Le Klavierstuck XI de Stockhausen constitue avec la Troisième Sonate pour piano de Boulez l'une des deux premières « œuvres ouvertes » de l'histoire de la musique occidentale. La partition consiste en une unique feuille de papier de très grand format sur laquelle sont inscrites dix-neuf séquences musicales différentes que le pianiste a le droit d'enchaîner dans n'importe quel ordre. La combinatoire mise en jeu implique que chacune des dix-neufs séquences pourra être jouée dans chacun des six tempi, des six niveaux d'intensité et des six modes d'attaque différents distingués par le compositeur.
Etant donné d'une part que l'interprète est entièrement libre d'enchaîner les séquences les unes aux autres selon un parcours zigzaguant dont il est le seul responsable, et d'autre part que la pièce se termine obligatoirement lorsque les yeux de l'exécutant tombent à nouveau sur une séquence qu'il a déjà jouée deux fois auparavant, il y aurait, selon le calcul effectué par le compositeur suisse Jacques Guyonnet, une possibilité de 2.432.902.008.176.640.000 combinaisons différentes. Un nombre aussi considérable de variantes, que Stockhausen n'a bien entendu pas pu contrôler pratiquement, implique une extrême mobilité de la forme qu'autorise cette interchangeabilité des parcours, des vitesses d'exécution, des modes d'attaque et des niveaux dynamiques.
Le Klavierstuck XI de Stockhausen appartient au domaine de ce que le compositeur appelle lui-même la « forme multivalente » (vieildeutige Form), c'est-à-dire à tout un ensemble d'œuvres composées selon des lois de probabilité dirigée. Toutefois, chacune des séquences demeure entièrement écrite de façon linéaire et traditionnelle en ce qui concerne les hauteurs et les valeurs rythmiques. Ce qui est mobile, dans cette œuvre, ce sont donc l'ordre de succession, la vitesse de déroulement, l'articulation et le relief sonore des différentes séquences, mais non la nature même de leurs trajectoires mélodiques, de leurs agrégations verticales ou de leurs figures rythmiques.
Ainsi, derrière l'apparente mobilité de sa présentation, l'énoncé musical repose en fait sur une identité de structure au niveau des hauteurs et des rapports de durées ; et c'est sans doute la raison pour laquelle, à l'audition, ce Klavierstuck XI de Stockhausen ne manifeste pas de rupture stylistique notable par rapport aux dix autres qui l'on précédé, alors que du point de vue de sa conception formelle et structurelle au contraire il en diverge fondamentalement.
Francis Bayer.