Grands Défilés est un diptyque de théâtre musical pour une majorette, un chef de fanfare qui joue légèrement faux, un serpent baroque, une chanteuse lyrique et un dispositif électroacoustique. Jouées simultanément, les deux parties relatent en musique et en mots la même journée, racontée de deux points de vue différents. Préfère-t-on son propre souvenir ou celui que l’on nous a raconté ? S’inspirant de la messe des morts, d’un concours de fanfares, d’un paquet de cacahuètes, de la suite française et d’un lot de diapositives jaunies, les interprètes - dont la mémoire oscille entre moments vécus et passé inventé - tentent en vain d’accorder leurs souvenirs. Il est ici question du passé. Il est simultanément vivant et mourant : vivant parce que le passé subsiste dans le souvenir ; mourant parce que le souvenir s’oublie progressivement. Les personnages de Grands Défilés nous font part de leurs souvenirs : ceux qu’ils accumulent de façon disparate, qui se mélangent et se contredisent. Leur passé est mourant parce qu’ils ne cessent de le réinterpréter, de le déformer. Dans Grands Défilés, il n’y a pas de temps : il est à la fois figé comme une diapositive mais se déroule imperturbablement au cours d’une seule et même journée. Préfère-t-on son propre souvenir ou celui que l’on nous a raconté ? Les personnages de Grands Défilés vivent dans la simultanéité : leur mémoire oscille entre moments vécus et passé inventé, ils sont à la fois dos à leurs souvenirs et dos aux souvenirs de l’autre. Ils nous racontent à la fois simultanément et successivement le déroulement du grand défilé. La musique de Grands défilés est construite à partir d’une succession de petites pièces, un peu à mi-chemin entre la Messe des morts et la suite baroque. Sa composition consiste à l’approfondissement de mon concept des OEM (objets esthétiquement modifiés), qui sont des fragments musicaux issus de la littérature classique ou traditionnelle. Ces fragments sont, un peu à l’instar des manipulations génétiques, d’abord prélevés, décontextualisés, modifiés esthétiquement, puis confrontés au langage contemporain. Les principaux référents utilisés ici sont liés à la musique religieuse - chant grégorien, graduel d’Aliénor de Bretagne, à Rameau - avec, par exemple, l’orchestration de la pièce pour clavecin Les tendres plaintes, à Berlioz - pour son utilisation du serpent dans le 5e mouvement de la Symphonie Fantastique mais aussi à la musique traditionnelle folk et blues - The coocoo bird. La musique se développe ainsi au sein d’un univers étrange où l’impureté stylistique prédomine, soulignant les côtés irréels du texte. Sentiment renforcé par une électronique qui accompagne l’instrument ou la voix dans son cadre harmonique, mais avec des sons de synthèses surprenants, dont la gamme d’expression développe un panel très large de qualités sonores, entre le kitsch et la méditation solennelle. Cette hétérogénéité s’inscrit, grâce au travail sur les OEM, dans un cadre cohérent. En résulte une double tension à l’écoute sur chacun de ces mouvements, à la fois petits paysages oniriques s’ancrant dans une réalité historique fuyante et musique du passé fantasmée. Chacune des deux parties propose ses propres couches de significations que le spectateur pourra ou non explorer, entendre, interpréter et croiser en fonction de son ressenti ou de son écoute personnelle. Enfin, la musique tisse, en négatif, un rapport intime avec le texte, formant ainsi des couples de sens fragilisés en permanence par le discours. Le spectateur-auditeur est donc invité à se perdre dans les souvenirs, puis à se frayer un chemin singulier au milieu de ces petites briques d’histoires et de sons, et à résoudre – ou non – les paradoxes de cet anti-conte musical.
Aurélien Dumont.