La Terre des hommes, dont le titre est tiré d'un texte de Simone Weil, se trouve, selon Klaus Huber, exposée aux « menaces d'apocalypse qui pèsent réellement sur la vie ». Cette terre restera-t-elle habitable, y aura-t-il une musique sur cette terre, une musique terrestre et humaine telle que dans l'Antiquité on imaginait la musique céleste ?
« Le temps n'est pas... aux poèmes surréalistes contre les dictateurs militaires. Et à quoi bon les métaphores, quand l'esclavage n'est pas une métaphore, ni métaphore la mort dans la rivière des Mortes ? » dit Ernesto Cardenal. La musique, art essentiellement métaphorique, sans message précis au sens idéologique se trouve inévitablement dans cette contradiction : elle ne peut ni exprimer, ni résoudre, ni esquiver les problèmes de notre époque. « J'ai essayé de composer avec cette contradiction fondamentale et la névrose qui l'accompagne, qui tous nous investit dès que nous abordons un thème de cet ordre. »
Dans cette situation contradictoire, le compositeur entreprend un double travail : d'une part, il écrit la musique la plus pure qui soit. Il ne s'agit pas d'un « art pour l'art », mais de la pureté d'un miroir qui reflète fidèlement «l'état politico-culturel de notre société. Dans ce miroir, nous trouvons... des facettes qui réussissent à déjouer la maladie de notre temps. Ces témoignages permettront peut-être un jour — du moins je l'espère — de contribuer à la création d'une nouvelle société. » D'autre part, il écrit une musique qui s'engage directement, par le choix de ses textes et par les gestes du discours musical. Il s'agit des deux faces de la même médaille.
La Terre des hommes est dominée par le personnage de Simone Weil, philosophe, femme d'une grande aspiration spirituelle et en même temps tournée vers les pauvres et les défavorisés de la société. Dans une époque difficile elle a voulu consacrer, voire sacrifier sa vie à cette double tâche. De 1933 à 1935, elle a travaillé comme simple ouvrière d'usine malgré son peu de talent pour les manipulations mécaniques compliquées et répétitives. Sa souffrance était extrême, mais dans son Journal d'usine (dont sont tirés les textes de la première partie de l'œuvre), elle cherche plutôt à décrire minutieusement les conditions de travail, sans accuser ni dévier vers un discours idéologique.
Du point de vue musical, cette première partie est disposée en quatre groupes instrumentaux qui suivent chacun leurs propres modèles rythmiques. Il en ressort une texture polyrythmique très compliquée. Le chef ne peut indiquer que quelques points de repère. Selon Klaus Huber, il agit comme un contremaître qui indiquerait la vitesse du travail à la chaîne, sans réussir à imposer à tous un rythme commun. Au début, on pourrait même distinguer des figures rythmiques ressemblant à la marche de machines quelque peu déréglées.
Le texte de Simone Weil est volontairement fragmenté. Des messages très courts s'insèrent comme des signaux dans le discours musical, qui n'accompagne pas le texte mais l'intègre. Il y a en même temps des textes récités et des textes chantés, de façon que la compréhension des mots clefs et leur perception en tant qu'éléments musicaux se fassent parallèlement. Certains fragments du texte sont même dits par les musiciens, de sorte que se produit un déroulement simultané de trois textes différents (récitant pour une sorte de cantus firmus non chanté — instrumentistes pour des textes qui décrivent le travail — mezzo incarnant Simone Weil réagissant en face de ce travail).
Avec la deuxième partie, la musique se tourne vers des textes plus méditatifs qui intériorisent la souffrance. Une brève transition, intitulée Retournement, introduit des tiers de tons dont le tissu est perçu comme des battements qui ressemblent à des trilles. La musique semble s'arrêter et le texte se retourne au milieu du mot « tourner » vers un approfondissement de l'expérience vécue. Les tiers de tons réapparaissent dans la quatrième partie qui utilise, toujours sous forme de fragments, un poème de Simone Weil.
La troisième partie comporte une structure de quarts de ton, et même si l'oreille de l'auditeur ne perçoit pas exactement ces nuances, il se rend bien compte que toute la pièce n'obéit pas à une méthode de composition unique et homogène. Une évolution spirituelle traverse comme un rayon qui va en s'amplifiant les cinq parties et l'emploi du contre-ténor en est bien un signe très perceptible : récitant dans la première partie, il émet déjà quelques sons définis au cours de la deuxième.
Dans la quatrième partie, il dialogue à droit égal avec la mezzo, tandis qu'il domine la musique dans la cinquième partie. Parallèlement, les points d'arrêt deviennent de plus en plus nombreux et un vide quasiment mystique se crée à certains endroits : il contredit l'univers régulier des machines aussi bien que la course fatale de l'histoire humaine déterminée.
La cinquième partie s'appuie sur deux textes : le premier est l'un des plus personnels que Simone Weil ait jamais écrits. Il reflète son attitude contradictoire à l'égard de la foi chrétienne. Les fragments qu'en a choisis le compositeur le rendent d'ailleurs encore plus énigmatique, comme si ce texte parlait d'un autre monde. A la fin, une autre voix s'élève, celle d'Ossip Mandelstam. Cette différence de voix est essentielle pour La Terre des hommes. Bien que la souffrance de Mandelstam égale celle de Simone Weil, le poète reste rigoureusement tourné vers la vie. Les deux vers qui ont le plus impressionné Klaus Huber dans ce contexte sont les suivants :
Coupez plutôt, coupez mon coeur
En fins éclats de cloches bleues !
« On ne peut pas me séparer de la vie », dit le poète, et il refuse la « couronne faite de lauriers épineux ». Que plutôt son cœur soit coupé « en fins éclats de cloches bleues ! ». Il ne veut pas, comme Simone Weil, « disparaître dans l'obscurité du travail physique » ni dans le sacrifice suprême. Devant un tel désir, la musique devrait rester muette. En revanche, elle se réalise précisément dans les fins éclats de cloches bleues qu'éprouve le cœur humain.
Les textes reproduits ci-après sont d'ailleurs le meilleur guide à travers cette œuvre dont l'expressivité immédiate va de pair avec un travail de composition très savant. Inutile de vouloir suivre la méthode du compositeur qui ne se révèle qu'à l'œil analytique : dès la première écoute, on ressent très clairement que cette œuvre ne s'épuise pas dans son aspect figuratif. Le compositeur a utilisé pour certains procédés des nombres d'une série de troisième degré, donc des nombres cubiques, « corporels » qui renvoient peut-être métaphoriquement à son but : donner un corps, une réalité aux aspirations fugitives qui semblent être celles de la musique.
Note : Les citations de Klaus Huber et d'Ernesto Cardenal sont tirées de l'article de Klaus Huber : « L'ébranlement de la conscience », in Entretemps, n° 7, décembre 1988.