Pas de conclusion hâtive ! La personnalité, comme la musique, d’Unsuk Chin ne saurait se réduire à sa nationalité – sud-coréenne : elle est née à Séoul. La tradition musicale coréenne elle-même est du reste aujourd’hui plus ou moins perdue – interrompue par l’occupation japonaise en 1910 – et la compositrice n’y a eu accès que de très loin. « Quelques rares compositeurs coréens, comme Isang Yun par exemple, ont fait des recherches pour exhumer cette tradition, dit-elle. Isang Yun a même réussi à incorporer de manière convaincante ces éléments dans un tissu musical occidental d’avant-garde – mais il est né en 1917, et a grandi dans des villages où quelques personnes connaissaient encore cette musique ancienne. Je suis née près de cinquante ans plus tard et ces derniers vestiges avaient eux-mêmes disparu. »
Unsuk Chin grandit dans un environnement musical principalement meublé d’influences occidentales. Son père, pasteur presbytérien de son état, lui enseigne très tôt les fondamentaux de la lecture musicale et du piano – même si cette formation première reste très informelle. Dès l’âge de huit ans, toutefois, la petite fille accompagne les hymnes lors des offices et a ainsi l’occasion de se frotter à quelques exercices d’harmonie et de transposition – lorsque l’assemblée chante un demi-ton trop haut, ou trop bas. Cette première rencontre avec la tradition musicale occidentale prend bientôt des allures ludiques et, à douze ans, Unsuk Chin sait déjà qu’elle deviendra compositrice. « Nous étions assez pauvres, et je n’ai donc pas eu l’occasion de prendre de véritables cours de musique. Durant mon adolescence, j’ai donc appris toute seule. J’écoutais de la musique, travaillais mon piano et j’étudiais des partitions par dizaines. Enregistrements et partitions étaient alors un luxe pour moi, donc j’empruntais, et je copiais des scores entiers. »
Tributaire des quelques bibliothèques auxquelles elle a accès et des hasards de ses rencontres, ses connaissances musicales sont nécessairement limitées lorsqu’elle entame ses études à l’université nationale de Séoul – « ça s’arrêtait au Concerto pour violon de Stravinsky, se souvient-elle ». C’est donc une grande chance pour elle de pouvoir y suivre les cours de Sukhi Kang. Sukhi Kang, en effet, est compositeur. Élève d’Isang Yun et de Boris Blacher, il a étudié et travaillé en Europe (et notamment à Hanovre et Berlin) et est alors l’un des principaux promoteurs de la nouvelle musique en Corée. grâce à lui, la jeune Unsuk Chin dévore avec appétit toute la littérature européenne d’après-guerre. Mais, la musique qui l’impressionne le plus est indéniablement celle de Ligeti. Quand elle arrive à Hambourg, Unsuk Chin est déjà une compositrice relativement reconnue, lauréate de quelques prix internationaux, mais les trois années qu’elle passe auprès de Ligeti resteront l’une de ses expériences les plus essentielles de musicienne et, a fortiori, de compositrice. Cette période hambourgeoise fut toutefois également une période éprouvante. D’emblée, le maître l’enjoint de jeter tout ce qu’elle a écrit jusque-là, et la jeune femme se trouve dans l’incapacité d’écrire une note pendant tout le temps qu’elle passera auprès de lui. Il faudra qu’elle quitte Hambourg pour pouvoir se remettre à composer. Et si elle gardera pour lui son admiration, les quelques échanges qu’ils auront par la suite seront encore difficultueux, jusqu’à sa mort en 2006.
Autre expérience fondatrice : la musique électronique – à laquelle elle se frotte au studio électronique de l’Université technique à Berlin dès 1989, et qui sera pour elle un moyen de se réconcilier avec l’écriture. Elle n’a jamais cessé depuis de la pratiquer, à l’Université technique à Berlin naturellement, puis dans d’autres institutions spécialisées, comme le studio électronique de la WDR à Cologne et l’Ircam, en 2007, pour une première expérience, Double Bind? pour violon et électronique. « Composer de la musique électroacoustique a radicalement refaçonné ma pensée musicale, dit-elle. Lorsque j’ai commencé à composer, les technologies disponibles étaient très différentes. Tout se faisait « la main », et il fallait s’armer d’une patience extrême. Les outils étaient très primaires, comparés à ceux d’aujourd’hui, mais j’aimais ça, d’une certaine manière. On se heurtait à de nombreuses contraintes, défauts et « caprices » de la machine, mais ce combat était extrêmement stimulant pour moi. Et si on réécoute aujourd’hui certaines œuvres électroacoustiques de cette époque d’une technologie balbutiante – les premiers essais de Stockhausen ou les œuvres de Xenakis –, on constate qu’elles n’ont rien perdu de leur force et de leur pertinence, malgré les circonstances ardues de leurs genèses. La qualité n’est pas forcément une question de matériel… Par ailleurs, les énormes changements dans l’univers de la musique électroacoustique ont indéniablement eu un impact extrêmement violent sur le monde musical. Avec les traitements en temps réel, il devient à la fois très tentant et beaucoup plus simple de jouer avec des phénomènes comme ceux d’autoréférentialité ou de théâtralité – ce que j’ai fait dans Double Bind? –, de même qu’avec ceux de métamorphose musicale et de métissage sonore. »
Autoréférence, métamorphose, métissage – autant de concepts que l’on retrouve également dans une certaine littérature à tendance surréaliste, à commencer par Lewis Carroll, dont le célèbre Alice au pays des merveilles a inspiré à Unsuk Chin un opéra (composé entre 2004 et 2007 et créé à Munich en 2007). « La fascination qu’exerce ces « contes pour enfant » de Lewis Carroll, sur toutes les populations, sans distinction d’âge, d’éducation, de profession ou de nationalité, est tout simplement confondante, remarque Unsuk Chin. Citons le film Matrix, mais aussi des dizaines de philosophes, écrivains (Wittgenstein, Borges, Eliot, Deleuze, et bien d’autres encore), scientifiques, mathématiciens, sans parler des linguistes… » « Toutefois, mon intérêt pour Lewis Carroll n’est pas à proprement parler pour le côté “contes de fée” de ses écrits. Les contes de fée parlent de bien et de mal et ce qui m’intéresse au contraire chez Carroll, c’est le fait qu’il n’y a ni intrigue (au sens conventionnel du mot), ni morale, ni même émotion. Ses écrits sont une suite de jeux de mots, de situations absurdes et de “nonsense”. Leur logique tordue brosse un tableau d’un univers alternatif, régi par des règles physiques différentes des nôtres (pas étonnant que son œuvre ait été vue comme visionnaire, notamment du point de vue de la physique quantique). Tout est rêve. »
Si Lewis Carroll a compris ce que la psyché enfantine suggère d’un univers onirique élargi, ce sont justement ces petits aperçus de l’onirisme – qui sont le royaume de l’imagination – qu’Unsuk Chin essaie d’exprimer au travers de sa musique. Ainsi du titre de cette nouvelle pièce, Fanfare chimérique, qui évoque non seulement ces créatures fantastiques tout droit sorties de la mythologie grecque, qui mêlent les corps de différentes créatures existantes, mais également les idées d’illusion, d’utopie, ou de rêve inatteignable. « En médecine ou en génétique, ajoute Unsuk Chin, les chimères sont des individus ou des organes dont les tissus sont de diverses origines génétiques et n’ont donc pas tous le même ADN. Ma pièce ne parle cependant ni de mythologie grecque ni de génétique, précise-t-elle aussitôt. Pour moi, la musique est une forme artistique abstraite. J’ai choisi ce titre d’abord pour ses qualités musicales et sonores. Ensuite, les allusions qu’il véhicule ne sont pertinentes qu’en ce qui concerne les traitements électroniques – surtout dans les parallèles qu’il suggère en termes de traitement sonore en temps réel. »
« Fanfare chimérique, conclut-elle, est ma première pièce pour vents seuls. Et, pour la première fois également, je compose pour deux ensembles identiques – qui seront spatialisés. Ce concept – deux ensembles se confrontant dans l’espace et traitement électronique en temps réel – m’a permis divers jeux de miroir, de contrastes, et de clair-obscur… »
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.