Phases est une commande de Radio-France. L'œuvre comporte quatre études d'une durée totale de vingt-cinq minutes, qui font appel aux ressources de l'orchestre pour styliser musicalement des comportements évolutifs complexes. Les études peuvent être jouées séparément : en particulier il est préférable de présenter isolément la troisième, exercice de style de descentes indéfinies.
Le mot phase a plusieurs acceptions. Il désigne des périodes, aspects ou états successifs : phases de la lune, d'une maladie, d'une histoire. Dans le domaine physique ou chimique, des parties homogènes se différencient comme autant de « phases » distinctes, solides, liquides ou gazeuses. De même, à l'oreille, les assemblages instrumentaux se fondent ou s'opposent.
Mais le titre fait surtout allusion à l'étude des systèmes dynamiques. L'espace des phases est celui où sont représentés les états d'un système : l'évolution du système est figurée par une trajectoire dans cet espace. Les trajectoires sont attirées vers certaines régions – les « attracteurs » – qui correspondent souvent à des états stables : points d'équilibre ou cycles périodiques. Mais ces régions peuvent avoir une structure « fractale », c'est-à-dire semblable à elle-même quelle que soit l'échelle d'observation : on parle dans ce cas d'attracteurs « étranges ». L'effet des plus petites structures affecte alors les plus grosses, ce qui induit un comportement turbulent, chaotique : l'extrême sensibilité aux conditions initiales rend l'évolution du système imprévisible. Ces caractéristiques se retrouvent dans des domaines très divers, de la chimie à l'économie, des sons multiphoniques d'instruments à vent aux phénomènes météorologiques, pour lesquels Edward Lorentz a montré que les battements d'aile d'un papillon suffisaient à fausser des prédictions météorologiques à long terme.
La musique de Phases recherche, plutôt qu'une traduction précise en sons, une évocation, une métaphore de divers comportements dynamiques. Le modèle joue moins sur le matériau que sur la forme : progressions, quasi-cycles, bifurcations aimantant le développement assez singulier des quatre études, entraînant des figures ou des évolutions à la fois archétypales et imprévisibles, par exemple l'extension de germes sonores à la façon d'un feu ou d'une épidémie. Par moments la transposition musicale est très spécifique. Ainsi, dans la seconde étude, les contrepoints de cordes se figent en harmonies dont émergent des vibrations incohérentes; et une montée cyclique reproduit un scénario turbulent : injection d'énergie à une fréquence et transposition ascendante; les doublements de période évoquent une transition vers le chaos. La troisième étude adapte à l'orchestre mes descentes harmoniques et mélodiques indéfinies réalisées d'abord à l'ordinateur, et fondées sur une structure sonore fractale. La dernière étude se souvient de déploiements sonore développés à l'ordinateur.
L'écoute de Phases ne suppose pas la connaissance de ses modèles prétextes. Le rôle de l'orchestre ne se limite jamais à une simple traduction sonore : une ressource musicale et humaine aussi somptueuse ne saurait être traitée comme un synthétiseur. Le jeu n'était pas de plaquer brutalement un modèle extérieur sur un organisme complexe et raffiné : je me suis laissé porter ça et là par les spécificités instrumentales. C'est surtout pour donner à la forme une vie et une circulation particulière que j'ai invoqué les figures de « l'ordre du chaos ».
Jean-Claude Risset.