diatement. En consĂ©quence, leur nature est « modulable » : les corps sonnants et leurs diffĂ©rents Ă©lĂ©ments constitutifs peuvent ĂȘtre remplacĂ©s facilement et sans effort. Les corps sonnants restent donc pour la plupart ouverts, câest-Ă -dire propices Ă la manipulation. La flexibilitĂ© sâentend ici comme la possibilitĂ© de modifier les orchestres rĂ©siduels afin de les adapter Ă des besoins spĂ©cifiques : une performance peut par exemple exiger de sâadapter Ă la prĂ©sence de microphones pour amplifier les corps sonnants.
Dans le contexte des orchestres rĂ©siduels, lâinformatique physique permet de contrĂŽler le comportement de lâinstrument. Lâinformatique physique implĂ©mente Ă©galement le principe de flexibilitĂ© dans la relation Ă la gestion de lâinformation et Ă la manipulation symbolique, puisque la force principale de lâordinateur est dâassurer non seulement la programmation, mais aussi la reprogrammation. En bref, au moyen du contrĂŽle informatique, les orchestres rĂ©siduels permettent de crĂ©er une « musique acoustique informatisĂ©e ». Systema naturĂŠ sâappuie entiĂšrement sur des orchestres rĂ©siduels variĂ©s, qui fournissent une corrĂ©lation pertinente avec le geste esthĂ©tique fondateur du cycle, câest-Ă -dire la nature en tant que catalogue dâentitĂ©s hĂ©tĂ©rogĂšnes (et bien souvent bizarres). Lâinstrumentation prĂ©parĂ©e pour Systema naturĂŠ doit Ă ce titre respecter trois contraintes complexes : fabrication et maintenance peu coĂ»teuses (les budgets techniques sont souvent limitĂ©s et exigent fondamentalement une approche DIY, « Do It Yourself »), transportabilitĂ© (les dispositifs doivent ĂȘtre aisĂ©ment et rapidement montables et dĂ©montables, et le matĂ©riel ne doit pas ĂȘtre trop encombrant pour voyager sans problĂšme, et sans avoir besoin de louer du matĂ©riel supplĂ©mentaire sur le lieu du concert), rĂ©activitĂ© temporelle (bien que dâun comportement acoustique simple, la rĂ©action sonore des instruments Ă©lectromĂ©caniques Ă lâĂ©nergie appliquĂ©e doit ĂȘtre rĂ©glable, reproductible et immĂ©diate afin de produire des organisations rythmiques complexes).
Suivant le systÚme taxonomique classique mis au point par les musicologues Erich von Hornbostel et Curt Sachs en 1914, nous avons élaboré une nouvelle taxonomie adaptée aux instruments électromécaniques, qui tient compte du mode de contrÎle de leurs comportements, de leurs technologies de contrÎle, de leurs capacités à produire des hauteurs, et de leurs utilisations dans le cycle Systema naturÊ. Nous avons ainsi distingué quatre familles.
1. Les idiophones
Ce sont des objets qui produisent du son avec leurs corps tout entier. Dans Regnum lapideum, sont utilisĂ©s :âš
âą des Coni : un ensemble de 8 haut-parleurs posĂ©s Ă terre et surmontĂ©s chacun dâun objet (boĂźtes en mĂ©tal, tubes de PVC...). Les haut-parleurs produisent des impulsions sonores qui font trembler ou rĂ©sonner les objets posĂ©s dessus.
âą des Cimbali : des instruments « rĂ©cupĂ©rĂ©s » dans lesquels un maillet de plastique vient en tournant taper une plaque de mĂ©tal.âš
âą des Sistri : crĂ©celles constituĂ©es dâun fouet tournant Ă lâintĂ©rieur dâune boĂźte en mĂ©tal, grattant les divers Ă©lĂ©ments qui y sont contenus (boutons, graines, riz...).
âą des Toli : une barre de mĂ©tal vissĂ©e dans une boĂźte en mĂ©tal. En tapant la barre, la boĂźte rĂ©sonne, le son ayant donc les composantes spectrales de la barre et de la boĂźte. Câest une roue en Lego qui, en tournant sur un axe motorisĂ©, tape sur la barre.âš
2. Les aérophones
Des instruments à vent activés par des sÚche-cheveux contrÎlables, dont on a retiré la résistance, ou des ventilateurs. Dans Regnum lapideum, sont utilisés :
âą un Anciolio : accordĂ©on Ă anche, accommodĂ© dans une boĂźte en mĂ©tal, sur lequel un ventilateur dâordinateur gĂšre le flux dâair.âš
âą des Eolios : un sĂšche-cheveux souffle dans une flĂ»te de pan en PVC, produisant des sons Ă©oliens haut perchĂ©s, dont la hauteur dĂ©pend Ă la fois de la longueur du tuyau et de la quantitĂ© dâair fournie.
âą un Cocacola : une bouteille de Coca-Cola, utilisĂ©e comme une flĂ»te, produit une hauteur de son dĂ©terminĂ©e.âš
3. Les cordophones
Le seul instrument de cette famille est le Cetro, une cithare automatique inspirĂ©e du cymbalum, dont chaque corde est pincĂ©e par un plectre rotatif montĂ© sur un petit moteur 12V. Il fait partie de lâorchestre rĂ©siduel de Regnum lapideum.
4. Les Ă©lectrophones
Ce sont des instruments dont la production sonore est strictement Ă©lectronique, comme des tourne-disques auto-amplifiĂ©s ou un radio-rĂ©veil destinĂ© Ă produire des sons particuliers (comme du bruit blanc). Aucun Ă©lectrophone nâest utilisĂ© dans Regnum lapideum.
Pratiques de composition partagées
La composition musicale, du moins sâagissant des pratiques classiques occidentales, est typiquement une activitĂ© solitaire. Systema naturĂŠ, en revanche, est le produit dâun effort commun, avec une rĂ©partition minimale du travail entre les deux auteurs. Cela inclut la conception des instruments Ă©lectromĂ©caniques, la composition algorithmique, la gĂ©nĂ©ration automatisĂ©e dâune notation, le contrĂŽle en temps rĂ©el des corps sonnants et leur synchronisation avec lâensemble acoustique au cours de la performance. Ces divers aspects doivent ĂȘtre intĂ©grĂ©s Ă un flux de travail unique, nĂ©cessairement partagĂ© entre les deux crĂ©ateurs, et exigent donc de dĂ©finir prĂ©cisĂ©ment des protocoles de communication pour partager donnĂ©es et procĂ©dures. La tĂąche est encore compliquĂ©e par le fait que les deux auteurs vivent dans deux pays diffĂ©rents et quâune grande partie du travail a dĂ» se faire Ă distance, via Internet (Ă lâaide de GitHub et de services de partage de fichier ou de Voix sur IP) : dans le cas de Regnum lapideum, les auteurs nâont mĂȘme pas eu lâoccasion de se rencontrer en chair et en os. Le travail Ă©tait en outre particuliĂšrement complexe, puisquâil supposait de se livrer Ă des expĂ©riences avec des objets physiques (les corps sonnants) pour explorer leurs propriĂ©tĂ©s et comportements. Finalement, bien que partageant la mĂȘme approche de la composition algorithmique, les auteurs ont jetĂ© leur dĂ©volu sur des paradigmes logiciels et langages informatiques diffĂ©rents (Mauro Lanza a choisi la programmation fonctionnelle grĂące Ă Lisp via Open Music, et Andrea Valle une programmation par objets via SuperCollider).
De lĂ , le travail de composition peut ĂȘtre dĂ©composĂ© en trois Ă©tapes : le design architectural, lâordonnancement sonore et la conception de la performance.