Anaktoria a été achevée en mai 1969 à Bloomington, où Xenakis se rendait souvent en tant que professeur associé, et a été créée par l’Octuor de Paris au Festival d’Avignon. Elle compte parmi les pièces relativement peu jouées de Xenakis, sans doute pour deux raisons: la particularité de sa formation, d’une part, qui réunit clarinette, basson (et contrebasson), cor et quintette à cordes (avec contrebasse); d’autre part, le fait que, dans la chronologie de la production xenakienne, elle est « coincée » entre des œuvres monumentales (par leur effectif et/ou leur durée) telles que Nomos gamma (1967-1968), Kraanerg (1968-1969), Persephassa (1969) et Synaphaï (1969). La pièce repose sans doute sur des structures de groupes et un travail sur des cribles (échelles) de hauteurs. Mais il est plus que probable que Xenakis n’a pas fait de calculs originaux, et qu’il a puisé son matériau dans Nomos gamma. En effet, à maints égards, Anaktoria sonne comme une extension de Nomos gamma dans le domaine de la musique de chambre. C’est pourquoi le cœur de la pièce – et peut-être ce que retiendra l’auditeur – est l’extraordinaire travail qu’elle effectue au niveau du timbre et de la composition de sonorités. Jean Leber, l’un des membres de l’Octuor de Paris, soulignait que Xenakis a longuement travaillé avec ses camarades pour s’imprégner des sonorités et timbres de cette formation, et il évoque la partition finale comme un «travail sur le son brut, son malaxage dans toutes les directions et toutes les dimensions [qui] demande une force et une puissance considérables». Voici un petit répertoire de quelques timbres et modes de jeu inhabituels à l’époque, et qui y prolifèrent : sons « fendus » (multiphoniques) de la clarinette – effet de « harpe éolienne » aux cordes (balancement entre les cordes en pianissimo); son «bridge» aux cordes (lourd grincement avec le plat du crin de l’archet, à la fois sur la corde et sur le chevalet); divers modes de répétitions rapides des notes aux vents; lentes oscillations de hauteur et/ou d’intensité; battements produits par l’émission d’unissons légèrement déviés; etc. Bien entendu, Xenakis combine ces timbres et modes de jeu et produit des sonorités inouïes. On notera également l’exploitation de glissandi très lents qui évoquent l’une des cultures musicales préférées de Xenakis car, dans son esprit, elle s’identifiait à ce qu’aurait dû être la musique de l’Antiquité grecque: le Japon – pensons au jeu de la flûte et du hautbois dans la musique du gagaku. Au niveau de la forme, Anaktoria, comme toutes les pièces de Xenakis, procède par juxtaposition, mais il y règne un souci de transmutation continue du sonore. Enfin, le titre évoque un thème très rare chez Xenakis: «Anaktoria, note-il, est une musique d’états d’amour, l’amour sous toutes ses formes: charnel, spirituel, logique, etc. Ana c’est “haut”, Ktor une “construction”, Anaktor, c’est un “palais”. Anaktoria, littéralement: “belle comme un palais”, la dixième muse, c’est le nom de la femme d’un notable de Lesbos, femme dont Sapho fut très amoureuse, le nom à résonance archaïque d’une belle fille lointaine.».
Makis Solomos.