« Je suis né à Trenton, New Jersey, en face d'une boutique bruyante qui vendait des machines ; ce qui, probablement, apportera (mais sans aucune caution scientifique) de l'eau au moulin de ceux qui soutiennent qu'il existe quelque chose comme l'imprégnation prénatale. »

Ainsi George Antheil, qui se surnomme le mauvais garçon de la musique, commence-t-il son autobiographie. Car si, à ce moment, en 1945, alors qu'il rédige ses mémoires qui deviendront un bestseller, il a depuis longtemps renié ses débuts de compositeur « ultra-moderne », et fait fortune en écrivant force musiques néo-romantiques pour l'industrie du film à Hollywood, il sait bien que son nom restera avant tout comme celui de l'auteur du Ballet mécanique, et que sa réussite au sein de l'establishment le plus conservateur de la musique américaine, ne fera jamais oublier l'heure glorieuse du scandale de ses Airplane Sonata, ou autres Mechanisms, sur la scène du Théâtre des Champs Elysées à Paris en 1923.

Né le 8 juillet 1900, dans une famille modeste, d'un père cordonnier d'origine allemande, George Antheil a étudié la composition à New York avec Ernest Bloch, et le piano, à Philadelphie, avec un des élèves de Franz Liszt, Constantin von Sternberg. Ce dernier l'introduisit auprès de la mécène Mary Louise Curtis Bok, fondatrice du Curtis Institute de Philadelphie, qui lui versera une pension pendant dix-neuf ans, lui permettant de se consacrer à la composition. A ce moment, en 1921, il a écrit, outre quelques mélodies, une Première Symphonie « Zingareska », qui intéresse Pierre Monteux pour le Symphonique de Boston, mais qu'il préfère, avec l'aide du Curtis Institute, présenter à son idole, Leopold Stokowsky, à la tête du Philadelphia Orchestra.

Toute la personnalité d'Antheil est dans ce retournement : à la dernière minute, une histoire d'amour avec une jeune allemande que ses parents éloignent en l'envoyant en Europe ; et un rêve prémonitoire où il entend une musique qui lui semble être celle de l'avenir, de son avenir, lui font interrompre cette carrière américaine qui débutait sous les meilleurs auspices. Il décide de partir à la recherche de sa maîtresse, et comment mieux voyager à travers l'Europe que comme concertiste ? Apprenant alors que le célèbre agent Martin Hanson est à la veille d'un départ pour l'Europe, il tente de se faire engager par lui. « Je revins immédiatement à Trenton, chez mes parents. J'achetais deux énormes aquariums. Je les remplissais d'eau et les plaçais de chaque côté de mon tabouret de piano sur des tables basses. Puis je travaillais pendant un mois entier, seize à vingt heures par jour. Quand une de mes mains enflait ou saignait, je la mettais simplement dans un des aquariums rempli d'eau. Ainsi j'acquis une technique qui, un mois plus tard, renversa Hanson. » (George Antheil : Bad Boy of Music)

En même temps il entreprend de noter les harmonies qu'il a entendues dans son rêve. « Je m'assis à mon piano et les jouais, encore et encore. Puis, agrippant un morceau de papier à musique, je notais comme dans une écriture automatique, toute une sonate pour piano, très virtuose, l'Airplane Sonata. Je l'appelais ainsi symboliquement, l'avion me semblant le plus représentatif de ce futur où je souhaitais m'enfuir. Peu de temps après je la jouais en Europe, et elle fut à l'origine d'une série de sonates similaires, peut-être encore plus proches du « rêve » : la Sonate Sauvage, Mort des Machines, et les Mécanismes. »

Cette année 1922, Hanson l'accompagne dans une tournée à Londres, puis Donaueschingen où le Prince de Fürstemberg crée le fameux festival de musique moderne, enfin Berlin où il devient le compagnon de Stravinsky, son modèle en fait de musique « mécanique ». Il n'est plus en quête de son aimée, car il a rencontré une jeune hongroise, Boski, qui deviendra sa femme. Mais les sonates qu'il a écrites pour retrouver la précédente amie, le font connaître comme artiste d'avant-garde. Stuckenschmidt, le futur biographe de Schoenberg, rencontré à Donaueschingen, écrit dans une revue berlinoise que toute la musique allemande s'efface devant celle de George Antheil. La prestigieuse Philharmonie de Berlin crée sa Symphonie sous la direction de Schultz von Dornberg.

Il connaît un tel succès de scandale lors de ses concerts, qu'il focalise sur lui la xénophobie des mouvements d'extrême-droite, lesquels menacent de faire sauter les salles où il joue. Il se fait tailler un petit holster en soie pour y glisser un 36 Automatique sous sa jaquette de concertiste, arme qu'il pose négligemment sur le couvercle du piano, s'assurant ainsi le respect de l'auditoire. Il joue toujours Chopin, Mozart et Beethoven, mais ne manque pas de poursuivre ses récitals par Stravinsky, Schoenberg, Milhaud, Auric, Honegger, Ornstein, et de les achever par ses propres sonates.

Précédé par cette rumeur de scandale, il arrive à Paris le 13 juin 1923, et va le soir même assister à la création de Pulcinella, et à la reprise des Noces, au Théâtre des Champs Elysées. Le lendemain, il accompagne Stravinsky Salle Pleyel où ce dernier enregistre Les Noces sur un pianola. Toute la production parisienne de Antheil sera sous le signe de cette musique, les rythmes et l'orchestration des Noces (pianos et percussions) se retrouvant dans son Ballet mécanique tout comme sa Première Sonate pour violon et piano. Puis il reniera son « ultra-modernisme », optant pour un néo-classicisme lui aussi démarqué de la volte-face esthétique de Stravinsky.

En attendant, Antheil s'installe au 12 rue de l'Odéon, au-dessus de la librairie Shakespeare et Co tenue par Sylvia Beach qui le présentera à toute l'intelligentsia anglo-saxonne de Paris. Ainsi devint-il l'incarnation de l'avant-garde musicale pour ses amis Ernest Hemingway, James Joyce, Ford Maddox Ford, T.S. Eliot, Wyndham Lewis, et surtout pour Ezra Pound. Ce dernier, fier de son flair pour détecter les génies, en fera le hérault d'une musique « froide, glacée, anti-romantique, non-expressive ».

Ezra Pound lui demande quelques textes théoriques pour expliquer son art, George lui montre un manifeste écrit à Berlin où il dit que la mélodie n'existe pas, que l'harmonie n'est guère que le résultat de ce qui précède et de ce qui suit, que seul le rythme permet le développement. Ezra Pound s'empare de ce texte, et en fait un livre, George Antheil et le Traité d'Harmonie, puis lui commande, de toute urgence, plusieurs sonates pour violon afin d'organiser un concert de ses œuvres pour sa maîtresse, la violonniste Olga Rudge. « A ce concert, m'assura-t-il, je ferais venir tous ceux qui comptent à Paris. Et pour me prouver sa capacité à mobiliser le Tout-Paris, il m'emmena aussitôt chez un de ses amis, Jean Cocteau, également « spécialiste en génies ». »

Antheil commence immédiatement la Première Sonate, mais l'interrompt à la fin du premier mouvement quand il constate la trop grande influence des Noces ou de l'Histoire du Soldat sur son travail. Pour rompre avec ces réminiscences, il vend une toile de Picasso, et part en Tunisie avec Boski. Là il rencontre le Baron d'Erlanger, richissime musicologue qui entretient dans son palais un orchestre de musiciens arabe afin de conserver la mémoire de cette musique de tradition orale. Antheil, à nouveau désargenté, travaille quelque temps à noter leurs mélodies pour la collection de son hôte. Puis il rentre à Paris, et achève sa commande dans un tout autre esprit. Le final, barbare, de la Première Sonate, rompt avec Stravinsky, des silences y creusent, inexorablement, l'ostinato rythmique. Là se fait jour ce qui sera sa technique de composition pour les années à venir : la juxtaposition de sections mélodiques, de blocs harmoniques, ou de formules rythmiques, répétés, projetés dans le temps à la manière de formes sur la toile d'un peintre abstrait. Peu de développements au sens traditionnel, mais une évolution dans la mise en perspective de ces différentes composantes, leur déformation progressive, comme s'il s'agissait de modèles représentés sur une toile cubiste. A la sauvagerie de la Première Sonate succède le dialogue, joyeux et bruyant, du violon de la Seconde Sonate, qui symbolise le passé, opposé au piano qui représente l'avenir. Si la Première Sonate évoquait Stravinsky, celle-ci, composée immédiatement après le voyage en Tunisie qui a fait découvrir à Antheil la richesse de la musique traditionnelle, laisse entendre des thèmes populaires, des rythmes de danses, lesquels lui donnent ce parfum authentiquement (et paradoxalement) américain des œuvres de Charles Ives (que bien sûr, George Antheil, comme tous, ignorait alors).

Le concert avec Olga Rudge était prévu pour le mois de novembre 1923, Salle Pleyel, mais un événement va rendre inutile l'entregent d'Ezra Pound qui veut assurer le succès de sa maîtresse autant que de son poulain. En une soirée, le 4 octobre 1923, George Antheil devient la coqueluche du Paris des créateurs. « [Je jouais] mon petit groupe de pièces pour piano, les Mécanismes, l'Airplane Sonata, la Sonate sauvage, en prélude à la soirée d'ouverture des célèbres Ballets Suédois que Rolf de Mare présentait à Paris pour la première fois. Le théâtre, le fameux Théâtre des Champs Elysées, était bondé par toutes les célébrités du moment, parmi lesquelles Picasso, Stravinsky, Auric, Milhaud, James Joyce, Erik Satie, Man Ray, Diaghileff, Miró, Arthur Rubinstein, et un nombre incalculable d'autres. Ils n'étaient pas venus pour moi, mais pour l'ouverture de la saison des ballets. Mon piano fut roulé au devant de la scène, devant le gigantesque rideau cubiste de Léger, et je commençais à jouer. L'émeute commença immédiatement. Je me souviens de Man Ray boxant le nez de son voisin au premier rang. Marcel Duchamp discutait bruyamment avec un autre au second rang. Dans une loge, Erik Satie s'écriait « Quelle précision ! quelle précision ! Bravo ! bravo ! », et applaudissait de ses petites mains gantées. Un projecteur tourné vers la salle par quelque farceur, frappa Joyce en pleine figure, blessant ses yeux sensibles. Un grand costaud de poète vint dans une des loges et hurla « vous êtes tous des porcs ! » A ce moment ceux des balcons prirent leurs sièges et les précipitèrent sur le public de l'orchestre, la police entra, et nombre de Surréalistes qui aimaient ma musique, boxant tous ceux qui s'y opposaient, furent arrêtés. Je finis mes Mécanismes aussi calme qu'un concombre. Paris n'avait pas connu d'aussi bon moment depuis la création du Sacre du Printemps. Depuis ce 4 octobre 1923, tout le monde à Paris sut qui j'étais. »

Dans la foulée de ce scandale (qui d'ailleurs rappelle moins celui de la création du Sacre, que le scandale du Concert Futuriste, au Théâtre des Champs Elysées en 1922, quand on découvrit les bruiteurs de Luigi Russolo), George Antheil créa ses deux sonates pour violon avec un grand succès (son tourneur de pages, et percussioniste amateur, était Ezra Pound). Lui et Olga Rudge, les jouèrent en concert à travers toute l'Europe pendant plusieurs années.

Par la suite, pour la plus grande confusion de son catalogue, il écrivit encore une Troisième Sonate pour piano et violon en 1924, dans laquelle il retourne à l'esthétique néo-stravinskienne, puis toujours pour la même formation, une Sonatine (1932) néo-classique hors numérotation, et enfin une dernière sonate qui devrait être sa Quatrième, mais qu'il intitule étrangement Nouvelle Deuxième Sonate (1947-48) ! Peut-être parce que, comme il l'explique dans une lettre à Virgil Thomson, cette pièce marque une nouvelle direction de sa musique. A ce moment, compositeur somme toute réactionnaire, prônant un langage néo-romantique qui connaît un grand succès dans les films d'Hollywood, il se fait l'apologiste du retour aux formes anciennes (plus importantes à ses yeux que toute considération de style). Il intitule son premier mouvement « Scherzo » : quasiment un boogie ; le second « Passacaille » : en fait, 10 variations sur un thème exposé en octaves par le piano ; et le troisième « Toccata » : un rondo dans une mesure à 11/8 qui l'autorise à tous les déplacements d'accentuations retrouvant ainsi l'esprit excentrique de sa Première Sonate parisienne.


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