Après Kraft pour grand orchestre, après Ur : Joy, pour grand ensemble. Ces titres ramassés, ces monosyllabes sont à l'image de la vitalité contenue, de la force et de la confiance créatrice qui anime les grandes architectures de Magnus Lindberg.
Dans Joy, le compositeur utilise à la fois les instruments traditionnels – bois, cuivres, percussions, piano et cordes – et la lutherie électronique. L'échantillonneur permet de disposer de sons particuliers, obtenus par traitement pour le moins inhabituel d'un piano à queue : mis en position verticale, ses cordes complètement détendues et frottées avec un archet, le « grand piano » a pu livrer des sonorités inouïes, soigneusement ciselées par divers filtres. Il ne s'agit pourtant pas de satisfaire gratuitement à une humeur ludique : cette matière insolite apparaît bien par moment comme la résultante acoustique des processus qui président au déploiement de la forme globale.
L'informatique est également mise à contribution pour accélérer les opérations qui régissent l'organisation des hauteurs dans la composition. Et c'est par une démarche originale que le compositeur parvient à réunir deux hiérarchies – l'une issue de la tradition sérielle, l'autre de ce qu'il est convenu d'appeler « musique spectrale » : des ensembles de notes aux propriétés symétriques remarquables coexistent avec des échelles fondées sur les composantes acoustiques internes du son – les harmoniques. Magnus Lindberg le pianiste se dit fasciné par ces agrégats symétriquement espacés, si fréquents dans la musique d'un Bartók : ils se prêtent à toutes sortes de permutations qui démultiplient leurs possibilités combinatoires. A l'inverse, la simulation instrumentale de l'image magnifiée d'un son – de son spectre – permet d'assoir le discours sur des résonances naturelles retrouvées. L'univers intérieur du son – imperceptible dans des conditions normales d'audition – fournit le modèle des lois de ses associations externes avec d'autres sons.
Une texture en constant renouvellement résulte des interactions entre ces deux types d'organisation des hauteurs. Et la forme de l'œuvre se définit par le degré et le type de discontinuité qui intervient dans ces transitions. Joy s'ouvre sur une série d'épisodes brefs et contrastés, qui s'interrompent mutuellement par des écarts brusques dans le tempo : le compositeur compare une telle structure cloisonnée à celle des « variations » traditionnelles. Cette section introductive débouche sur l'amorce d'un processus. A l'opposé des changements abrupts qui précèdent, une telle écriture s'appuie sur une transformation continue de la texture, et en particulier de l'ambitus : les événements particuliers se répartissent de façon statistique au sein d'une tendance générale, et s'effacent au profit d'une forte directionnalité de l'énoncé ; le tempo est cette fois uniformément accéléré sur une longue période et l'ensemble tend à se resserrer vers le grave. L'aboutissement de cette lente métamorphose est une première « cadence » non-mesurée pour l'échantillonneur : les sonorités décrites ci-dessus apparaissent, selon les termes du compositeur, comme une « métaphore sonore de la compression » qui affecte graduellement le matériau – un peu comme si un processus se déroulant dans le temps s'était condensé en son, le rythme devenant timbre. Car Magnus Lindberg nie la pertinence des paramètres musicaux : le fait sonore est un tout indissociable dont seules les dimensions perceptives changent. Un tel processus est équilibré de façon symétrique peu avant la fin de l'œuvre ; une décélération continue, suivie d'un élargissement considérable de l'ambitus parviennent à une nouvelle suspension de la battue : un point d'orgue culminatif avant la section conclusive.
De même, vers le centre de la composition, deux volets se répondent : ils ont le caractère d'un scherzo et sont reliés par une brève séquence transitionnelle que le compositeur compare à un « collier de perles ». Le second scherzo, par son écriture qui n'est pas sans rappeler celle du « minimal art », semble comme le pôle inverse des processus de transformation continue : les événements tendent à s'y figer dans la répétition.
La dialectique entre symétrie et directionnalité traverse tous les niveaux d'élaboration de Joy : depuis l'organisation locale des hauteurs jusqu'au parcours formel. S'y superpose une autre opposition tout aussi féconde : celle de différents groupes instrumentaux au sein de l'ensemble. Joy affirme ainsi la permanence du principe de l'ancien « concerto grosso ». Car une esthétique de la symétrie – des objets musicaux comme cristaux – n'exclut pas le travail avec des archétypes. Des courbes, des gestes s'associent aux différents accords, et la conception de la grande forme est volontiers dramatique. Magnus Lindberg avait pensé intituler sa pièce Prometheus.
Peter Szendy.