La Barque mystique est le fruit d'une commande privée, destinée à un anniversaire. La barque dont il s'agit est celle qu'Odilon Redon a dessinée dans plusieurs de ses pastels homonymes. En dehors de raisons anecdotiques, liées aux circonstances de la commande, la référence à cet artiste « symboliste » n'est pas fortuite. Complexité et évidence des relations colorées, où se marient des teintes a priori incompatibles, rythmes des formes, où plages floues et couleurs brumeuses forment contraste avec traits incisifs et à-plats vivement colorés, trouvent leur équivalent dans les architectures et dans la palette harmonique de la musique. Volupté des déchirures, morosité délectable : les peintres et poètes de cette fin du XIXe siècle avaient su sublimer crises et incertitudes en valeurs artistiques éternelles. C'est sans doute une leçon pour nous : la pure transposition — agressivité du matériau ou « complexité » des formes — n'est pas suffisante.
La Barque mystique est véritablement « orchestrée ». C'est une orchestration miniaturisée, qui fonctionne comme une pièce d'horlogerie. Les instruments changent de rôle à chaque instant, les alliages varient sans cesse ; le tout devant concourir à l'édification de formes globales. L'effet final, comme dans tout mouvement d'horlogerie, n'est produit que si l'exécution est d'une extrême précision — dans les hauteurs, microtonales, dans les rythmes, et dans les timbres.
Tristan Murail, programme de concert du 16 décembre 1996, Ensemble Fa.