PRÉLUDE
En 2014, Hèctor Parra est compositeur en résidence à l’Orchestre symphonique de Barcelone et national de Catalogne. L’institution invite le musicien à soumettre un projet pour une nouvelle commande en 2017. Parra conçoit le plan synoptique d’une œuvre pour ensemble soliste divisé en plusieurs groupes, orchestre et électronique. Ensuite, il obtient le soutien d’autres partenaires : l’Ensemble intercontemporain, l’Ircam, l’Orchestre national de Lille et l’Orchestre du Gürzenich de Cologne.
Le projet soumis fait plusieurs références à L’Univers chiffonné, œuvre de vulgarisation signée par Jean-Pierre Luminet. En effet, la manière dont le compositeur suggère une distribution spatiale des effectifs instrumentaux et de l’électronique établit une analogie avec la topologie del’Univers proposée par l’astrophysicien.
28 JANVIER 2016
Il fait beau ce matin à Marseille : même s’il fait froid, on profite des rayons du soleil à la terrasse chez Luminet. C’est une petite pause pendant le deuxième brainstorming entre Hèctor et le physicien. Le compositeur est arrivé hier chez lui afin de travailler ensemble, lui demandant un coup de main pour « construire ces deux, trois jours une forme ». Les trous noirs en tant qu’élan créatif, déjà explorés dans son œuvre Caressant l’horizon, sont revenus chez Hèctor ; il aproposé la conception « d’un voyage vraiment réaliste » vers ces objets sans cacher son émotion éprouvée avec le film Interstellar. La géométrie dodécaédrique de L’Univers chiffonné demeure en ce moment un aspect secondaire.
Hier, Hèctor a montré à Jean-Pierre les esquisses précompositionnelles de Caressant l’horizon, dont l’inspiration majeure provenait d’un autre livre à lui : Le destin de l’Univers. Ensuite, et à travers d’autres textes, des simulations numériques et des vidéos sur YouTube, ils ont parlé des ondes gravitationnelles causées par la coalescence d’étoiles à neutrons [dont la détection réelle sera annoncée quelques semaines après] et de la gravitation quantique à boucles, des crêpes stellaires à cause des forces de marée et des baby universes. Aujourd’hui, après une nuit à réfléchir séparément, les deux acteurs font le point. Ils exposent leurs brouillons respectifs issus de la première discussion et certaines coïncidences remarquables émergent. On y trouve même des reprises du passé, comme un dessin d’Hèctor lié au principe holographique qui était déjà présent dans les esquisses de Caressant l’Horizon, provenant à son tour de l’un des livres de Jean-Pierre. Hèctor se sent fortement motivé pour façonner un premier story-board formel de son œuvre, tout en incorporant les suggestions de Jean-Pierre.
29 JUIN 2016
Ce matin à l’Ircam, Hèctor a l’air d’être très fatigué et légèrement démotivé. Il fait chaud, il a énormément travaillé les derniers jours avec les élèves du cursus1 pour leur concert, et, surtout, la date pour la création d’INSCAPE a été reportée d’un an en février. Cela a conduit à une reconfiguration complète des créneaux des RIMs2 ; entre-temps, Hèctor a mis ses forces dans d’autres commandes. Pourtant, il se sent assez confiant : Thomas Goepfer est à nouveau son RIM. En effet, ce binôme collaboratif a déjà rencontré plusieurs succès, comme les œuvres Tentatives de Réalité, Hypermusic Prologue et Te craindre en ton absence en témoignent. Par ailleurs, Hypermusic Prologue marqua sa première collaboration avec un physicien, en l’occurrence la chercheuse Lisa Randall. Pendant la matinée, Hèctor montre à Thomas son nouveau story-board pour le faire ainsi rentrer dans le monde des analogies entre musique et physique auparavant conçu avec Jean-Pierre. Au cours de ses explications, une activation surprenante de la mémoire émerge. Hèctor discute avec Thomas de la détection des ondes gravitationnelles et lui raconte la manière dont il avait déjà eu recours à leurs prédictions, il y a presque six ans, afin de « créer la sensation que l’orchestre palpite en suivant cette forme d’onde » dans Caressant l’horizon. Soudain, le compositeur refait par coeur un fragment de l’esquisse pour cette œuvre, lié aux ondes gravitationnelles, tout en se demandant comment adapter les stratégies instrumentales dans le cadre des moyens électroniques. Thomas consacre l’après-midi à expliquer à Hèctor certains logiciels pour calculer des trajectoires de spatialisation ainsi qu’à réfléchir aux dispositifs matériels les plus aptes à une diffusion sonore adéquate aux besoins de la nouvelle œuvre. Ce n’est pas encore évident pour eux d’évoquer, par ce biais, ce que nous éprouverions si nous subissions les effets drastiques de la physique relativiste, mais leurs tâches à long terme pour INSCAPE sont assez bien définies.
16 JANVIER 2017
Hèctor, Jean-Pierre et Thomas se dirigent vers le studio 1 de l’Ircam. C’est la toute première fois que les trois participants à la conception du projet INSCAPE se rencontrent. Le compositeur et le RIM ont décidé d’inviter Jean-Pierre pour lui montrer leurs avancées concernant la partie électronique, afin de savoir s’il considère que leurs parallélismes entre les enjeux astrophysiques et les résultats sonores sont réussis et en quelque sorte « réalistes ». Hier, Hèctor et Thomas ont achevé leurs premières tentatives de patchs et de tests. En particulier, une implémentation des courbes liées aux ondes gravitationnelles ressort : elles agissent comme profil contrôlant les niveaux de plusieurs traitements afin de transformer le son en temps réel. De plus, Thomas a saisi l’occasion pour façonner la courbe (tactilement, à travers un iPad) afin de rendre l’outil plus interactif ; aujourd’hui, Hèctor et Jean-Pierre s’amusent avec le dispositif. Le compositeur annonce, qu’en tout état de cause, il va profiter d’une nouvelle commande pour violoncelle et électronique, visant à mieux affiner et développer l’ensemble de patchs avec Thomas. Vers la fin de la journée, le trio décide de poursuivre le lendemain pour enregistrer Jean-Pierre tout en déclamant un court texte de lui, conçu ex professo pour ce projet. Hèctor vise à l’utiliser, ainsi que tout un éventail de chuchotements, pour développer les « sections holographiques » de l’œuvre. Ici, on retrouve à nouveau la réactivation de sa mémoire : l’une des esquisses pour la fin de la pièce contient la phrase « nous sommes un hologramme codé aux confins de l’univers ». C’est assez proche de « nous sommes même un hologramme qui est warpé », que l’on trouve (en catalan) dans le story-board de Caressant l’horizon, paraphrasant à son tour un court passage de The Black Hole War, un livre du physicien Leonard Susskind.
POSTLUDE
Le 4 septembre 2017 a lieu la création de Limite les rêves au-delà, avec Arne Deforce à la Ruhrtriennale ; Thomas et Hèctor ont travaillé pendant l’été avec le violoncelliste au Grame. Avec cette pièce, ils ont pu bâtir leur toy model pour adapter un patch sophistiqué aux besoins d’INSCAPE, une tâche soigneusement commencée à partir de novembre à l’Ircam.
1. Cursus de composition et d’informatique musicale de l'Ircam
2. Réalisateurs en informatique musicale.