C'est en 1915 que Debussy composa les deux recueils des Douze Etudes pour piano, Debussy semble avoir voulu poursuivre une tradition que les maîtres de la virtuosité pianistique avaient instaurée. Certes, les études proposées à l'entraînement des élèves pouvaient rebuter ceux-ci quand elles étaient signées par ces gymnastes des doigts que connut le XIXe siècle. Mais Chopin et Liszt avaient donné d'admirables lettres de noblesse musicale à un genre destiné à la pédagogie. Debussy assume cette filiation.
Bien entendu, au cours de ces deux recueils comprenant chacun six Etudes, Debussy observe la règle du jeu. Comme chez ses prédécesseurs, il assigne à chaque Etude une difficulté particulière de la technique pianistique. Le premier cahier, avec ses études pour les cinq doigts, pour les tierces, les quartes, les sixtes, les octaves et les huit doigts, semble avoir pour objet le mécanisme digital. Le second volume propose - et ceci représente, par rapport à la littérature de cette forme, une acquisition originale - une étude des sonorités et des timbres. Les titres de cette véritable anthologie auditive révèlent l'importance que Debussy attachait à la sensualité sonore : études pour des degrés chromatiques, les agréments, les notes répétées, les sonorités opposées, les arpèges composés, les accords.
Dans l'Etude X - pour les sonorités opposées, l'une des plus admirables pages des Etudes, Debussy innove un agencement contrapuntique des registres, des nuances, de la dynamique, des tempos, des vitesses de déroulement et même des notations de style «expressif».
Malgré le parti pris d'une performance conçue sous l'exigence d'une même difficulté, la musique se meut avec une liberté et un oubli d'elle-même, dans ses inachèvements, ses subites reprises d'éléments oubliés, qui préfigurent, par une instabilité de la continuité, les Etudes, Jeux et les Sonates. Debussy a tenu à ce que figure ce texte comme Préface des Etudes :
«Quelques mots...Intentionnellement, les présentes Etudes ne contiennent aucun doigté, en voici brièvement la raison. Imposer un doigté ne peut logiquement s'adapter aux différentes conformations de la main. La pianistique moderne a cru résoudre cette question en en superposant plusieurs ; ce n'est qu'un embarras... La musique y prend l'aspect d'une étrange opération, où, par un phénomène inexplicable, les doigts se devraient multiplier...
(...) Nos vieux maîtres - je veux nommer «nos» admirables clavecinistes - n'indiquèrent jamais de doigtés, se confiant, sans doute, à l'ingéniosité de leurs contemporains. Douter de celle des virtuoses modernes serait malséant. Poux conclure : l'absence de doigté est un excellent exercice, supprime l'esprit de contradiction qui nous pousse à préférer ne pas mettre le doigté de l'auteur, et vérifie ces paroles éternelles : «on n'est jamais mieux servi que par soi-même». Cherchons nos doigtés» (Claude Debussy)
Jean Barraqué, Programme du concert de l'Ensemble Intercontemporain au Théâtre d'Orsay