Longtemps la perspective m’a possédé de bonne heure... Ce lien de l’optique à l’auditif, sous ces infinis modes d’approches, a toujours été pour moi une véritable obsession, une passion sans répit, qui me travaille et enflamme l’écriture musicale. ... Ce lien du permanent écho, qui, des lois du regard aux principes de l’écoute, migre, se transmute d’une sphère perceptive l’autre, sans cesse, dans mon esprit, et joue de ses métamorphoses, de ses mutations œil-oreille à dévoiler, à décrypter. Horizons, focales, profondeurs de champ, plans ou lignes de fuites, axes, angles, scènes, mais aussi basculements rapides de la « mise au point », plongées de l’essentiel à l’adjacent, du visage au paysage, de la note à la texture... tous ces termes si familiers à l’espace nominal de l’œil, je les ai toujours en action dès que j’écoute ou imagine, compose avec du sonore. La polyphonie, dit-on. Entendre a toujours été écouter ensemble, creuser un horizon, définir des contours ou lancer un objet à suivre sur des scènes simultanées où maints personnages d’écoute évoluent de concert. Images sonores mobiles où discerner et disperser ont lieu en même temps.
Perspectives
Perspective égale polyphonie. J’ai donc essayé d’approcher cette passion-obsession du lien entre la surface et la profondeur, de la dynamique du lourd au léger aussi. De la gravité à la grâce... naturellement 1, par un cycle d’œuvres : l’interaction musicien vivant/hautparleur comprenant Feuillages (1992), Vertigo Apocalypsis, Oratorio (1997), et qui se clôt avec Operspective Hölderlin (troisième œuvre dans la chronologie mais qui peut être jouée avant ou après les autres).
Cette troisième partie du cycle ouvre à une radicalité : dissocier par un éclairage musical spécifique les « scènes parallèles ». Dissocier pour mieux discerner. De l’air, de l’air. Du souffle. La voix incarnée. Sur scène, côté jardin, le quatuor à cordes ; formation inventée il y a plus de deux siècles et demi. Côté cour : la voix soprano ; la voix humaine, éternelle, vivante, sacrée. Sur scène comme en arrière-scène, un nouveau système de projection sonore ; une volumétrie acoustique équivalente à une grande scène d’opéra, jusqu’à une centaine de mètres de profondeur. Chacun des « instruments » de cette mise en perspective peut aussi évoluer sur son île, dans son temps propre. Chacun peut déployer singulièrement le fil du temps, la durée. Il n’y a pourtant nul conflit permanent, mais bien davantage une lisibilité toujours à inventer, des pistes à tracer, à proposer à l’intelligence et l’émotion vivante de la perception.
Ici, la perspective selon le quatuor à cordes : discerner, focaliser l’écoute dans sa capacité à articuler, à saisir et préciser. Cet instrument est le symbole même de la perfectibilité du discerner, l’oreille fine. Et là, la voix et son infinitude : la soprano. Ses pouvoirs sans mesure de l’enchantement aussi. Son principe de mise en espace : sa présence est déterminée par la « mise en scène » de son apparition. Sa disparition est donc tout aussi importante. Elle est vécue comme une respiration de la forme : respiration du lyrique incarné et du lyrique imaginé, en écho ou non avec les cordes ou le monde sonore électronique. Ainsi l’enchantement ; la voix disparue continue son chemin dans l’écoute tout comme son attente fait chanter les instruments d’une voix singulière. Alors, entre ces deux dimensions de la voix – présence réelle et dynamique de son retrait –, se crée une perspective. Enfin, ici, là-bas : un monde à la fois ancien et nouveau : l’invention électronique, qui, au bout du compte, passe – ou trépasse – par le haut-parleur.
Triangulation
Dans Operspective Hölderlin discerner n’est pas détruire, dissocier n’est pas rompre. Mais articuler. La scène triangulaire pousse aux limites les principes de la scène frontale dite à l’italienne. Le vecteur-clé de cette articulation pour ouvrir la perspective est le concept de distance. Une dynamique bien davantage qu’un état, qu’une position. La distance comme moteur de la perspective entre la voix et l’instrument. Distance de substance. Entre les cordes : vocales et quatuor. Distance de la mise en scène : jardin quatuor, cour soprano. Enfin, distance profondeur : la WFS. Fenêtre ouverte sur un horizon acoustique où se projète toute l’invention d’une imagination musicale « transorchestrale », nourrie de toutes mes expériences après soixante-dix œuvres écrites.
Déjà les matériaux de Feuillages et de Vertigo étaient conçus, construits et élaborés toujours avec une spatialisation interne. Ces trois œuvres en fait travaillent un matériau iconique c'està-dire un sonore qui est spatialisé dans son devenir même, dans le feuilleté de ses processus acoustiques construits patiemment dans l’atelier. Tous mes matériaux de synthèse numérique sont « introspatialisés », c’est-à-dire déjà spatialisés en leur constitution même, dans leur écriture et construction.
Le saut avec la WFS tient au fait qu’il nous offre de changer d’échelle de lisibilité. Seuil franchi nous faisant accéder à une autre qualité, une autre nature. D’un télescope au sol, l’on passe à un télescope haute définition, flottant dans l’espace, comme l’on passe du microscope optique analogique au microscope électronique à balayage. La traçabilité et le contour ainsi optimisé des évènements musicaux projetés donnent accès à une scène frontale quasi infinie, un horizon, un ciel.
Cette mise à distance du matériau traversant la WFS exacerbe cette faculté de l’écoute : l’observer, le regarder, le focaliser ; vecteur du saut, du plongeon, de la projection en avant et de la mise en perspective réelle. L’icône devient horizon. La ligne devient volume. Souvent l’image d’étincelles jetées dans une sorte de « poudrière de clarté » me venait à l’esprit en composant. Ici le quatuor et la voix qui trouvaient non pas un écho, une reproduction du même, mais une mutation dynamique, une enflammée dans l’espace acoustique et symbolique qu’ouvre la perspective scénique réelle de la WFS. À l’inverse, le feed-back de cet horizon frontal, volumétrique, fenêtre ouverte sur la scène réelle donnait toute sa valeur à la réalité infinie qui se joue dans le geste instrumental et dans le souffle vocal incarné. Le corps éclairait l’horizon comme les potentialités inouïes de cet espace acoustique nouveau rejaillissaient sur l’écriture du geste instrumental. Comme le lointain nourrit le proche.
Ici, là-bas
Car le lointain n’est pas l’ailleurs, le lointain est ici. Le profond est à portée de main. Une seule voix chantante porte déjà, solo, toute sa perspective. La voix, seule, sans fin d’autre qu’elle-même est scène, perspective, opéra. Alors d’autant plus dès que celle-ci évolue dans la subtilité et projection du quatuor à cordes. Selon moi, la nature de la perspective n’est donc absolument pas de jouer du réel au virtuel mais bien de faire entendre en discernant, en dissociant en vue d’une haute lisibilité, d’une « hyperclarté », d’une clairvoyance – d’une transparence infinie –, de la présence aux simultanéités de phénomènes.
Cela n’est pourtant pas nouveau : déjà l’écriture pour quatuor à cordes est, par nature, multidimensionnelle, creuset de clarté. Quatuor signifie : écheveau de la perception qui s’ouvre, tel un diaphragme. Quatre voix, et plus, qui évoluent en contrechamp, en focales, en lignes de fuites. Le quatuor à cordes est l’essence même d’un moteur de perspective.
La voix soprano incarne alors ce suivi des fluides, des airs, des courants de présences circulant dans cette architecture en mouvement à quatre dimensions. Claire. Mais surtout elle creuse ou envole des dimensions connexes. Car la voix n’est pas un instrument. Elle comprend tous les instruments. La voix humaine est à la source de tout l’entendu élaboré dans les instruments 2.
Le monde sonore projeté par la WFS joue alors de multiples rôles. Il est un catalyseur, microscope-télescope du couple quatuor/soprano. Mais aussi un grand démiurge qui permet de plonger jusqu’aux limites de cette faculté miraculeuse de l’ouïe comme de l’œil : discerner, focaliser, « tenir la ligne » ou suivre le fil, viser un point de vue, ouvrir une perspective.
Alors, par exemple, la voix dispersée, le souffle granularisé au microscope ou au télescope sonore et ce non comme un écran de projection/amplification, mais d’avantage comme une scène-fenêtre, « en avant », qui creuse et ouvre l’horizon acoustique, devant soi plus qu’autour de soi et accueille aussi ici une invention sans limites, un « trans-orchestre ». La voix en foule aussi, tout comme le quatuor en transcordes ou infracordes. Au près comme au loin, les instruments musicaux de focalisation que Gilbert Nouno et moi-même avons construits permettent de lier ou distancier le réel acoustique quatuor/voix à un réel acoustique dynamisé ou dynamité par un moteur de perspective. Les maîtres mots qui me viennent à l’esprit pour redéfinir cette scène tripartite ouverte avec ce nouvel instrument WFS : espace tensoriel telle une orchestration de l’espace, distance et dimension, échelle et scénographie.
Que ce soit un pizzicato d’alto, un souffle chantant de la soprano, ou un évènement de lutherie numérique projeté par la WFS, dans Operspective Hölderlin cet ellipsoïde d’espace qu’est la scène ouverte sur un champ de perspectives devient un volume, une sphère où se jouent toutes sortes de forces, de liens, de vecteurs. Bref : tout ce qui est à l’œuvre déjà dans ce lien œil-oreille dont l’histoire de l’opéra témoigne. Un opéra-perspective donc. Une scène étincelle, une sphère électrique zébrée d’éclairs, de contacts, de forces à rendre manifestes.
Notes
- Pourquoi ? Parce que rares sont les domaines qui permettent la mise en œuvre d’une expérience exacte d’une simultanéité de réalités. La musique telle que je la vis donne accès à une multitude de réalités parallèles, flux simultanés. Tel un volume du réel qu’il s’agit de feuilleter, un écheveau à comprendre, sentir d’avec toutes les dimensions de l’esprit, du cœur et des perceptions croisées. Une vie de l’esprit à entendre comme mille vies ensemble, simultanées. Synesthésies et correspondances sont au cœur de la musique, selon moi.
- Déjà, phonétiquement, alphabet sonore premier, dans son processus et son mode d’acquisition d’une langue mère élue parmi toutes les langues explorées possibles. Hölderlin ? Je n’aurais rien à dire. Simplement dire et redire de lire, et relire ce poète, ce prince. D’écouter sa perspective. D’entendre ce bouleversement d’homme flanqué dans la vie et son incertitude, son infinitude. De goûter sa musique. La fraternité essentielle de sa parole de feu, bienfaisante et solaire.
Philippe Schœller, mai 2009.