Dans sa version originale, sans électronique, composée en 2012, Staglio est une œuvre vocale. À quelques rares exceptions près, tous les sons sont produits par la voix de l’interprète. La flûte agit en tant que résonateur actif et flexible ; elle module et transforme tous les sons produits par la voix. L’embouchure étant enfoncée dans la bouche, bouche et flûte constituent un continuum physique, elles interagissent pour créer une nouvelle source sonore. Chaque action vocale sonne dans la flûte, qui entre en résonance. Chaque action mécanique sur la flûte permet d’agir sur les interactions de la flûte avec la voix. Modifiée et transfigurée par la flûte, la voix se transforme d’elle-même, devient méconnaissable, et acquiert des propriétés difficilement imaginables ; de nouvelles vibrations instrumentales, humaines et non humaines, prennent vie. La flûte est réduite à un simple tube, susceptible de révéler une voix inconnue – une pratique qui procède de l’usage rituel, millénaire et magique, de la voix et de l’instrument.
Quelques années plus tard, l’Ircam m’a très gentiment invité à expérimenter plus avant sur cette pièce déjà peu orthodoxe pour vocaliste-flûtiste. Je n’ai aucune formation spécifique s’agissant de traitement électronique du son (j’ai travaillé en collaboration étroite avec Serge Lemouton, réalisateur en informatique musicale que je remercie chaleureusement). Ce qui est bien sûr un handicap peut aussi se révéler un avantage, puisque cela me permet de partir sans aucun a priori, et d’approcher l’écriture d’un point de vue radicalement différent. Faire un simple « maquillage électronique » d’une pièce existante ne m’intéressait pas. Les possibilités réelles d’élaboration sonore par le dispositif électronique ne m’apparaissaient pas non plus évidentes. J’ai délibérément évité d’avoir recours aux plus courantes possibilités offertes par l’électronique, parce qu’elles sont déjà « définies », et donc ne peuvent pas participer d’une expérience « table rase » ou « de l’extérieur ». Le résultat est très simple et clair, probablement « pauvre » du point de vue strict de la technique, mais ma volonté est qu’elle doit être « essentielle », c’est-à-dire capable de montrer une réalité élémentaire.
L’enjeu principal de cette nouvelle pièce est donc l’interaction entre deux entités sonores, chacune étant complètement autonome et organique : la pièce originale d’une part, et, de l’autre, le système électronique. Le système électronique a son propre son : je l’ai imaginé comme un gigantesque tube, une flûte géante mais non réaliste. En tant que tel, il produit des vibrations (une constellation élémentaire de différentes variations, qui proviennent toutes d’un son unique produit par un tube de carbone d’une longueur de 185 cm, obtenu à l’air libre, puis retravaillé). D’abord non amplifiée, puis bénéficiant d’une amplification minimale, l’entité correspondant à la pièce originale est bientôt l’objet d’une amplification élaborée où ses différentes composantes sonores sont fragmentées dans l’espace, sans relation avec leurs propriétés acoustiques.
Les deux entités commencent alors à interagir, s’affectant l’une l’autre. Elles continueront ainsi à interagir de différentes manières jusqu’à la fin de la pièce, le système électronique « résonnant » de la pièce originale à chaque étape. À mesure que la pièce avance, l’électronique devient espace acoustique véritable – les stratégies d’amplification, de traitement sonore, de spatialisation, ainsi que le dispositif de diffusion ont été conçus de manière organique pour permettre un contrôle fin de ce nouvel espace. Apparaissent également une partie secondaire complémentaire (grâce à un double de la flûte sur la bande) et une partie « satellite », qui marque la dimension rituelle de l’interaction. La fin de la pièce voit la flûte retourner à son état acoustique originel (sans électronique ni amplification), avec l’arrêt de toute interaction.
Les difficultés d’interprétations propres à cette pièce exigent un interprète qui n’existe pas dans la tradition occidentale : un flûtiste-vocaliste ou un vocaliste-flûtiste, doué d’une technique sophistiquée dans les deux domaines. Toute ma gratitude et mon admiration vont à Matteo Cesari, créateur et dédicataire de la pièce, pour sa créativité visionnaire et audacieuse.
D'après Pierluigi Billone, note de programme du concert du 15 juin 2019 au Centre Pompidou