Luis NaĂłn, dans votre notice, vous Ă©crivez : « L’écriture d’un quatuor Ă  cordes a toujours Ă©tĂ© une gageure. Â» Pourquoi ? Le poids du genre vous aurait-il inhibĂ© ?
Luis NaĂłn : Je pense que le rĂ©pertoire a un poids Ă©norme. Rien que les quatuors de Beethoven, SchĹ“nberg et BartĂłk sont des Ĺ“uvres de la plus haute expression en musique pure, et des formes de perfection de musique de chambre. On ne peut ignorer ce patrimoine en Ă©crivant. Ă€ ce moment naĂ®t une deuxième contrainte forte. Un quatuor, c’est quatre personnes mais Ă©galement une cinquième entitĂ© qu’est le quatuor. Si on n’y pense pas, on passe Ă  cĂ´tĂ© de l’essence mĂŞme du genre.

J’ai donc doutĂ© et hĂ©sitĂ© Ă  chaque fois. La toute première fois (mon premier quatuor est une Ĺ“uvre de jeunesse, probablement inachevĂ©e et c’est très bien ainsi : il a une valeur personnelle et d’expĂ©rience â€“ l’une de celles qui vous forgent mais ne font pas Ĺ“uvre), je n’en Ă©tais pas très conscient, mais pour mon Deuxième Quatuor (1999-2000) et mon Troisième, j’ai senti le poids ainsi que le dĂ©fi que cela reprĂ©sente. Je n’en ai pas Ă©tĂ© inhibĂ© pour autant, mais plus aux aguets que jamais, en ce qui concerne les fantĂ´mes du passĂ© (ce qui regardent par-dessus notre Ă©paule lorsqu’on Ă©crit)...

Pour vous, Sasha J. Blondeau, c’est votre premier quatuor...
Sasha J. Blondeau : Il est certain qu’écrire un quatuor Ă  cordes n’a rien d’anodin. Je pense que n’importe quel·le compositeur·ice qui s’attelle Ă  l’écriture d’un quatuor sent fortement derrière son Ă©paule la prĂ©sence de tou·tes celles et ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dé·e et le poids des monuments qui en ont rĂ©sultĂ©. Je crois que le quatuor Ă  cordes est l’une des formes les plus exigeantes de la musique occidentale.

Pierre Morlet, le violoncelliste de Diotima, m’avait approché en 2015, 6 ans avant la création du quatuor que j’ai finalement écrit en 2021. Il m’a fallu un peu de temps pour trouver le meilleur moment pour l’écrire. Cela dit, le fait que ce soit un quatuor avec électronique changeait un peu la donne vis-à-vis de l’écriture pour un quatuor purement acoustique.

Le recours Ă  l’électronique rend-il le dĂ©fi plus facile Ă  relever ?
S.J.B. : Je ne pense pas qu’on puisse dire que l’ajout de l’électronique facilite ou au contraire rende plus ardue l’écriture pour quatuor Ă  cordes. Je pense que c’est une formation Ă  part entière : celle du quatuor avec Ă©lectronique et qu’on ne peut pas la penser seulement comme une sorte de quatuor augmentĂ©. Par ailleurs mon utilisation de l’électronique est un peu particulière pour la musique mixte puisque je ne fais aucun traitement sur les instruments. Il s’agit uniquement de synthèse et d’échantillons prĂ©alablement enregistrĂ©s qui se synchronisent au jeu des musiciens. C’est donc par l’écriture de l’électronique seule que se joue l’intrication entre la partie Ă©lectronique et les instruments acoustiques.
L.N. : Le dĂ©fi devient seulement diffĂ©rent ou dĂ©cuplĂ©. Ă€ la difficultĂ© d’écrire s’adjoint celles des temps et des relations avec l’espace des haut-parleurs ainsi que leur nature.

Comment avez-vous approchĂ© l’électronique ici ?
S.J.B. : Dans cette pièce, je m’étais lancĂ© un dĂ©fi puisque, deux mois avant le concert, alors en pleine composition de la partie Ă©lectronique, je me suis dĂ©cidĂ© Ă  changer totalement de langage de programmation pour la gĂ©nĂ©ration de la synthèse. J’utilisais auparavant un système un peu moins adaptĂ© Ă  la pratique du temps rĂ©el et j’ai donc appris un nouveau langage, Supercollider. Parallèlement Ă  cela, j’utilise depuis 2014 un langage synchrone, Antescofo, qui est dĂ©veloppĂ© Ă  l’Ircam notamment par Jean-Louis Giavitto et qui permet d’avoir une vraie partition Ă©lectronique dans laquelle l’intĂ©gralitĂ© des Ă©vĂ©nements Ă©lectroniques sont dĂ©crits puis lancĂ©s de manière synchronisĂ©e au jeu des musiciens.

Je m’efforce à la même rigueur dans l’écriture instrumentale et l’écriture électronique et de les penser dans un même espace qui est celui de la partition. Le but étant évidemment que cela forme un tout sans qu’aucune des parties ne soit complètement dépendante de l’autre. C’est une vraie formation de musique de chambre.

L.N. : D’abord, j’ai voulu mettre en place trois « couches Â», niveaux, ou Ă©tats, d’électronique tout en gardant la rĂ©alitĂ© acoustique du quatuor intacte. Cette idĂ©e Ă©tait prĂ©sente dès la conception, mĂŞme si, au dĂ©but je ne savais pas comment le rĂ©aliser concrètement.

L’un des principes centraux de la composition de l’électronique peut paraĂ®tre assez technique, mais il Ă©pouse pour moi totalement le projet artistique : la mise en relation de quatre personnages qui, par l’artifice du système, construisent un espace de dimension dĂ©multipliĂ©e, dont le visage n’est que partiellement celui des cordes, pour prĂ©senter un monde nouveau.
J’ai Ă©crit de longs fragments du quatuor, bien avant d’avoir une idĂ©e claire de sa forme dĂ©finitive et sans la moindre piste rĂ©elle pour la rĂ©alisation de l’électronique. C’était la première fois que je suivais cette dĂ©marche : en gĂ©nĂ©ral, les matĂ©riaux des diffĂ©rentes parties sont assez symbiotiques, et naissent parallèlement. Cette fois, en gardant en tĂŞte la finalitĂ© de construire l’électronique en temps rĂ©el, et afin d’avoir toujours avec moi les Diotima, j’ai enregistrĂ© la quasi-totalitĂ© du jeu du quatuor (avec un intervalle de plusieurs mois consacrĂ©s Ă  l’écriture). Cela m’a permis de faire une « simulation Â» sur laquelle j’ai appliquĂ© un système de transformations diverses, que l’on qualifie d’alĂ©atoire contrĂ´lĂ©, dont j’ai affinĂ© progressivement les contours et les paramètres. C’est une mĂ©thode que j’aime bien appeler « organique Â» parce que la transformation (en temps rĂ©el) est au plus proche du jeu instrumental, dont elle reflète la richesse et la subtilitĂ©, tout en gardant un comportement parfois volatil, fugace et imprĂ©visible.
Cela explique pourquoi la mĂ©canique du genre n’est pas ici bouleversĂ©e par l’électronique. Elle garde tout son pouvoir et sa force, Ă  laquelle s’additionnent les transformations « organiques Â», celles « Ă©crites Â» et les sons prĂ©alablement fixĂ©s. Le tout dans un espace immersif, l’Ambisonic.

Justement vous faites ici l’un comme l’autre pour la première fois usage de l’Ambisonic : qu’est-ce que cela change de l’écoute ? Et, plus particulièrement, comment cela change-t-il l’écoute de ce noyau sonore qu’est le quatuor ?
L.N. : L’utilisation du système ambisonique a Ă©tĂ© l’occasion d’explorer une manière diffĂ©rente d’écriture de l’électroacoustique. Si l’espace est, Ă©videmment, bien diffĂ©rent d’une situation plus classique (stĂ©rĂ©o, 5.1 ou octophonie), c’est aussi le dĂ©ploiement de la matière sonore dans cet espace qui a dictĂ© ses propres règles. Cela m’a conduit, notamment, Ă  revoir mon Ă©criture instrumentale et Ă  introduire des passages très Ă©tales et lents, qui ne sont pas, a priori, dans ma nature musicale. Je me suis rendu Ă  l’évidence que la première approche d’écriture pour le quatuor, qui proposait une Ă©volution des matĂ©riaux d’une Ă©criture assez dense sur environ 12 minutes, n’était que peu adaptĂ©e au temps que nĂ©cessite le dĂ©ploiement du son dans l’espace. J’ai conservĂ© des grands pans de cette première version, mais je l’ai scindĂ©e en mouvements distincts.

En ce qui concerne la place des instruments, mon idée initiale était claire. D’emblée, j’ai situé le quatuor de manière frontale et traditionnelle face à l’espace environnant. Les instruments se situent à la lisière du cercle dessiné par le dôme de haut-parleurs.
L’électronique a un rayonnement qui émane des instruments dans l’espace du dôme. Ce déploiement évolue selon les contextes mais reste organique, formant avec le jeu en direct un tout qui devient, pour les perceptions, une sorte de méta-instrument.
Lui répondent des séquences préalablement composées où l’espace est beaucoup plus ample et comporte, par- fois, des éléments extérieurs au quatuor, que j’ai moi-même enregistrés avec un microphone Eigenmeike à 32 capsules. L’espace était donc déjà présent à la prise de son, garantissant des trajectoires exceptionnellement réalistes et naturelles.
Cependant je dois dire que l’espace n’est ici ni spectaculaire ni dĂ©monstratif. Il n’y a pas â€“ ou presque pas â€“ de mouvements ne rĂ©pondant pas Ă  une logique musicale totalement en symbiose avec l’écriture des cordes. Je dirais que l’espace est tellement agrĂ©able et naturel qu’on en oublie sa sophistication. Cela a confortĂ© mon but artistique consistant Ă  crĂ©er une Ă©coute qui n’est plus constituĂ©e de deux univers distincts mais d’un seul et nouvel espace sonore.

S.J.B. : L’ambisonique permet une immersion plus grande et davantage de prĂ©cision en termes de dĂ©pla- cement des diffĂ©rentes sources sonores dans l’espace. Il y a donc eu un vrai travail de mixage pendant les rĂ©pĂ©titions pour que le quatuor soit au milieu de ce dĂ´me de son, mais ne soit pas non plus Ă©crasĂ© par celui-ci. Je pense que c’est aussi un dĂ©fi pour les musiciens qui ont un travail très subtil Ă  faire pour trouver un nouvel Ă©quilibre. C’est un peu comme s’il fallait tout rĂ©Ă©valuer pour adapter chaque ligne musicale, qu’elle soit instrumentale ou Ă©lectronique, Ă  un espace assez grand et, surtout, très englobant. Cela dit, je pense que ce travail de prise en compte de l’espace a lieu Ă  chaque concert : le quatuor doit toujours adapter son jeu Ă  l’acoustique particulière de la salle dans lequel il se produit.

Enfin, ce concert est placĂ©, centenaire oblige, sous la figure tutĂ©laire de Ligeti : que vous inspire ce voisinage ?
L.N. : J’aime particulièrement les deux quatuors de Ligeti. Plus gĂ©nĂ©ralement, je reste subjuguĂ© par son ton et son inventivitĂ© au cĹ“ur de la musique, faisant fi des implications esthĂ©tiques. J’aime sa dĂ©marche, et je me sens proche de ce chemin bâti au fil de l’œuvre, en toute libertĂ©, tout en gardant le cap sur une exigence absolue. Je n’ai, Ă  proprement parler, utilisĂ© aucune technique « ligetienne Â» dans ce quatuor, mĂŞme si ses incursions restent, pour les avoir Ă©tudiĂ©es et pratiquĂ©es, dans mon socle gĂ©nĂ©ral d’invention. Au cours de l’écriture, je me suis senti plus proche des quatuors de BartĂłk, et notamment les troisième et quatrième, dans l’analyse desquels je me suis replongĂ© après avoir Ă©crit de grandes parties du mien.
S.J.B. : Pour moi, Ligeti est Ă©videmment l’un des compositeurs majeurs du 20e siècle. Si j’étais plus fascinĂ© par Stockhausen quand j’étais Ă©tudiant, ma relation Ă  Ligeti s’est dĂ©veloppĂ©e avec le temps et j’ai encore aujourd’hui une très grande affection pour sa musique. Je crois que c’est justement sa singularitĂ©, sa propension Ă  pouvoir avancer seul Ă  une Ă©poque qui fonctionnait beaucoup par Ă©coles, qui me touche. Il y a la puissance de son expressivitĂ©, dans des pièces d’esthĂ©tiques parfois assez diffĂ©rentes, sa grande subtilitĂ© dans son travail d’intrication des textures et des rythmes qui rendent ses pièces souvent poĂ©tiques, mais je veux aussi saluer l’humour dont il pouvait faire preuve dans sa musique.

©Ircam-Centre Pompidou

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