Philippe Manoury (1952)

Fragments pour un portrait (1998)

sept pièces pour ensemble de trente musiciens

  • Informations générales
    • Date de composition : sep 1998 - mar 1998
    • Durée : 34 mn
    • Éditeur : Durand
    • Commande : Ensemble intercontemporain
    • Dédicace : à David Robertson
Effectif détaillé
  • 2 flûtes (aussi 2 flûtes piccolos, 2 flûtes altos, 1 flûte basse), 2 hautbois (aussi 1 cor anglais), 3 clarinettes (aussi 2 petites clarinettes, 1 clarinette basse, 1 clarinette contrebasse), 2 bassons (aussi 1 contrebasson), 2 cors, 2 trompettes (aussi 2 trompettes piccolo, 2 bugles), 2 trombones, tuba, 3 percussionnistes, harpe, piano, célesta, 2 violons, violon II, 2 altos, 2 violoncelles, contrebasse

Information sur la création

  • Date : 7 mai 1998
    Lieu :

    Paris, Cité de la musique


    Interprètes :

    l'Ensemble intercontemporain, direction : David Robertson.

Titres des parties

  • I. Incantations
  • II. Choral
  • III. Vagues paradoxales
  • IV. Nuit (avec turbulences)
  • V. Ombres
  • VI. Bagatelle
  • VII. Totem

Note de programme

À la lecture des titres des tableaux de Francis Bacon, on s'aperçoit qu'il ne s'agit, dans presque tous les cas, que d'études en vue d'un sujet (portrait, autoportrait, corrida, pape...). La réalisation finale n'a pratiquement jamais lieu, ou plutôt chaque étude est une réalisation d'un sujet dont la finalité ne semble pouvoir exister que dans l'imaginaire du peintre. Cette conception de la représentation, sans cesse « remise sur le chantier » comme le dit le proverbe, laisse penser qu'il existe des fascinations qui sont, dans l'absolu, irreprésentables dans leur finitude. Les images qu'on en donne ne sont que des fragments, des approches, des études, dont la recherche d'un aboutissement possible ne semble jamais s'épuiser. Ainsi en est-il peut-être aussi des Montagne Sainte-Victoire de Cézanne et des Vues du Mont Fuji de Hokusai.

C'est cette forme d'expression que j'ai tenté en musique. Il s'agit d'un ensemble de sept mouvements séparés qui pourraient, dans l'absolu, n'en constituer qu'un seul car j'ai pris soin de varier tant le caractère que les proportions d'un mouvement à l'autre : ces sept pièces sont irriguées par des formes différées et récurrentes qui voyagent sans cesse à travers l'ensemble des pièces. Il y a des mouvements distincts, mais ces mouvements contiennent eux-mêmes des cycles qui les parcourent en se chevauchant. Parfois, un mouvement ne sera que la continuation d'un processus déjà entamé dans les pièces précédentes. Parfois aussi, un mouvement ne trouvera sa conclusion que dans les pièces suivantes. La totalité devrait tendre vers l'émergence d'un « portrait », d'une image musicale qui, je l'espère, devrait apparaître en filigrane dans l'ensemble de ces pièces.

I - Chemins. Basée sur une idée de cheminement mélodique, cette pièce met en jeu des contrepoints en duplication constante dans lesquels chaque instrument utilisé se trouve dédoublé (deux hautbois, deux flûtes en sol, deux trompettes, etc.). Ces cheminements, en constantes évolutions, traversent différents « paysages sonores » d'apparence plus stable. Cette stabilité est là pour évoquer des musiques ayant leur propre autonomie. Comme un promeneur découvre, au détour d'un sentier, un paysage qui existe avant et après qu'il l'ait vu, ces paysages sonores sont des musiques qui auraient pu exister avant, comme elles pourraient se prolonger après. Le geste final, une montée fugitive qui aura de multiples conséquences par la suite, est placé comme une interrogation par son caractère étranger à celui de la pièce.

II - Choral. Confié principalement aux bois et aux cuivres, ce choral expose pour la première fois un matériau harmonique qui va voyager au cours des pièces suivantes. L'écriture développe une densité sonore extrêmement tendue par le jeu des registres extrêmes.

III - Vagues paradoxales. Cette pièce est une tentative de transcription instrumentale de techniques utilisées dans le domaine de la musique de synthèse : les sons paradoxaux qui semblent monter, descendre, accélérer ou ralentir à l'infini. Les paradoxes, ici, appartiennent au domaine rythmique. Des flux sonores, de plus en plus denses, semblent s'accélérer ou ralentir sans cesse alors qu'ils s'inscrivent dans des trajectoires de tempi qui évoluent dans le sens contraire. Ainsi une couche qui, après une grande accélération, parvient à une très grande vitesse, se trouve insérée dans un tempo lent qui va s'accélérer à son tour, et ainsi de suite. Le titre fait référence au phénomène similaire des vagues dont chacune est, à un moment donné, contenue dans une suivante.

IV - Nuit (avec turbulences). Il s'agit d'une nouvelle étude sur les musiques nocturnes que j'ai déjà développées dans Pentaphone pour orchestre et dans mon opéra 60e Parallèle. Une trame, extrêmement calme et statique, confiée à quatre cordes solistes, développe les accords du Choral. Dans sa lente évolution, elle rencontre diverses apparitions sonores, fugitives et récurrentes, parmi lesquelles se retrouvent les paysages de la première pièce. Le geste final de cette dernière devient de plus en plus envahissant, comme une spirale en prolifération incessante. Mais rien ne viendra perturber la marche lente de cette trame nocturne dont le processus, cependant, s'arrêtera avant son terme. Cette pièce est volontairement « inachevée » et se conclura dans les suivantes.

V - Ombres. Les apparitions fragmentaires du geste conclusif de Chemins trouvent ici leur aboutissement dans un mouvement perpétuel qui s'amplifie et se ramifie en textures multiples et complexes. Les instruments évoluent dans des images décalées et démultipliées dans lesquelles une même musique est jouée en plusieurs couches asynchrones et superposées.

VI - Bagatelle. Extrêmement brève, cette pièce se présente comme un geste qui s'amplifie pour revenir finalement à son point de départ. À deux reprises apparaît la continuation de la « musique nocturne » qui était restée inachevée.

VII - Totem. C'est la véritable fin de Nuit (avec turbulences). La fin de la trame nocturne se trouve reprise cinq fois de suite en boucle, mais dissimulée sous des apparences diverses d'où surgissent de nombreux emprunts à tout le cycle. Chaque nouvelle reprise de la trame, qui prend ici la forme d'un rituel nocturne, dégagera peu à peu l'image initiale par laquelle s'ouvrait la musique de nuit.

Les Fragments pour un portrait ont été composés en vue d'une projection sonore spatiale.

L'ensemble, comprenant trente musiciens, est divisé en trois groupes disposés sur trois podiums séparés. Les groupes I et III (placés à gauche et à droite) se répondent avec un duo de bois (flûte et hautbois), un duo de cordes et un groupe de cuivres. Le groupe II (situé au centre) rejoint les cordes (disposées ici en quatuor) des autres groupes ainsi que leurs duos de bois (ici clarinettes et bassons). Chaque groupe comporte également un pupitre de percussions ainsi qu'un instrument à résonance (harpe, piano et célesta). Certaines structures ont été directement conçues en fonction de la place géographique des musiciens en utilisant des relais et des duplications de timbres. Il est toutefois possible d'exécuter cette œuvre sur un scène normale pourvu que soit respectée la répartition des groupes, de gauche à droite.

Cette œuvre a donc été écrite « sur mesure » pour l'Ensemble intercontemporain dont une des particularité est la polyvalence des musiciens. J'ai ainsi utilisé un grand nombre d'instruments peu fréquents dans les orchestres, comme la flûte basse, le bugle, la trompette piccolo et la clarinette contrebasse, ceci afin de créer des sonorités qui modifient substantiellement celles d'un orchestre traditionnel. Certains instrumentistes jouent également de petits instruments à percussions (petites enclumes en métal).

Philippe Manoury.