Pour Sina Fallahzadeh, le titre d’une pièce ne dit rien du discours musical en lui-même, mais tout de l’état d’esprit du compositeur au moment de l’écriture. En l’occurrence, « metanoïa » – du grec méta - (au-delà), et noïa (esprit) – désigne un « changement de vision » ou un « renversement de la pensée ». Pour le compositeur, le terme renvoie à un épisode particulier d’une épopée qui le fascine depuis l’enfance : celle de Gilgamesh. Dans l’épisode en question, il est moins question de Gilgamesh lui-même que de son comparse Enkidu. Enkidu fut créé par les dieux comme un rival aux pouvoirs (et surtout aux abus de pouvoirs) de Gilgamesh. Lors de sa conception, il vit à l’état sauvage, au milieu des animaux sur lesquels il règne et qu’il protège. Afin de l’amener à la « civilisation », Gilgamesh lui envoie une courtisane, afin de le détacher du monde animal, et de lui enseigner un « savoir-vivre » en société.
C’est cette transition de l’état sauvage à l’état civilisé que Sina Fallahzadeh interroge ici : peut-on vraiment distinguer les deux ? S’agit-il réellement d’une transformation de l’Homme aboutissant à un état plus évolué ? En d’autres termes, les normes imposées par la vie en société rendent-elles l’Homme plus appréciable face à ses semblables ?
Si la pièce ne prétend nullement raconter la transformation d’Enkidu, le concept a orienté certains choix compositionnels. Ainsi, par exemple, le baryton ne délivre aucune parole : l’écriture vocale s’attache davantage aux expressions vocales et aux onomatopées, afin de mettre en lumière l’essence même de la voix et sa beauté naturelle. De même, le compositeur a voulu reconstituer ici une forme d’« archaïsme » musical : sans prétendre à une inaccessible authenticité, c’est plus d’un « archaïsme » fantasmé qu’il s’agit ici. « Je recherche une musique qui sonne archaïque à mes oreilles. Pour cela, j’ai pris le parti de restreindre le matériau et de privilégier une forme unitaire, avec un souci constant de continuité. Cette recherche d’un « archaïsme » imaginaire passe également par le recours à certains timbres, comme les bols tibétains, les cloches tubulaires ou encore les crotales, afin de créer une sorte de rituel solennel, venant de la nuit des temps. »
La question de l’espace s’invite également dans les préoccupations formelles de Metanoïa car Sina Fallahzadeh conçoit le temps selon une perspective, non pas linéaire, mais sphérique : on peut dès lors se promener sur cette sphère et, ce faisant, abolir la succession temporelle des évènements et parvenir à leur simultanéité spatiale. Percevoir tout en même temps, dans le même temps. C’est ce qu’il met ici en œuvre en organisant au sein de l’ensemble et de l’électronique des « duos » répartis spatialement. Ces duos lui permettent d’arranger le tableau musical comme une fresque picaresque, qui présente plusieurs évènements concomitants.
« Pour prendre de la hauteur du point de vue de la diffusion sonore, j’ai emprunté un dispositif mis en œuvre par Marco Stroppa dans Re Orso notamment. Une colonne de haut-parleurs, composée de sept haut-parleurs empilés les uns sur les autres, tous orientés différemment. Mais là où Marco Stroppa utilisait cette colonne comme un véritable « instrument » électronique, qui projette le son dans toutes les directions à la manière d’un violon ou d’un piano, mon idée est d’occuper tout l’espace d’ondes sonores. C’est pourquoi j’en ai trois. Je conçois en effet la spatialisation moins en termes de trajectoire que de simultanéité spatiale des événements. Je voudrais créer une illusion d’ubiquité temporelle grâce à l’ubiquité des sons, par le biais de la spatialisation. Chaque son a un espace au sein duquel il peut évoluer. La nature du son permet de considérer l’espace sous l’angle de délais et de filtrages (dus aux distances à parcourir par le son, mais aussi aux éventuelles interférences ondulatoires) : avec mes trois colonnes et mon ensemble spatialisé, je peux ainsi « traiter » le son, sans aucun traitement informatique, en m’appuyant sur des phénomènes purement acoustiques... »
« Dans Métanoïa, conclut Sina Fallahzadeh, j’aspire à une musique qui irait au-delà des réalités physiques qui nous entourent. Je crée un monde mêlant fondamentalement l’espace et le temps et je propose à l’auditeur un voyage dans les méandres de ces temps-et-espace-mêlés, en l’invitant à parcourir mon antre mental. »
Jérémie Szpirglas, note de programme du concert du 12 juin 2019 dans la Grande salle du Centre Pompidou.