L'espace en soi et au-delà
Les poètes me semblent très souvent étonnamment plus proches que bien des musiciens. Si leur matière est le mot comme la mienne est le son, c’est dans le choix, dans le refus du tout-venant, dans l’apparente bizarrerie des énonciations, dans la recherche de la phrase qui n’existait pas encore, dans la tentative d’inventer librement – mais pas inconsidérément – une dynamique renouvelant la richesse que la langue nous a léguée que je reconnais cette proximité. Baudelaire disait : « La musique creuse le ciel, donne une idée de l’espace ». Ne parlait-il pas également de la poésie ?
Je n’ai découvert qu’assez récemment l’œuvre d’Emily Dickinson. L’hermétisme, si souvent invoqué à propos de cette poésie, n’est en fait que la conséquence du déploiement de l’espace que cette écriture ouvre devant elle. Et ce que je pourrai facilement nommer « le miracle » tient au fait que cet espace prend sa source dans un autre, plus intime, plus local, plus concentré, voire minuscule. Le fait qu’une toute jeune femme, vivant dans une maison bourgeoise d’une petite ville de Nouvelle-Angleterre au milieu du XIXe siècle, ait pu porter sa pensée à ce niveau d’incandescence dépasse mon entendement. Emily Dickinson vivait recluse, dit-on, il ne faut cependant pas voir dans cette attitude la marque indélébile de son art. C’est bien dans une poésie proprement humaine, dont sa propre personne n’est jamais exclue – si ce n’est par une volontaire abdication d’elle-même – qu’elle s’exprime. Si elle y dévoile souvent l’espoir qu’une géométrie divine (qui n’est pas accessible aux vivants) résoudra peut-être le mystère de la transcendance, elle ne méprise pas pour autant sa condition de terrestre.
Cela troublait celle que jadis je fus –
Car je fus jadis une Enfant -
De raisonner qu'un Atome - tombait -
Et que le Ciel tenait - pourtant -
(…)
La vie m'a posé de plus vastes - problèmes -
J'en garde certains - à résoudre
Quand l'Algèbre sera plus facile -
Ou plus démontrable - là-haut –
Comme les personnages des romans que son compatriote William Faulkner décrira plus tard, Emily Dickinson s’arrache à la terre pour atteindre la prodigieuse vision. Mais elle le fait, elle, par la volonté de son écriture. La terre, le ciel, les saisons, la nature, les abeilles, le jour et la nuit qui peuplent abondamment ses poèmes auraient pu donner lieu à un panthéisme naïf s’ils n’étaient le plus souvent annonciateurs de déceptions (le ciel trop banal – pour les regrets – Trop sûr – pour qu'on l'adule) voire pressentiments d’une vérité parfois bien plus terrible (la nuit est une Ténèbre, une Immensité qui vient en voisine, massacre de Soleils). Et la violence avec laquelle souvent elle projette sa pensée est proprement celle d’une déflagration sonore.
Cet espace au-delà des mots est pour moi tout entier musique. Je ne pouvais pas me résoudre à « mettre en musique » les poèmes d’Emily Dickinson, à composer un ensemble de mélodies pour voix et orchestre. J’ai préféré plutôt créer des univers sonores et musicaux dont le poème serait parfois le centre, parfois l’origine, parfois l’aboutissement. L’expérience de la brièveté du temps de lecture de cette poésie en comparaison avec son « temps de résonance » qui se prolonge bien au-delà m’a conduit à élaborer des architectures musicales de grande proportion. Mais puisque cet espace est avant tout « en soi », c’est aussi la valeur sonore de ces textes que j’ai tenté de reproduire avec la musique. Les fameux tirets qui interrompent si souvent les poèmes induisent, bien avant le dernier Mallarmé, une temporalité de l’écoute qui est pour moi synonyme de temps arrêté : nos non moins fameux « points d’orgue ». Cet arrêt qui permet justement la résonance comme moment de réflexion sur ce qui vient de se passer. La majuscule choisie comme principe d’élection du mot et – mais cela est vrai de toute bonne poésie – le jeu des assonances, le plus souvent libre chez cet auteur comme l’est la construction formelle de ses poèmes, ont été autant de points de départ pour une pensée musicale.
À ce jour, NOON dure 44 minutes. La version finale devrait avoisiner une heure et demie. Composée entre Avril et Août 2003 l’œuvre a fait l’objet d’une longue et délicate préparation. Les premiers travaux remontent à l’année 2001 lorsque j’avais participé à un atelier de création radiophonique pour France Culture (« En lisant, en composant » de Daniela Langer) pour lequel j’avais composé une série d’esquisses sonores : « 5 Dickinson’s studies » pour musique électronique. Ces compositions ont été intégrées et amplifiées dans NOON et ont constitué les points de départs de nombreux moments de cette œuvre. Mais l’étape la plus cruciale a consisté à effectuer un choix parmi le millier de poèmes qui se trouvait devant moi (le corpus entier d’Emily Dickinson fait état de 1789 poèmes) et surtout de trouver un ordre cohérent à ce choix. La brièveté, parfois extrême, de ces textes, m’a conduit à les regrouper à l’intérieur de cycles dont l’idée m’a directement été suggérée par ces quelques phrases :
Comme si la Mer s'écartait
Pour révéler une Mer nouvelle –
Et cette Mer - une autre - et qu'Elles
Ne fussent que prémisses –
De cycles de Mers –
(…)
Ainsi sont nés les cycles des Cycles, des Heures, du Dédoublement, des Géométries divines, de la Mort. Doivent venir les cycles de la Terre et du Ciel, du Moi, des Saisons, puis de nouveau le cycle des Heures car
Le matin, qui ne vient qu'une fois,
Envisage de revenir –
La soprano solo est le personnage principal de NOON. Elle y est cependant souvent remplacée par une voix enregistrée, celle de la poétesse américaine Marilyn Hacker qui dit les textes d’Emily Dickinson.
Le chœur, qui est très souvent un dédoublement de la voix soliste, est placé à l’intérieur de l’orchestre et non à sa place habituelle. Il doit effectuer une transition sonore entre la chanteuse et l’orchestre en émergeant des instruments comme une source sonore porteuse de mots et de sens. Le texte chanté par la soprano est très souvent disséminé à l’intérieur des voix du chœur qui se partageront les différentes couleurs de voyelles et de consonnes rejoignant à la fois les harmonies instrumentales et l’articulation de la voix soliste.
L’orchestre, lui non plus, n’est pas disposé de façon traditionnelle. Deux ensembles complets de cordes encadrent le groupe central composé des bois et des cuivres. Un piano, deux harpes et quatre percussions (utilisant assez massivement les steal-drums jamaïcains) viennent compléter l’ensemble.
La musique électronique qui se déroule en temps-réel, c’est à dire en s’adaptant aux tempi de l’orchestre, est composée principalement à partir des trois entités principales : l’orchestre, le chœur et la voix soliste. Certains tutti d’orchestre, « samplés » dans mes compositions ultérieures, auront pour effet de créer des duplications retardées et spatialisées de l’orchestre réel, comme s’il s’éloignait ou s’approchait physiquement des auditeurs. Un chœur de synthèse (réalisé grâce au programme Psola) vient se placer en contrepoint du chœur réel. Entièrement construit à partir des enregistrements des textes d’Emily Dickinson, il établit des jonctions entre langage parlé et chanté, entre phonèmes et consonnes bruitées. Cette même matière, réduite à une seule voix, formera une mélopée mélodique dont l’origine est pourtant une voix parlée. Un dispositif de spatialisation composé de six sources distribuées autour du public produit non seulement les déplacements de toutes ces couches mais aussi l’espace virtuel duquel elles proviennent.
Composer aujourd’hui c’est aussi construire l’espace acoustique qui déploie les ondes sonores, et prendre en compte la distance qui sépare cet espace du public. À l’autre bout de la chaîne, parti de l’espace mental des poèmes d’Emily Dickinson, et comme pour lui en donner une « incarnation sonore », se trouve l’espace réel des sons. Dans un cas comme dans l’autre, l’espace est « en soi » et « au-delà ».
P.S. Tout au long de ce travail, j’ai bénéficié des conseils avisés et bienveillants de Claire Malroux, sa traductrice française. Qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée.
Philippe Manoury, Paris, le 29 Août 2003.