Pourquoi avoir choisi ce texte d’Elfriede Jelinek ?
L’idée est de moi. Voilà plus de douze ans que je travaille sur ses textes au théâtre. Ce sera une première à l’opéra. Kein Licht relève d’un théâtre nouveau, très contemporain et avant-gardiste. Les textes qu’Elfriede Jelinek destine à la scène ne sont que cela : des textes. Il n’y a ni personnage, ni psychologie, ni véritablement d’intrigue. Elle n’écrit que du langage. Elle ne les en désigne pas moins sous le terme « pièces de théâtre » : ils sont foncièrement dramaturgiques, leur langage a besoin d’être dit, chanté, énoncé, et pas seulement lu en silence.
En quoi le texte de Kein Licht est-il propice à la création d’un opéra ?
Plusieurs raisons : d’abord, de manière générale, la structure des « pièces de théâtre » d’Elfriede Jelinek est très musicale : ce sont comme des chœurs à plusieurs voix même si l’on ne sait jamais combien de personnes parlent ni qui elles sont. Kein Licht l’est encore davantage. Au reste, le texte est émaillé de nombreuses métaphores musicales.
L’une d’elle – qui ressemble à une tragi-comédie de mariage, bizarre et absurde, à la Beckett – met aux prises deux musiciens qui ne parviennent plus à jouer ensemble. Ils ne savent pas ce qui s’est passé, mais il leur est désormais impossible de faire de la musique tous les deux. Pourtant, cette musique, ils l’ont eux-mêmes créée. Elle est là, bien présente, mais ils ne peuvent plus l’entendre, encore moins la contrôler. La métaphore a bien sûr trait à la radioactivité et à l’accident de Fukushima – une des thématiques principales de cette pièce. Mais c’est aussi une métaphore de la civilisation, de la technologie en tant que telle. Une technologie que nous avons mise au point, mais que nous ne sommes plus en mesure de maîtriser, ni même de comprendre réellement – ce qui, paradoxalement, ne nous empêche pas de l’utiliser.
C’est donc un texte à propos de la catastrophe de Fukushima ?
Oui et non : il a été écrit juste après la catastrophe, en réaction. Il en parle donc, ainsi que de l’énergie atomique, du réchauffement climatique, et de notre capacité à nous en abstraire, à les ignorer délibérément, sans parler de l’absence de solutions de la part des politiques. On est constamment tiraillé entre la technique et les sciences d’une part, l’humain, de l’autre. Elfriede Jelinek trouve dans ce texte des mots et des images fortes pour évoquer ces sujets-là. Une partie de son travail d’écriture est de nous révéler les traces que l’idéologie laisse dans le langage.
Alors qui sont les locuteurs de Kein Licht ? Sont-ce des particules prisonnières du réacteur de Fukushima ? Sont-ce les deux derniers hommes sur Terre ? Ou des employés de la compagnie d’électricité, qui doivent parler au public pour expliquer ce qui s’est passé et se voient contraints au mensonge ? Et quelle musique écrire pour accompagner cela ?
Comment le texte devient-il opéra ? Elfriede Jelinek prend-elle part à son développement ?
Elle continue d’écrire – de nouvelles pages nous arrivent de temps en temps : elle a par exemple écrit un nouveau texte en réaction à l’élection de Donald Trump et à ses conséquences possibles : l’annihilation totale de l’humanité par un holocauste nucléaire. Mais elle n’intervient pas dans le travail de la scène. Elle nous donne toute latitude pour faire ce que nous voulons de ce matériau. Nous pouvons tout changer, et même tout couper si nous le souhaitons : d’ailleurs, ces textes sont bien trop longs. Le travail du texte fait partie du processus de création, au cours de la préparation des répétitions et pendant les ateliers.
Quel opéra pour le xxie siècle ? Que doit-il être et que ne doit-il pas être ?
La grande force de l’opéra demeure sa capacité à nous toucher au cœur : la musique parle de manière très directe. Cela peut toutefois se révéler problématique – parce qu’évoquer des sujets concrets devient dès lors compliqué. Le problème réside dans le fait que l’opéra perd souvent le contact avec le réel. C’est sans doute la raison pour laquelle des personnalités comme Pierre Boulez n’ont pas voulu de l’opéra, pensant qu’il fallait au contraire soulever de réelles problématiques sans verser dans la sentimentalité. Dans le cas de Kein Licht, nous aurons recours à la fois aux outils du théâtre, susceptibles de traiter sans détour de sujets cruciaux, et à ceux de l’opéra, plus émotionnels. C’est dans l’équilibre et la tension entre ces deux pôles que se fait notre collaboration. Nous avons une opportunité rare de créer un objet sophistiqué en même temps qu’éloquent, une forme pertinente d’opéra contemporain.
Pour un homme de théâtre tel que vous, que représente la création, de toutes pièces, d’un opéra ?
Je suis certes un homme de théâtre, mais mes origines sont musicales et je suis toujours à la frontière, tandis que Philippe Manoury s’y tient également, tout proche lui aussi, de l’autre côté.
J’ai déjà réalisé plusieurs projets à l’opéra : des spectacles assez libres et ouverts ainsi que des ouvrages plus classiques, avec grand orchestre. La plupart du temps, lorsque je travaille au théâtre, c’est moi qui suis le « compositeur » : c’est moi qui décide de la musique du langage, de la mise en scène, de son tempo, de son intensité, etc. L’expérience de Kein Licht – travailler avec un vrai compositeur, qui a sa vision personnelle de l’œuvre en devenir – est effectivement nouvelle pour moi. Mais Philippe est très ouvert sur le modus operandi. Dès le début, nous avons décidé d’engager un processus ouvert : ce n’est pas lui qui compose l’opéra, et moi qui le met en scène, mais une étroite collaboration. C’est un work in progress : cela rend cette collaboration unique. Au reste, nous ne sommes pas seuls : nous travaillons avec des acteurs, des chanteurs, un petit orchestre ainsi que de gros moyens d’informatique musicale.
Qu’apporte justement l’informatique musicale de l’Ircam au travail de la scène ?
Elle propose de nombreux outils pour changer la voix parlée, en la transformant en voix musicale par exemple. Dans un ouvrage qui a pour thème la confrontation à la technologie, je trouve intéressant de faire naître ici une musique de cette confrontation : nous avons sur scène des acteurs qui parlent et la technologie peut les faire chanter – et vice versa. L’informatique musicale permet ainsi à Philippe Manoury de travailler la traduction entre langue parlée et voix chantée, à partir de la mer de langage proposée par Elfriede Jelinek.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas