Da__niele Ghisi, lorsque l’on considère votre curriculum vitae, une question s’impose : votre formation de mathématicien nourrit-elle votre musique, ou du moins vous donne-telle un regard singulier sur le travail de composition, notamment assistée par ordinateur ?
L’étude des mathématiques m’aide certainement à me sentir à l’aise avec l’informatique : tout ce qui est logique ou algorithmique – outils d’analyse, de synthèse, de traitement – me parle mieux qu’à d’autres car j’en comprends les mécanismes primordiaux et en maîtrise les concepts. C’est même parfois trop naturel. Mais les mathématiques ne peuvent se substituer à l’esthétique. Ils ne peuvent être qu’une aide à son développement. Mon esthétique est loin d’être logique au sens mathématique du terme – ou du moins j’espère qu’elle est trop complexe pour être formalisée ainsi. Ensuite, la mathématique nourrit mon univers, comme la philosophie nourrira celui d’un compositeur versé dans la philosophie, c’est incontournable. Tout simplement parce que de nombreuses problématiques qui m’habitent en relèvent. La mathématique sert ainsi de prisme diffractant (plus que de révélateur formel) à mon esthétique.
Aviez-vous, en arrivant au Cursus 2, une idée arrêtée du projet que vous alliez entreprendre, de la forme de la pièce que vous alliez écrire et des traitements que vous alliez employer ?
Oui. Le projet n’a pas beaucoup évolué depuis ma toute première proposition, formulée lorsque j’ai déposé ma candidature au cursus 2. Je connaissais l’effectif de l’ensemble et je savais que la pièce serait en forme de recueil de lieder, sans savoir combien… Concernant l’électronique, si je savais vers quoi je voulais aller, je me trouvais personnellement, dans ma posture de compositeur, devant un problème apparemment anodin et naïf – ce sont du reste ceux que je préfère, car les réponses y sont d’habitude assez complexes. J’avais en effet constaté que mon écriture acoustique et mon écriture électronique s’inscrivaient chacune dans une démarche, voire un état d’esprit, très différent. Si le travail n’est bien sûr pas le même dans les deux cas, j’aurais aimé pouvoir écrire l’électronique – ce qui revient à écrire avec des sons – comme des notes sur une partition. Je travaillais avec des sons déjà complexes (tout était citations, morceaux de citations, chaque fois profondément retraités) et j’aurais aimé pouvoir écrire avec, et non pas seulement les produire dans Max, les intégrer dans Protools ou Logic – sans véritable vision synthétique de la chose… Le cœur de ma recherche ici, en ce qui concerne l’électronique, c’est donc la gestion de la microforme en tant qu’écriture véritable. Avec un ami, nous développons depuis un an, au sein de Max/MSP, des outils de notation en temps réel, qui permettent d’afficher des « notes » et des « propriétés » de ces notes, et ainsi de relever le discours et la réflexion au niveau de l’écriture, c’est à dire au niveau symbolique. Certes, c’est une réduction, ou plutôt simplification réorganisatrice du discours, mais celui-ci n’y perdra rien de sa puissance et de son énergie – et surtout de sa signification. En attribuant à chaque événement un symbole, les événements deviennent notes – et non plus seulement des processus informatiques complexes, ce qui m’aide considérablement dans le processus créatif.
Qui dit lieder dit textes poétiques : quels textes avez-vous choisis ?
Ce sont des poèmes en anglais que le poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935) a écrits dans sa jeunesse, lorsqu’il vivait en Afrique du Sud (sa famille s’était installée en 1896 à Durban, capitale de l’ancienne colonie britannique du natal, où son beau-père avait été nommé consul du Portugal). Ils parlent d’écriture, d’amour, de mort, de vie, de temps et, malgré la langue, sont typiques de son univers et de cette vision si particulière du monde qu’il développera par la suite. Ces poèmes sont de deux formes différentes : des Sonnets, dans la tradition shakespearienne 4+4+2, et des Inscriptions, plus courtes et plus libres, et j’ai voulu jouer sur ce contraste entre formalisme académique et licence. Le recueil se construit donc sur l’opposition entre l’univers acoustique de musique de chambre pour les sonnets – ainsi rendus dans leur académisme, sans trop d’électronique : le véritable Lied pour petit ensemble et voix – et l’univers électroacoustique des Inscriptions – où l’ensemble se fait « secondaire ». Dans les faits, la distinction n’est bien sûr pas aussi claire, mais un dialogue s’installe ainsi, ou plutôt un contrepoint, un conflit, entre les deux mondes. Comme si l’un était le monde du « conscient » et l’autre celui du « subconscient » – sans interpolation consciente entre les deux, mais avec un jeu de relations plus ou moins fortes, pérennes ou rompues. Des liaisons se créent parfois entre deux objets, sans qu’on sache vraiment pourquoi – exemple de ces associations d’idées : le mot « barbarians », dans le cinquième lied, conduit à « Berberian » et donc à Berio, ce qui me donne envie de commencer une liste alphabétique : « Berg – Berlioz – Bernstein… » Dans ce cas, l’association est d’abord phonétique, mais elle peut aussi bien être sociale, paradoxale ou critique. Comme dans un processus inconscient de la mémoire, ou lors d’une expérience proustienne que j’aimerais rendre dans le contrepoint acoustique/électronique, l’électronique symbolise ainsi un « ailleurs » où tout devient soudain possible, où les idées reviennent, fantomatiques, comme dans un rêve. Du reste, le texte de Pessoa ne se retrouve pas intégralement lu ou chanté, notamment celui des Sonnets, qui sont traités par soustraction : le premier est presque intégralement chanté, le deuxième est troué, et, dans le troisième, il ne reste que quelques amorces de phrases. Mais tout ce qui n’est pas exprimé explicitement, est exprimé implicitement, dans l’une des représentations sonores. C’est ce que j’ai voulu traduire dans le titre de l’œuvre : abroad.
La musique n’est donc pas illustration du poème ?
Non. Pas au sens premier du terme du moins. Certains gestes musicaux (le plus souvent acoustiques) sont métaphoriques, d’autres (électroniques) sont un élargissement de ce que le mot me donne. Le mot est certes une entité phonétique et sémantique – mais chacun de nous projette sur cette entité des affects très différents, en fonction de son vécu et de son expérience. C’est ce que le mot fait résonner en moi que je veux exprimer dans l’univers musical.
Quelle est votre attitude vis-à-vis de l’outil lui-même, ou plutôt d’un outil parmi d’autres ? Comment vous l’appropriez-vous ?
Au centre de mon attention, l’aspect le plus important, celui qui amène tous les autres, sera toujours celui de l’esthétique. Pour moi, l’appropriation de l’outil passe toujours par le tâtonnement, la succession d’attentes particulières, d’expériences et de réorientations. Jusqu’à ce que le résultat m’étonne. Je trouve assez naïf, ou réducteur, de prétendre pouvoir trouver exactement le son auquel on pense au préalable. Evidemment, j’ai au départ l’idée d’un type de son, mais ce que me renvoie l’outil nourrit l’idée elle-même, qui évolue nécessairement. Se laisser surprendre par l’outil est sans doute la plus grande source de plaisir du travail.
Quel sera le rôle des traitements en temps réel, s’il y en a ?
Il y en a, mais ce n’est pas le centre du projet. Ils serviront surtout à articuler le son de l’ensemble acoustique et le son de l’électronique – pour lier les deux univers. La voix de la chanteuse est ainsi très présente dans les échantillons sonores qui composent la partie électronique. Les deux « voix », la « réelle » et l’« électronique » se superposent pour mieux exprimer l’ailleurs et les liens ténus qui lient les deux univers.