En 1962, j'ai réécrit une partition de « musique pointilliste » datant de 1952. Dans cette nouvelle œuvre, les « points » ne sont que rarement de simples points sonores : ils deviennent le centre de groupes, de colonnes, d'essaims, de masses vibrantes, le noyau d'organismes micro-musicaux.
Pour différencier les points originaux, j'ai utilisé quatre types de figures : un point s'élargira en montant ou en descendant ; ou bien un mélange sonore diminuera en montant ou en descendant, jusqu'à ce que le tout se mêle en un point. Élargissements et resserrements ont des textures caractéristiques (sons continus, trémolo, trilles staccato, portato, legato, glissandi, mélodies chromatiques, etc.) ainsi que des couleurs, des intensités et des vitesses caractéristiques. Les intervalles et les tempi dans lesquels s'effectuent ces mouvements sont constants pour des périodes plus ou moins longues et forment ainsi de plus grandes structures.
Dans la composition se chevauchent parfois tant de surfaces sonores qu'il en résulte plus de volume sonore, tandis que l'espace sonore reste vide (pourquoi considérons-nous toujours la musique uniquement comme une création sonore dans un espace vide, comme des notes noires sur du papier blanc ? Ne peut-on pas également sortir d'un espace sonore rempli de façon homogène et « ménager la musique », effacer les figures et les formes musicales ?).
Pareillement aux formes positives mentionnées, j'ai composé ainsi également des formes négatives ; trous, pauses, fosses avec différentes figures dont les limites sont plus ou moins marquées. Au cours de la composition je suis passé de l'un à l'autre : j'ai soit créé une turbulence à partir des parois sonores, soit des résonances projetées dans l'espace vide. A la frontière les « formes-négatives-positives » sont en suspens. Au-delà les formes sont plus ambigües.
Après la première, j'ai travaillé encore deux fois la partition. Par endroits j'ai arrêté la musique, répété un accord ou une figure plusieurs fois : « en forme d'instantanés ». Ici et là j'ai relié plusieurs points essentiels possédant la même couleur et joués par le même instrument en signes mélodiques émergeant de la toile sonore, de la même façon on peut percevoir dans cette musique de nombreuses images figurées dans la libre interaction de points isolés.
Je conçois un orchestre dans lequel chaque musicien joue la moindre note – apparemment si dépourvue de sens – avec précision et amour et en étant conscient que chaque partie si petite soit-elle, est bonne et indispensable à un Tout vivant.
Je conçois un chef d'orchestre qui s'est imprégné des structures atomistiques avec tant de conscience qu'il laisse les plus hautes images formelles se mêler en un grand organisme au sein duquel les éléments isolés ne se perturbent plus mutuellement, mais au contraire s'enrichissent. Un chef qui connaisse l'identité profonde des vibrations musicales et leur résonance dans toute la vie micro et macro-cosmique.
Je conçois un auditoire composé d'un public suffisamment sensible pour établir un parallèle entre chaque point musical et chaque moment de son existence : concevoir les parcelles de leur être et leur identité propre dans le cosmos. Les auditeurs doivent laisser les vibrations musicales s'immiscer jusqu'au fond de leur inconscient et exploiter la musique pour approfondir leur connaissance d'eux-mêmes et de leur propre identité au sein d'un tout. Humains, par cette œuvre, ils deviennent eux-mêmes musique.
Karlheinz Stockhausen.