La première représentation de Natural Selection est pour moi la naissance d'une autre voie dans ma vie de compositeur : dans cette œuvre, les tâches habituellement traitées séparément et associées ensuite avec le compositeur, le programmeur et l'interprète, se trouvent combinées en une action intégrante ; et la syntaxe musicale a été conçue parallèlement au développement d'un instrument constitué d'un interface piano/Max-Opcode.
Conceptuellement, ce travail peut être perçu comme une mise en contraste de certaines caractéristiques « humaines » avec leurs équivalents technologiques (soit la mémoire « humaine » contre la mémoire « artificielle », ou le temps « humain » contre le temps « artificiel »). Ainsi, depuis le commencement, les redoutables problèmes de programmation que j'ai rencontrés menaçaient d'engloutir une bonne part de mon temps de travail et de déclasser la musique comme point focal du projet. Et, bien que recherche scientifique et assistance qualifiée m'aient été d'une aide inestimable dans ce développement, je me suis surpris, par moment, à me fier davantage au jugement et à l'erreur, voire finalement aux sens. Max lui-même n'aurait pu être conçu sans l'appui généreux de l'Ircam et l'aide précieuse de Tom Mays et Richard Dudas. L'effet de spatialisation, qui a bénéficié de l'utilisation du Spatialisateur, a été programmé par Tom Mays, aidé de Jean-Marc Jot. Quant aux sons produits dans l'œuvre, certains sont le résultat des travaux de Frédéric Voisin.
Mais qu'apporte une composition « interactive » pour compositeur et ordinateur, en comparaison avec une œuvre écrite intégralement et jouée par un ensemble professionnel ? L'« interactivité » peut-elle faire plus que détruire le simple bon sens de l'ordre « Newtonien » auquel nous a habitués notre tradition de concert musical ?
En utilisant l'« interactivité », mon objectif est de mettre en valeur, là où il y a peu ou pas de distinction entre interprète et compositeur, quelques pratiques musicales courantes de la tradition. Je parle de l'attention particulière que l'on peut accorder aux micro-détails du rythme et de l'harmonie lorsque les éléments structuraux du « style » sont si bien compris que le musicien a tout pouvoir de réagir aux exigences instantanées de l'interprétation. Dans ce sens, l'« interactivité » est une approche par laquelle les régions périphériques de la surface musicale (le « déchet », pour ainsi dire), pourraient être combinées comme partie intégrante de la composition. Je crois que sous cette forme, la musique gagne un fort potentiel pour la réussite d'une expérience « collective ». C'est là, à mon avis, ce qu'offre de plus enviable l'acte de créer la musique publique.
Dans Natural Selection, ma prestation au piano est analysée par l'ordinateur en temps réel. Les suites de notes et les accords sont comparés à une mesure de hauteur ce qui, outre une identification sûre, permet une « influence » variable. L'« influence » peut être traitée ou non par le programme pour produire une réponse. Bien sûr, il n'existe pas de partition linéaire ou pré-écrite pour cette version de l'œuvre. L'ordinateur et moi nous suivons mutuellement, selon un cadre fixe de contraintes qui lie nos deux actions. Nous interagissons par un code commun ; un code qui devient surface musicale. Si, par exemple, je commence à jouer le premier prélude de Bach du Clavier Bien Tempéré, l'ordinateur ne réagira pas jusqu'à ce que je clique le mot sous lequel la commande est programmée.
L'ordinateur, au-delà des informations sur la hauteur, peut aussi analyser et être influencé par les vitesses, les différences de temps, les commandes de clavier. Dans mon œuvre, chaque détail de la surface électroacoustique est généré par le jeu du pianiste. Je compte sur le processus d'auto-copie du système pour que la continuité de la forme soit maintenue et que ce qui se trouve sacrifié, en termes de virtuosité et de précision, laisse place à l'instauration d'une musique se composant en temps réel. Une musique, je devrais ajouter, où le « corps » joue un rôle tout aussi important que l'« esprit ».
Chaque fois que je joue Natural Selection, j'essaie d'avancer à peu près de la même manière, à cette exception que je suis libre, à n'importe quel moment, de faire un détour, de m'arrêter ou d'accélérer. Je ne suis jamais tenu par un rendez-vous ponctuel avec mon programme d'ordinateur. Et pourtant, j'ai toujours cette certitude que sur le chemin, un événement particulier va se réaliser. De cette façon, je suis tout à fait libéré de la responsabilité de coordonner chacun des mouvements à ceux d'un ensemble, d'un enregistrement ou d'un ordinateur. Plus important, je suis libre d'interagir en fonction de la réponse des ordinateurs dans un schéma improvisé. Ce retour immédiat, très productif, est une vaste source d'inspiration pour l'œuvre toute entière.
Un large cadre compositionnel existait dès l'amont du projet. Mais j'ai dû diminuer les effets plannifiés en raison des contraintes de temps et des difficultés extra-musicales qui se sont posées en cours de réalisation. Le projet est encore tout jeune mais, je l'espère, laissera autre chose qu'un vulgaire lot d'échantillons pour interaction avec ordinateur.
D'ailleurs, aux dernières heures de la nuit, alors que j'étais en train de travailler dans la retraite des studios de l'Ircam, cette fable ne m'est-elle pas revenue en mémoire ?
« Il était une fois, au temps des ordinateurs, des compositeurs qui rêvaient d'un grand mariage entre science et musique, lequel dépendait exclusivement d'une machine « universelle ». Pour réaliser cette musique, il était en effet indispensable d'inventer et de construire un immense « instrument ». Mais créer l'instrument exigeait la définition et le développement de codes et de protocoles spécifiques. De nouveaux problèmes se posèrent alors qui, à leur tour, générèrent d'autres recherches suivies par d'autres questionnements et d'autres recherches encore. À chaque étape, un monde s'ouvrait sur d'autres mondes, ce qui finit par donner lieu à une recherche d'ampleur « universelle ». Tous les problèmes se résolurent alors, et la notion précise de la musique fut oubliée à tout jamais. Et les compositeurs gardèrent depuis une compréhension et une appréciation bien plus grandes de la science et la technologie. »
Edmund Campion.