Pour situer cette pièce dans le parcours de ce cycle, nous avançons un certain nombre de propositions qui tendent à éclaircir ma position sur la question de la place, de la relation entre textes et musique dans une symphonique ou théâtrale.
Nous considérerons que l'histoire de l'opéra, ou plus exactement une certaine histoire de l'opéra, passe par l'épuisement d'un nombre de solutions techniques quant à l'évolution d'un nœud dramatique ; ce nœud présente en principe une équivalence, un versant musical, une sorte de miroir dans le parcours des formes musicales.
L'on peut entendre dans les « airs » d'opéra de Mozart que la ritournelle ou le refrain paraît issu de la saisie théâtrale du texte ; la chronologie de l'un par rapport à l'autre serait valide si la transitivité immédiate entre texte et musique n'était pas une caractéristique de l'opéra classique. Les courbes mélodiques des récitatifs, outre de créer une langue entre le parlé et le chanté, sont clairement articulées dans un parcours harmonique qui imprime dans ce contexte une cohérence qui fait corps avec le devenir de l’œuvre ou d'une partie de l’œuvre.
Du récitatif Mozartien au « style récitatif » du Pélléas de Debussy, il n'y a pas un saut mais un déplacement vers une cinétique plus organiquement liée à la thématique de l’œuvre. En outre, il y a dans Pélléas, un aspect symphonique dont les différentes propositions sont les interludes orchestraux entre les scènes, qui résument le matériau précédemment énoncé et annoncent également celui de la scène suivante ; ils servent de transition, d'ouverture ou de changement de tableau.
À mi-chemin, la solution wagnérienne tend à définir un corrélat musical « en miroir » de la situation des personnages à divers moments de leur histoire. La matière orchestrale, tramée et tissée par les leitmotivs qui ne sont pas seulement une signalétique fonctionnelle mais aussi la matière propre à la mise en place d'une architectonique d'un temps musical, engendre cette configuration singulière qui « musifie » les figures mythiques des personnages et donne une « version » de leur devenir.
Dans le Wozzeck de Berg, Sprache est un tableau imaginaire dans lequel la parole trouve son lieu, prononcée, portée par des acteurs/chanteurs qui représentent les personnages paradigmatiques de l'histoire de l'opéra (le baryton pourrait être « Arkel », le ténor « Mario », le mezzo « la comtesse Geschwitz », la soprano « Marie » ou « Lulu »). Seul le journaliste (le récitant) est une figure fixe qui représente l'absence maximale quant à son discours puisqu'il lit, au début de la pièce, un reportage sur la visite qu'a effectuée Kart Waldhuim au Vatican, reportage qu'il n'a pas fait lui-même mais qu'il présente « objectivement ». Il assume donc des responsabilités « modernes » ; il parle d'un lieu où il n'y a pas de sujet.
Les chanteurs sont les sujets « mouvants » d'une « action verbale » dont l'objectif n'est pas de résoudre un noeud dramatique ; il s'agit d'une « scène » innervée par des textes que j'ai choisis dans leur globalité en raison de leur thématique. Ces textes traitent de la question des mots prononcés, de leurs traces écrites ou parlées, de leurs communications possibles ou impossibles, en quelque sorte de leurs poids. Ce ne sont pas les textes qui guident la musique, c'est la forme musicale, le flux des événements qui impose certains textes, leurs successions, leurs superpositions.
D'une certaine manière, l'on peut avancer que Sprache ne sert pas les textes, elle se sert des textes pour les mettre en situation dans une partition qui les recompose dans un contexte musical. Les textes ont différentes résonances que l'on peut cerner à travers quatre archétypes :
- L'invocation amoureuse directe ou indirecte : Cummings, Goll, Garcia-Lorca, ou simplement l'espoir (poésie des Indiens des Andes).
- La question de la validité, de l'absence, de la présence, en bref de la dimension des mots. Cela concerne la plus grande partie des textes : Bachman, Paz, Sachs ; le texte d'Ingeborg Bachmann et celui d'Octavio Paz sont chantés ensemble au cours des six refrains qui utilisent l'effectif vocal et instrumental complet.
- La métaphore construite sur une figure de la « nature », une figure de la « femme », une figure de « l'incarnation » (respectivement Larkin, Plath, Montale) ; peuvent entrer dans cette catégorie les textes de G. Webern (description d'une rencontre hasardeuse) et de Jacottet (description d'une esthétique de « l'écoute »).
- L'énonciation/« livraison » d'un reportage de journaliste, dans une langue commune dont on ne sait pas très bien ce qu'elle souhaite véhiculer, une prise de conscience ou une ironie de l'horreur, une ironie de l'oubli.
Le texte sur Waldhuim n'a pas un rôle central, mais il ouvre l'œuvre (il est dit au tout début par le récitant dans la langue du pays dans lequel est exécutée la pièce, puis fragmenté par les chanteurs en plusieurs langues au cours d'une section qui présente un équivalent musical d'une « course à la bénédiction » au moyen d'un système rythmique (la modulation métrique) qui accélère et ralentit un matériau mélodique neutre (p.33 à 50 de la P.O.), à l'image du trajet de l'aéroport Fiumicino au Vatican, en passant par les lieux impériaux de Rome ; cette section est également ponctuée par les autres textes qui continuent à tracer leurs chemins jusqu'à la fin.
Tous ces textes ne sont donc pas réellement supportés par des sujets acteurs pour être adressés à un public (bien que tout le dispositif scénique le laisse penser) ; ils sont dits dans le lieu de l'œuvre par des personnages musicaux/théâtraux.
Sprache est un premier jalon vers une visualisation possible d'un lieu imaginaire de la parole ; une première étape d'une recomposition d'un espace visuel débouchant sur l'opéra L'Homme trouvé.
En ce qui concerne l'aspect scénique de cette pièce, les chanteurs sont costumés (voir description des costumes dans la nomenclature) et se trouvent sur des podiums disposés dans chaque groupe d'orchestre : soprano/groupe 5 devant à droite, mezzo/groupe 4 devant à gauche, ténor/ groupe 1 derrière à gauche, baryton/groupe 2 derrière à droite ; le récitant se trouve au milieu ou derrière le groupe 3 pour le texte initial puis énoncera en voix off le texte de Jacottet (p. 89/90 de la P.O.).
Ces podiums disparaîtront lentement sous la scène (ou au moins au niveau des musiciens) au cours de l'exécution de la pièce/scène suivant : Étude pour le poème.
Voici la liste et le contenu des textes utilisés dans Sprache, ainsi que leurs éditeurs ; pour leurs répartition dans l'œuvre, voir le synopsis.
E.E. Cummings, 58 +58 poèmes (1928-1938), Edition Christian Bourgois
be of love
More careful
Than of everything
Ivan Goll, Malaiische Liebes Lieder (extraits), Editions Langewiesche BrandtEbenHausen, Munich
O flĂĽstre mir was Ich dir bin
ErschĂĽttere mich mit meiner eigenen SĂĽsse
Entzücke mich mit meiner Schönheit
Il est également chanté en francais :
Chuchotte moi qui je suis
Étourdis moi de ma propre beauté
SĂ©duis moi par ma langueur
La femme boit l'ivresse dans l'oreille de nacre
Extrait du mĂŞme volume :
Ich bin die Schwarze Spur
die dein Kanu ins Wasser schneidet
Ich bin der gehorsame Schatten
den deine Palme neben sich legt
Georg Webern (extrait non édité de Parisereien, avec l'autorisation de l'auteur).
Einer aĂĽĂźerst sensibler junger Mann in jenem Tabakladen
vermeidet es ,mit dem Wechselgeld zu klingeln , meinend,
er werde sonst die schöne , junge Verkaüferin nervös machen.
Ingeborg Bachmann, « Die Gestundete Zeit », (extrait de Psalm), Editions Piper and Co., Munich
In die Mulde meiner Stummheit
leg ein Wort
und zieh Wälder groß Zu beiden Seiten
daĂź mein Mund ganz im Schatten liegt
« Anrufung des Grossen Bären » (extrait), Editions Piper, Munich
Wort sei bei uns
von zärtlicher Geduld und Ungeduld
es muß dies Säen ein Ende nehmen
Octavio Paz, Editions Sex Barral, Barcelone (pas de titre, je le cite de mémoire) « Semillas para un himno » (50/54), Fondo de la cultura economica Avenida de la Universidad 975, 0300 Mexico DF
El dia abre la mano
tres nubes
y estas pocas palabras
Poésie Quechua (« Indiens des Andes ») source inconnue
Hoy es el dia de mi partida
Hoy no me iré , me iré manana
Philip Larkin, « The North Ship » (extrait), Editions Faber and Faber, Londres
The moon is full tonight
and hurt the eyes,
It is so definite and bright
Nelly Sachs, « Glühende Rätsel » (extrait), Editions SuhrKampf, Francfort
Wo nur finden die Worte
die Erhellten vom Erstlingsmeer
die Augen- Aufschlagenden
die nicht mit Zungen verwundeten
(Wo nur finden die Worte)
die von den Lichter-Weisen versteckten
fûr deine Entzündete HimmelFahrt
die Worte die ein zum Schweigen gesteuertes Weltall
mitzieht in deine FrĂĽhlinge
Sylvia Plath, Selected Poems, « Edge » (extrait), Editions Faber and Faber, Londres
The woman is perfected
Her dead
Body wears the smile of accomplisment,
F. Garcia Lorca, « Divan del Tamarit », « Gacela del amor desesperado » (extrait), Coleccion Austral, Madrid
La noche no quiere venir
para que tu no vengas,
ni yo pueda ir.
Pero yo iré, aunque un sol de alacrames me coma la sien.
Pero tu vendras,con la lengua quemada por la lluvia de sal.
El dia no quiere venir
para que tu no vengas,
ni yo pueda ir.
Pero yo iré, entregando a los sapos mi mordido clavel
Pero tu vendras, por las turbias cloacas de la oscuridad.
Philippe Jacottet, « Pensées sous les nuages », à Henry Purcell avec l'autorisation de l'auteur, éditions Gallimard
Songe Ă ce que serait pour ton ouĂŻe,
toi qui es Ă l'Ă©coute de la nuit,
une très lente neige
de cristal.
E. Montale, Editions Montador Via Montadori, Via E. Lombardini 20143, Milan
ecco il segno ; s'innerva sul muro che s'indora :
un frastaglio di palma bruciato dai barbagli dell'aurora.
Il passo che proviene della sera si lieve,
non è felpato dalla neve, è ancora tua vita ,
sangue tuo nelle mie vene.