Depuis cinq ans, les recherches de Lorenzo Pagliei sont guidées par deux utopies. La première est de redonner au musicien la responsabilité de la production sonore, dans le cadre d’une musique purement électronique — comme un violoniste fabrique le son sur son instrument, avec ses mains et son corps. La seconde est de produire une musique électronique dont les sons n’auraient aucune connotation liée au monde de l’électronique : « non pas pour échapper à une quelconque étiquette, insiste-t-il, mais parce que je suis allergique à ces sons si immédiatement reconnaissables, tant ils sont associés pour nous à des sons de synthèse. »
Pour répondre à ces deux exigences, le compositeur italien s’est tourné vers un contrôle en temps réel de la synthèse par modèle physique. La synthèse par modèle physique permet de produire un son, non en décidant de sa fréquence, de sa hauteur ou de son timbre, mais en décrivant des courbes d’énergie — par exemple : la manière dont un archet va frotter une corde, à quelle vitesse, à quel endroit, avec quelle accélération, etc. Dit simplement : on décrit le geste physique et l’ordinateur synthétise le son résultant.
« J’ai à ma disposition un orchestre de matériaux imaginaires, qui ont un lien avec l’expérience physique, explique Lorenzo Pagliei. C’est un ensemble de sons archétypaux qui peuvent être produits par une corde, une surface résonante, une colonne d’air… Je me sers du logiciel Modalys, dont je préfère exploiter les artefacts. Je n’utilise pas l’outil pour reproduire le son d’un instrument, j’explore plutôt des comportements basiques comme des frottés, des rebonds, des souffles dans un tuyau, des sons de cordes écrasées à l’extrême. »
Outre la synthèse de sons issus du réel, ou du moins en lien avec des expériences concrètes mais très difficiles voire impossibles à réaliser physiquement, l’avantage de l’utilisation d’un tel logiciel est la possibilité de faire varier les paramètres de la synthèse au cours de la performance : on peut par exemple simuler des coups de baguette sur une plaque de bois et, sans s’arrêter de jouer, changer la nature de cette plaque en métal, ou encore faire évoluer les caractéristiques d’une corde pendant qu’elle est frottée. Les premières expériences de Lorenzo Pagliei ont consisté à contrôler en temps réel le son émis sur son ordinateur, au moyen d’une souris et d’un écran — mais le résultat, d’une lenteur frustrante, n’était pas satisfaisant. Depuis 2009, il a donc imaginé — en partie dans le cadre de ses recherches à l’Ircam — deux instruments d’un nouveau genre.
Le premier est un instrument gestuel : les données envoyées par des capteurs de gestes — ces eront d’abord des accéléromètres, abandonnés ensuite au profit d’une Kinect, une console de jeu produite par Microsoft — sont réinjectées comme paramètres dans Modalys, dans un cadre déterminé par le compositeur. C’est l’aspect visuel, le « Voir » de Voir-Toucher : le corps lui-même devient un instrument.
La partie « Toucher » est sans doute celle qui a connu les plus grandes évolutions depuis le début du travail. « Dans les premiers temps, j’utilisais des plaques en bois industrielles, achetées en magasin, derrière lesquelles j’avais fixé des microphones de contact. En touchant les plaques, les données audio étaient exploitées ensuite par Modalys, qui les interprétait comme si la plaque était une membrane, une corde, une plaque de métal ou tout autre matière que je pouvais imaginer. Ce qui était exceptionnel, c’était que le son synthétisé suivait très précisément mon toucher. À l’image d’une corde de violon, qu’on peut frotter, piquer, pincer, frapper, ces surfaces d’excitations neutres réagissaient très différemment selon que je les caressais avec la peau, que je les grattais avec les ongles… »
Bien que d’un potentiel prometteur, ces plaques de bois rudimentaires présentaient quelques défauts. D’abord, c’était le maillon faible de la chaîne : leur prosaïsme péchait en regard de la finesse déployée quant à l’analyse du signal et la synthèse sonore. Elles ne donnaient que des résultats peu ou pas prévisibles et un son « plat » à l’origine. En outre, elles n’étaient pas jolies à voir et l’attitude de « l’instrumentiste » relevait alors plus de celle du DJ : la corrélation entre ses gestes et le son produit n’était pas manifeste. Un nouvel instrument soulève naturellement la question du « jeu instrumental » associé.
Lorenzo Pagliei s’est alors tourné vers un luthier, Ludovic Barrier, pour améliorer l’objet. Résultat : trois Geecos (pour « Gestural Control Surface »). Par ordre de taille : Manta, ainsi appelée pour ses formes qui rappellent la grande raie, Olpe, qui ressemble à un violoncelle, et Tursiope, grande surface asymétrique de 1,70 mètre de haut sur 80 centimètres de large. Trois instruments capables de produire des sons de synthèse colorés et sensibles.
Pour ces trois Geecos, le principe du « Toucher » est inchangé : mais la qualité de ces nouvelles surfaces spécialement conçues en font des instruments d’une richesse insoupçonnée, même pour son compositeur et concepteur. Le travail de composition s’est donc en grande partie déroulé en collaboration avec les musiciens qui interprèteront la pièce — Daniel Ciampolini (Olpe), Benoît Maurin (Kinect), Gianny Pizzolato (Manta), Pierre-Olivier Schmitt (Tursiope) — lesquels ont pris beaucoup de plaisir à expérimenter ce terrain sonore vierge.
« Toute la phase préparatoire de l’écriture a été grandement participative, et c’est un aspect qui demeure dans la pièce terminée. Nous avons ainsi développé des « solos exploratifs » : sur une situation donnée et un résultat à obtenir, liberté est donnée à l’interprète « d’explorer » par lui-même l’espace sonore ainsi circonscrit. De manière générale, trouver le bon son à partir d’un comportement et de ses déviations préétablies relève de la responsabilité du musicien. Je travaille souvent avec un matériau chaotique, dont il est impossible de maîtriser tous les détails. Au reste, j’aime créer dans ma musique différentes couches de tempi, pour créer des textures complexes, de durées et de vitesses différentes. Dans les temps « mécaniques », les différentes couches de tempi s’entrelacent précisément les unes sur les autres, alors que dans les temps « fluides » que je cultive, elles glissent les unes sur les autres, à l’image de ce qui se passe dans nos vies toujours plus remplies et multi-tâches. »
Jérémie Szpirglas, festival ManiFeste, 12 juin 2013.