Le terme d'épigénèse décrit l'évolution d'un organisme par différenciation successive de parties nouvelles. Par référence métaphorique à la morphogénese, cette forme de « développement » a fourni l'idée formelle de la pièce. Dans Epigénèse en effet, un même matériau est exposé, réexposé, surexposé, déployé, à travers le jeu de la différence et de la répétition, ce constant retour du même tendant à donner un caractère obsessionnel à l'œuvre dans son ensemble. Je voulais depuis longtemps réaliser une œuvre comme celle-ci, qui ne serait qu'un vaste mouvement constitué de répétitions d'un même processus, mais qui à chaque retour du même serait présenté sous un autre éclairage, produisant alors du différent.
La manière dont cette idée est menée à bien dans la pièce est l'aboutissement d'une réflexion entamée depuis mon entrée à l'Ircam, sur les processus formels d'une part, et sur le timbre d'autre part.
Les processus formels qui m'ont intéressé pour cette pièce sont réalisés au moyen de courbes qui parcourent un espace discontinu de valeurs particulières à chaque section, et dont les variations décrivent l'évolution des paramètres principaux. Ces courbes sont combinées, anamorphosées, en fonction des besoins du traitement formel. Je contrôle de cette manière des directionalités, des périodicités, des polarités, des densités, des flots, qui vont élaborer le matériau du plan général jusqu'aux détails. J'ai pu de la sorte tenter de faire interagir le matériau sonore et l'organisation. Ainsi sont gérés le rythme, les contrepoints de lignes, l'harmonie, et le timbre.
En ce qui concerne le timbre, j'ai réalisé ce processus après des recherches qui nous ont amenés, Pierre-François Baisnée, Yves Potard, et moi-même, à développer de nouvelles techniques d'analyse et de synthèse des sons instrumentaux. En abordant une œuvre mixte, je voulais en effet essayer de ne pas retomber dans le piège trop souvent observé d'une absence de fusion entre les matériaux sonores issus de l'ordinateur et ceux des instruments sur scène. J'ai donc décidé de chercher des solutions de continuité entre les deux univers, instrumental et de synthèse.
La première idée, assez évidente, était d'amplifier les instruments puis de les traiter. La seconde était d'élaborer des matériaux de synthèse qui partent des instruments et qui par des processus d'interpolation et d'hybridation établissent des ponts entre les divers instruments, puis s'en éloignent par des processus d'abstractions successives.
J'ai voulu musicalement combiner les deux idées en une seule : réunir traitement et synthèse, utiliser l'ordinateur comme prolongement de l'instrument, littéralement comme une résonance, qui à la fois retranche et ajoute de l'information aux instruments. Nous avons développé à cette fin une méthode qui consiste à décrire un instrument dans le domaine spectral et temporel par une série de résonances (ou de filtres) dont les valeurs de fréquence, d'amplitude, et de largeurs de bande sont déduites d'une analyse automatique. Dans ces résonances/filtres, peuvent être envoyées des impulsions de bruit blanc et/ou n'importe quelle source sonore extérieure. Dans le premier cas, il s'agit d'une synthèse, où un bruit blanc enveloppé sert d'excitateur (e.g. archet, plectre, ou souffle). Dans le second cas, il s'agit du filtrage d'un instrument, qui joue le rôle d'excitateur, « par » un autre instrument qui lui joue le rôle de la résonance. A travers un faisceau de relations quasi-organiques entre les diverses sources instrumentales et synthétiques, il est donc possible de filtrer n'importe quel instrument par n'importe quel autre, d'en articuler un par un autre, de mélanger les caractéristiques de plusieurs, ou bien de passer progressivement de celles des uns à celles des autres, créant ainsi des chimères acoustiques, des artefacts, qui gardent cependant toujours un lien fort avec les instruments, produisant du « nouveau » sans désorienter notre perception, et même plutôt aidant à la structurer, tout en étendant nos ressources expressives.
Les recherches pour cette pièce ont été développées dans l'environnement d'aide à la composition FORMES contrôlant le synthétiseur CHANT implanté sur un calculateur rapide mais temps-différé (processeur vectoriel FPS-100). Les résultats ont ensuite été transférés sur Ia 4X, pour permettre un jeu en temps-réel. La 4X n'est utilisée dans Epigénèse que pour réaliser de la synthèse et du traitement par filtres, tâches qu'elle reste la seule machine capable de réaliser en temps-réel. Ainsi, le parti-pris en ce qui concerne la 4X a été de construire un « instrument » de synthèse/traitement, qui puisse évoluer au fur et à mesure de la pièce, et qui puisse être joué par un musicien et non pas contrôlé par un séquenceur aussi sophistiqué soit-il. Il existe donc une partition pour l'instrumentiste qui joue de la 4X, ne différant pas de celles des autres musiciens.
Il n'était pas possible, pour des raisons de complexité de calcul, de réaliser en temps-réel tous les matériaux sonores que je désirais, c'est pourquoi j'ai dû réaliser certains sons en temps-différé puis les enregistrer sur bande. Ceux-ci sont de deux natures : des trames qui sont enveloppées et spatialisées par le jeu des instrumentistes, et des parties « solistes », qui interviennent par conséquent sans nécessiter de synchronisation avec les instrumentistes. Les partitions des processus ont été calculées avec FORMES, puis imprimées grâce à des programmes écrits par Gérard Assayag et Jacques Duthen.
Cette pièce est dédiée à Gérard Buquet ; ce sont ses qualités musicales et humaines qui sont à l'origine de ce travail. Par ailleurs, elle n'aurait pas pu se faire sans le travail, le soutien permanent et efficace, l'obstination, de P.F. Baisnée, Y. Potard, et Kaija Saariaho, je les en remercie le plus vivement. Je remercie aussi Xavier Rodet, dont l'influence a toujours été déterminante dans mon travail à l'Ircam, ainsi que tous ceux qui m'ont aidé dans la réalisation de ce projet.
Jean-Baptiste Barrière, programme du concert de création.