Dix-sept ans séparent la première version de Gran Torso de son élaboration définitive. Entre 1971 et 1988, la musique de Helmut Lachenmann a évolué, imprimant sa marque aux versions successives de l'œuvre. La grande forme de ce premier quatuor semble résumer le chemin parcouru. Quand, au centre de la pièce, la musique s'immobilise sur une longue tenue d'un son frotté à l'archet sur le cordier de l'alto et du violoncelle, produisant une sonorité semblable à un souffle, une respiration, il s'agit d'une sorte de seuil minimal de la musique. Selon le compositeur, il représente le passage entre une déconstruction d'un langage et sa reconstruction.
Dans la première partie, selon un jeu de catégories sonores propre à l'écriture de Helmut Lachenmann, les sonorités « extra-instrumentales » construisent un long et inexorable decrescendo qui aboutit à cette section centrale où ne subsistent, pour l'alto et le violoncelle, que les aller-retours de l'archet sur le cordier. Un mode de jeu qui fixe l'attention de l'auditeur au coeur d'une sonorité qui s'impose par son caractère brut, originel. Ce point central, où la durée s'abolit, représente à la fois l'aboutissement du mouvement précédent, mais aussi l'endroit où s'accumule l'énergie d'une recomposition. Plus qu'un simple repère temporel, il matérialise l'impression d'un milieu dans l'œuvre.
À partir de cette sonorité brute, comme figée, le discours musical se reconstruit entièrement, par accumulation de gestes simples, comme incontrôlés – frottements de l'archet à la fois sur la caisse et sur le cordier, rebonds sur les cordes étouffées – semblables à la transcription instrumentale d'une action naturelle (frotter, frapper, rebondir). Ce choix marque la volonté du compositeur d'utiliser des éléments indifférenciés, dont la forme neutre sera progressivement modelée par la mise en œuvre d'un nouveau langage. Dans la première partie, la focalisation opérée sur ces objets bruts, sur ces données de base du monde sonore, apparaît comme la condition sine qua non de la compréhension de cet univers musical.
L'accumulation de sonorités brutes se différencie par l'évolution de ses éléments : d'abord individualisé, le rebond de l'archet sur la corde se transforme par la suite en matériau d'un contrepoint rigoureux ; il change de nature et devient balzando perpetuo (le rebond est « infini »), laissant apparaître des hauteurs identifiables. Ainsi, le déploiement de l'oeuvre est indissociable d'un processus de raffinement des sonorités, qui leur fait perdre leur caractère brut, originel.
Tous les éléments entendus dans la première partie reviennent par la suite – en particulier les sonorités « perforées » écrasées à l'archet –, mais dans un contexte différent, en quelque sorte rénové. Dans cette perspective, la fin voit reparaître mode de jeu central, légèrement modifié : au lieu de jouer arco sur le cordier, les violons et l'alto jouent arco sur le chevalet, produisant là aussi une sonorité de souffle, dont le pouvoir évocateur est amplifié par les incidences musicales que nous lui connaissons désormais.
François Bohy, programme du Festival d'automne à Paris, cycle Helmut Lachenman.