Dernière pièce du cycle consacré aux interactions instruments/ordinateurs, Neptune, aprèsJupiter, Pluton et La Partition du Ciel et de l'Enfer, propose une nouvelle forme de rapport entre musiciens et système électronique. Trois percussions se trouvent confrontées ici à un système interactif : deux vibraphones (équipés d’un système MIDI) et un marimba auxquels se joindra un tam-tam à la fin de l’œuvre. Comme dans les œuvres précédentes, mais beaucoup plus développée ici, l’idée repose sur un contrôle de la musique de synthèse effectué en temps réel par les instrumentistes. La musique électroacoustique n’est pas enregistrée mais modulée, variée, transformée par les instrumentistes au moment du concert. Les nombreux processus qui parcourent l’œuvre ne sont pas fixés à l’avance mais évoluent en fonction du jeu des instrumentistes. Les hauteurs, dynamiques et tempi se trouvent placés dans une situation de grande relativité qui dépend de la variété avec laquelle les musiciens interprètent cette partition. Il ne s’agit en aucun cas d’improvisation mais de capter les zones de variabilité qui sont le propre d’une interprétation.
Le concept de partitions virtuelles, élaboré pour Pluton, trouve ici une extension plus large donnant une plus grande mobilité aux structures musicales. Il s’agit de faire réagir le discours musical lui-même aux impulsions données par les interprètes. Ainsi le tempo d’une séquence sera fonction des dynamiques instrumentales, l’émergence d’un événement dépendra également d’un seuil dynamique, etc. Il est possible de cette manière de déduire une transposition d’une dynamique, d’un tempo, d’une hauteur, d’un geste ou d’une durée. En d’autres termes, les composants musicaux, jusqu’à présent traités isolément, se trouvent réunis dans une même catégorie, les faisant réagir les uns par rapport aux autres.
Cinq sections divisent cette pièce :
I. Introduite par un son de tam-tam échantillonné (le tam-tam interviendra à la fin mais sera souvent présent de manière virtuelle), une vaste période harmonique déduite des harmoniques d’un son fondamental de « la grave » sert de fondement à la pièce. C’est une confrontation entre les notions d’harmonie et de spectre sonore qui sert de base à cette première section. Des séquences introduites par un duo de vibraphones, développées par le procédé des matrices de Markov (permettant à la musique de s’engendrer elle-même à partir de ses propres composants) et soumises à différentes phases de transformations (transpositions, ossatures rythmiques,compressions, dilatations, etc.), viennent s’articuler autour de la trame harmonique et la moduler jusqu’à se confondre avec elle.
II. Une séquence plus virtuose se trouve confrontée à des événements virtuels. Ceux-ci n’émergent que lorsque les instrumentistes dépassent un certain seuil dynamique. Une polyphonie latente est donc en filigrane, ne se présentant que suivant les accidents. « Accidents » comme lorsqu’on dit d’une route qu’elle est accidentée.
III. Les différents modes de jeu utilisés (par exemple le jeu avec le manche des baguettes) sont transformés par des modules électroniques. La qualité acoustique étant différente suivant les modes de jeu, celle des sons résultant de la transformation se trouve amplifiée car elle est une conséquence du jeu instrumental. Ces modules électroniques ont également pour but de créer des pôles sonores favorisant l’opposition entre consonances et dissonances.
IV. Une passacaille initiée aux claviers est reprise en boucle de manière toujours variée suivant l’interprétation des instrumentistes. Ainsi suivant le fait que l’un des musiciens joue piano ou forte, le tempo de la passacaille se trouve lent ou rapide, les séquences sont courtes ou longues. En retour, les autres instrumentistes se calent sur les tempi donnés par la machine, introduisant une variété de superpositions rythmiques toujours renouvelée. Peu à peu, le contrôle échappe aux musiciens et l’ordinateur réagit progressivement par rapport à ce qu’il produit lui-même. L’interactivité, jusque-là partagée entre les musiciens et la machine, est ici gérée de manière totalement interne par l’ordinateur qui achève la passacaille dans une texture de plus en plus rapide.
V. Le tam-tam fait son entrée et se trouve modulé par un système de filtres. Il s’agit d’un lointain hommage à Mikrophonie I de Stockhausen. Le son complexe du tam-tam se trouve découpé en très fines bandelettes sonores dont le vibraphone contrôle les transpositions. Ainsi instruments à sons indéterminé et déterminés se rejoignent, l’un éclairant l’autre.
Initialement composé pour la machine 4X, Neptune est aujourd’hui joué avec la Station d’informatique de l’Ircam. Miller Puckette a élaboré toute la partie logicielle, et Cort Lippe m’a assisté dans ce travail. Neptune est dédié à Vincent Bauer, Daniel Ciampolini et Michel Cerutti, tous trois percussionnistes à l’Ensemble intercontemporain, qui en ont assuré la création en juin 1991.
Cette œuvre est une commande des Amis du Centre Pompidou.
Philippe Manoury, Paris, mars 1994.